Ils/Elles, d’horizons professionnels variés dans différentes villes de Turquie, ont accepté de raconter leur expérience de la période : télétravail, chômage « technique », activité ralentie, ces témoignages mettent en lumière les incertitudes et les challenges rencontrés par la communauté française de Turquie, à l’heure de la pandémie de Covid-19.
Dominique Kassab Tezgör, professeure d’Archéologie à l’Université de Bilkent (Ankara)
J’en profite pour finir des travaux de publication en cours
Je suis confinée depuis le 16 mars. Une fois la fermeture des universités annoncée, Bilkent s’est tout de suite organisée pour la mise en place de cours en ligne.
Je constate que mes étudiants restent à la maison, ce qui est une bonne nouvelle. Au niveau des cours, les étudiants jouent le jeu, ils sont au rendez-vous sur Zoom (j’y passe environ 6 heures par semaine), et je dirais même qu’ils sont plus assidus à distance que lors des cours à la fac. Ils prennent davantage de notes, ne semblent pas tentés de jouer avec leur téléphone. Et certains collègues qui ont beaucoup plus d’étudiants que moi constatent la même chose : un gros taux de participation lors des cours en ligne. J’ai donc un avis très positif de la gestion de crise de mon université. Cette technologie nous sauve vraiment ! Nous n’aurons pas de cours à donner pendant l’été et les étudiants sont assurés de ne pas perdre leur semestre.
Par rapport aux examens, j’organise à la fois des quizzes et des midterms en ligne, pas aux dates prévues à l’origine, mais on s’adapte. Pour le quizz que j'ai donné récemment sur Zoom : en partageant mon écran j’ai affiché l’examen, et ensuite ils ont mis leurs réponses sur le chat. L’échange s'est également fait par email, afin d'avoir une double sauvegarde des réponses. Je ne les contrôle pas, sans doute peuvent-ils tricher, (on ne sait pas ce qu’ils ont sur leurs écrans), mais ça ne serait pas dans leur intérêt, et j’essaye de poser des questions pour lesquelles il est difficile de le faire !
Les cours se terminent le 15 mai comme prévu initialement. Puis, les examens auront lieu en juin, probablement sur Zoom. Pour notre département, il est possible d’organiser les examens à distance, mais pour les départements de Beaux-Arts par exemple, je ne sais pas comment ils vont s’organiser.
La vie à Ankara est calme, il semblerait que le virus y soit plutôt maîtrisé, les gens sont raisonnables, ils respectent les directives. Aussi, on a de très bons hôpitaux ici.
A titre personnel, j’essaye de tirer profit de ce temps à la maison (qui se fait rare d’habitude). En effet, cela me permet de finir des travaux de publication en cours.
Je me sens parfois un peu frustrée d’être dépendante pour les courses et bien sûr de ne pas circuler librement, mais nous n’avons pas le droit de nous plaindre. J’ai réappris à faire le ménage ! J’essaye de garder mes habitudes et une vie saine avec optimisme.
Franck Mereyde, Vice-CEO de TAV Airports Holding, Vice-président de la Chambre de Commerce franco-turque, Président des Conseillers du Commerce Extérieur (Istanbul)
Dans tous les cas, la reprise sera progressive
TAV travaille avec l’international (avec une présence dans 21 pays actuellement). Considérant la distance, nous avons toujours été habitués à travailler en audio ou visio. L’activité est aussi très liée à des choses réelles comme l’accueil de passagers ou, par exemple, l’agrandissement d’un terminal, et pour cela il faut être physiquement sur place. Mais depuis le début de la crise, ce n’est bien sûr plus qu’en audio ou visio que nous sommes en contact avec notre réseau.
En temps normal, nous sommes environ 600 personnes au siège de TAV Airports. Depuis le 20 mars, presque toute ces équipes sont en télétravail ou à l’arrêt, ce qui est validé pour l’instant jusqu’à la fin avril. En revanche, les aéroports sont ouverts (à l’exception de Bodrum et Gazipaşa-Alanya en Turquie), et la présence physique des salariés y est fondamentale. En effet, les cargos continuent d’opérer, et certains pays continuent les rapatriements. Pour ces collègues, il a fallu mettre en place des règles de sécurité maximales : règles de distanciation sociale (à la cantine par exemple), port de masque etc.
D’un point de vue pratique (informatique), nous utilisons TEAMS, un logiciel complet avec lequel nous pouvons faire du visio, de l’audio, du partage de documents etc. C’est un système performant dont le niveau de sécurité est bon. Pour nous ce qui est fondamental c’est de garder le contact avec les équipes. Nous organisons actuellement un comité exécutif 3 fois par semaine, au lieu d’une fois tous les 15 jours.
Nous travaillons actuellement sur deux volets majeurs : le premier, adapter notre activité face à la situation actuelle, car nous n’avons presque plus de revenu, et il faut donc limiter au maximum les dépenses ; le deuxième, post crise, avec les modalités pour préparer la reprise et les réouvertures. Pour ce dernier, nous nous posons certaines questions telles que : après la crise sanitaire, comment les mesures préconisées évolueront-elles ? Les règles de distanciation sociale seront-elles maintenues ? Comment fonctionneront les restaurants (séparation entre les tables etc.) ?
En ce qui concerne nos équipes, comme la plupart des entreprises, elles ont pris des congés payés, puis, non payés, et pour mai, nous ne savons pas encore. Selon les pays, le "chômage technique" est appliqué, mais il faut savoir que certains pays n’ont pris aucune mesure de ce type, et sans aide de l’État, c’est compliqué de maintