Dimanche, 104 amiraux à la retraite ont signé une lettre ouverte pour mettre en garde face à la menace que pourrait représenter la construction d’un nouveau canal à Istanbul, au regard du traité régissant l'utilisation des principales voies navigables de Turquie. Lundi matin, certains de ces anciens officiers ont été placés en garde à vue.
Cette controverse, qui a pris une ampleur considérable dans la journée de dimanche, au point que les amiraux ont été accusés de fomenter un "coup d’état", traite à la fois du projet de "Kanal Istanbul", et de la Convention de Montreux, qui régit les voies navigables turques entre la mer Égée et la mer Noire.
Remise en question de la Convention de Montreux ?
La Convention, signée à Montreux en Suisse en 1936, est un traité international multilatéral qui réglemente (de manière à sauvegarder la sécurité de la Turquie) la liberté de circulation à travers les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la mer de Marmara, des navires de commerce (quel que soit leur pavillon) en temps de paix. En temps de guerre, la libre circulation reste assurée pour les pays avec lesquels la Turquie n'est pas en guerre.
La Convention réglemente et limite également la traversée du détroit du Bosphore par les navires militaires des États non riverains de la mer Noire.
Cette Convention lie la France, l’Australie, la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie, le Royaume-Uni, Chypre, la Russie, l’Ukraine et la Turquie.
Dans leur lettre ouverte, les 104 amiraux retraités ont déclaré qu'il était "inquiétant" de débattre du traité de Montreux, le qualifiant d'accord qui "protège au mieux les intérêts turcs". "Nous sommes d'avis de nous abstenir de toute sorte de rhétorique ou d'action qui pourrait faire de la Convention de Montreux (...) un sujet de controverse", ont-ils déclaré.
Le débat relatif à la Convention de Montreux a en réalité commencé le 24 mars, alors que Mustafa Şentop, le président du Parlement, évoquait avec des journalistes d’Habertürk le retrait par la Turquie de la Convention d’Istanbul. Dans le cadre de l’entretien, une question sur un potentiel retrait par le président turc de la Convention européenne des droits de l’homme ou de celle de Montreux lui a alors été posée. "Il peut. Non seulement notre président, mais l'Allemagne, les États-Unis ou la France peuvent faire de même. Mais il y a une différence entre possible et probable", avait alors répondu Mustafa Şentop.
Le 30 mars, il a finalement déclaré que l'abandon des traités internationaux, tels que la Convention de Montreux, n'était pas du tout à l'ordre du jour de la Turquie.
Ce lundi 5 avril, le président Erdoğan a également déclaré que la Turquie n’avait pas l’intention de remettre en question cette Convention. "Nous considérons les avantages qu'offre Montreux à notre pays comme importants, et nous resterons tenus par cet accord jusqu'à ce que nous trouvions de meilleures opportunités", a-t-il indiqué.
Le projet controversé du "Kanal Istanbul"
"Kanal Istanbul" est le plus ambitieux des projets de nouvelles infrastructures (nouvel aéroport, ponts etc.) du président turc. Aux genèses du projet en 2011, Recep Tayyip Erdoğan l’avait d’ailleurs qualifié de "projet fou".
Ce projet, estimé à 75 milliards de lires, prévoit la construction d’un canal de 45km à Istanbul, à l’ouest du détroit du Bosphore. Les responsables turcs affirment que le nouveau canal est vital pour désengorger le détroit du Bosphore, route clé entre l'Europe et l'Asie pour le commerce mondial, qui aurait vu passer plus de 38 000 navires en 2020.
Mais l'approbation par la Turquie, fin mars, des projets de développement de ce nouveau canal de navigation à Istanbul a ouvert le débat sur la Convention de Montreux.
Le nouveau canal permettrait en effet aux navires de transiter entre la mer Égée et la mer Noire sans passer par une partie des détroits (le Bosphore) couverts par le traité. Ainsi, se pose la question de savoir si le nouveau canal affecterait les règles de Montreux ou pas.
Le "projet fou" est loin de faire l’unanimité à Istanbul. Le maire de la ville, Ekrem Imamoğlu, CHP (opposition), est l'un des plus fervents opposants, pour des raisons à la fois financières et environnementales. En novembre dernier, le ministère de l'Intérieur a d’ailleurs lancé une enquête à son encontre ; des affiches avec les phrases "Soit le Kanal soit Istanbul" ou "Qui a besoin du Kanal Istanbul ?", en sont au cœur.
L’opposition dénonce régulièrement le fait que les réelles motivations du pouvoir turc pour le développement de ce projet sont pécuniaires : des terrains que traverserait le futur canal auraient déjà été vendus à des investisseurs étrangers (saoudiens et qataris notamment).
La crainte d’un nouveau coup d’État ?
La lettre des 104 officiers à la retraite a suscité une forte riposte de la part des responsables turcs, et une enquête a même été ouverte, dès dimanche, à Ankara, pour "réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel".
"Non seulement ceux qui ont signé mais aussi ceux qui les encouragent devront rendre des comptes devant la justice", a déclaré dimanche sur Twitter, le chef de la communication de la présidence turque, Fahrettin Altun, faisant référence à l'enquête.
Le porte-parole de la présidence turque, Ibrahim Kalın, a pour sa part déclaré que la lettre des 104 amiraux "rappelait l'époque des coups d'État". "Ils doivent savoir que notre nation bien-aimée et ses représentants ne permettront jamais cela", a-t-il tweeté.
L'armée turque, qui s'est longtemps considérée comme la garante de la constitution laïque du pays, a organisé plusieurs coups d'État, en 1960 et en 1980 notamment*. Plus récemment, en juillet 2016, le gouvernement d'Erdoğan a vécu une tentative de coup d'État, imputée aux partisans du prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis. La crainte d'un nouveau coup d'État est donc constante en Turquie.
Lundi matin, 10 des amiraux signataires de la lettre ont été placés en garde à vue.
Lundi après-midi lors d'un discours à Ankara, le président Erdoğan a déclaré que : "Le devoir d'amiraux retraités n'est pas de publier des déclarations qui sous-entendent un coup d'Etat politique. Aucun fonctionnaire à la retraite n'a le droit d'emprunter un tel chemin" (...) "Cela n'a rien à voir avec la liberté d'expression. Dans un pays dont l'histoire est émaillée de coups, cela est inacceptable". Il a ajouté : "ceux qui s’opposent au 'Kanal Istanbul' sont les plus grands ennemis d’Atatürk et de la République".
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(*) En 1997, un "Mémorandum militaire turc" imposé par la direction de l'armée, avec le soutien des forces laïques du pays, précipite la démission du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan. Le gouvernement est contraint de démissionner, sans qu'il y ait pour autant dissolution du Parlement (ou suspension de la Constitution), ce qui a conduit à la qualification de "coup d’état post-moderne".