Des archers d’Okmeydanı aux tireurs olympiques, la Turquie perpétue un art du tir où la rigueur domine le spectacle. Héritage ottoman, champions modernes, infrastructures : éclairage sur une discipline méconnue.


Du geste ottoman au sport moderne : pourquoi la Turquie excelle dans le tir
Des champs de tir d’Okmeydanı aux stands d’aujourd’hui, la Turquie a fait de cette discipline un art de maîtrise avant d’en faire un sport de podiums. Les tireurs turcs, comme Yusuf Dikeç, s’imposent aujourd’hui sur la scène internationale.
Yusuf Dikeç offre l’or à la Turquie aux Championnats d’Europe à Istanbul
Cet essor ne doit rien au hasard : il s’inscrit dans la continuité d’une tradition ottomane où la précision, l’endurance et le contrôle de soi étaient déjà des vertus cardinales. Ces principes irriguent encore le tir sportif moderne, du pistolet 10 m au tir à l’arc olympique.
Plongée dans un univers où se rencontrent héritage impérial et champions contemporains, pour comprendre comment la Turquie a façonné cette discipline exigeante.
Aux origines : le tir, discipline d’Empire
Le tir n’est pas né avec le sport en Turquie. Hérité d’une culture ottomane où l’arc relevait autant de l’art martial que de la maîtrise de soi.
À Okmeydanı, au nord d’Istanbul, les archers s’entraînaient, concouraient et gravaient leurs exploits dans la pierre. Les meilleurs voyaient leur nom inscrit sur des stèles commémoratives, témoins encore visibles de records dépassant parfois les 800 mètres. Ces terrains étaient considérés comme des lieux sacrés : on n’y entrait pas sans rituel, ni sans l’accord du şeyh, le maître archer responsable du lieu.

Le tir à l’arc était enseigné dans des tekke d’archers, des confréries où l’apprentissage mêlait technique et morale. L’élève devait d’abord apprendre l’immobilité, la respiration, la retenue du geste, avant même de toucher un arc. Le tir devenait ainsi un acte spirituel, guidé par la recherche du geste juste plutôt que de la force.
Certaines miniatures ottomanes montrent le tir à cheval : cavalier lancé au galop, corps pivoté vers l’arrière, flèche décochée en plein mouvement. Un symbole de la virtuosité militaire ottomane, mais aussi d’une esthétique : précision, grâce et contrôle absolu.
Cette culture du tir, transmise par les maîtres archers (tozkoparan), a peu à peu décliné au XIXᵉ siècle avec l’arrivée des armes à feu modernes. Mais ses principes, maîtrise, calme, discipline, n’ont jamais disparu. Ils ressurgiront, autrement, dans les premiers stands de tir de la jeune République.
De la tradition à la discipline sportive : naissance du tir moderne
Avec la fin de l’Empire ottoman et l’avènement de la République en 1923, le tir à l’arc et les pratiques traditionnelles déclinent progressivement. Okmeydanı tombe à l’abandon, les tekke d’archers sont fermées et l’usage militaire de l’arc disparaît face aux armes à feu modernes. Mais les principes transmis, maîtrise du geste, rigueur, contrôle de soi, survivent.
Dans les années 1920 et 1930, le tir renaît sous une autre forme. D’abord au sein de l’armée, qui utilise le tir à la carabine comme discipline de formation des officiers. Puis dans les premiers clubs civils à Istanbul, Ankara et Izmir, où se développent le tir sportif au pistolet et à la carabine.
La structuration officielle arrive plus tard :
- 1950 : premiers clubs affiliés à des compétitions internationales de tir.
- 1960 : création de la Fédération turque de tir sportif (TSSF), affiliée à la Fédération internationale de tir (ISSF).
- 1972 : la Turquie participe pour la première fois aux épreuves olympiques modernes de tir.
En parallèle, le tir à l’arc est réintroduit comme sport. La Fédération turque d’archerie est fondée en 1961 ; des clubs voient le jour à Konya, Ankara et Bursa. L’héritage ottoman inspire encore les maîtres archers, mais l’entraînement s’aligne progressivement sur les standards olympiques.
Ce tournant marque la transformation du tir : d’un art héritier de l’Empire à une discipline sportive codifiée, encadrée par des règles, des compétitions et des infrastructures. Ce n’est plus seulement un symbole, mais un sport national en devenir, prêt à entrer sur la scène internationale.
Champions et podiums : la Turquie s’impose à l’international
La Turquie a longtemps été discrète dans le tir sportif. Depuis les années 2000, elle accumule pourtant les médailles et fait émerger des visages forts. Trois noms incarnent ce tournant.
Yusuf Dikeç, le vétéran qui a ouvert la voie
Ancien sous-officier de gendarmerie, Yusuf Dikeç est l’un des premiers tireurs turcs à s’illustrer régulièrement à l’international.
- Multiple médaillé européen, notamment à Osijek (2013).
- Argent aux JO de Paris 2024, en pistolet 10 m mixte.
- 1 médaille olympique, 2 mondiales, 11 européennes (source ISSF).
« Le succès ne s’obtient pas les mains dans les poches », évoque Yusuf Dikeç, figure du tir turc (citation traduite de l’anglais).

Il reste une référence dans l’équipe nationale, connu pour son calme et son rôle de mentor auprès des jeunes tireurs.
Mete Gazoz, l’or historique de Tokyo
En 2021, Mete Gazoz devient le premier champion olympique turc de tir à l’arc individuel (Tokyo 2020).
- Son tir final face à l’Italien Mauro Nespoli entre dans l’histoire.
- Devient Athlète de l’année en Turquie.
« Personne ne devient champion olympique tout seul », déclarait Mete Gazoz après sa victoire à Tokyo (citation traduite de l’anglais).
Symbole d’une génération plus jeune, mieux préparée et désormais médiatisée.
Les femmes entrent en scène
Le tir sportif se féminise :
- Şevval İlayda Tarhan remporte l’or en équipe mixte avec Dikeç à l’Euro 2025.
- Yasemin Ecem Anagöz devient championne d’Europe par équipes au tir à l’arc.
Leur présence confirme que la Turquie ne progresse plus seulement dans le tir masculin, mais dans toutes les disciplines : pistolet, carabine, arc, équipe mixte.
Un sport exigeant mais peu médiatisé
En Turquie, la discipline progresse grâce à des structures établies, mais reste loin des projecteurs. La majorité des tireurs, comme Yusuf Dikeç, viennent des forces armées ou de la gendarmerie, où le tir fait partie de la formation. Côté civil, seules quelques fédérations encadrent la discipline : la TSSF (tir sportif) et la TOF (tir à l’arc).
Des centres d’entraînement existent à Konya, Ankara et Istanbul, dont celui de Konya, rénové en 2022, considéré comme le plus complet. À Istanbul, le club Okçular Vakfı a contribué à la renaissance du tir à l’arc moderne en s’inspirant des méthodes coréennes.
Malgré ces progrès, le tir reste peu médiatisé et coûteux. Peu diffusé à la télévision, le tir attire peu de sponsors, souvent tournés vers le football, et son matériel coûteux rend la pratique difficile hors des structures militaires. Quelques universités, Hacettepe, Marmara, ouvrent timidement des sections pour les jeunes et les femmes.
En Turquie, le tir n’est donc pas un sport de masse, mais une discipline rigoureuse et respectée où l’on cherche la précision plus que les applaudissements.
Au-delà des podiums
Du geste d’Okmeydanı aux cibles électroniques des stands olympiques, le tir turc n’a jamais cessé d’évoluer. Héritier d’une culture de la maîtrise, ce sport de précision s’est structuré au fil du temps, porté par l’armée, les clubs spécialisés et quelques figures devenues références.
La Turquie ne rivalise pas encore avec les grandes nations du tir comme la Corée du Sud ou l’Italie, mais elle a franchi un cap : médailles olympiques, infrastructures modernes, progression du tir féminin et émergence d’une nouvelle génération.
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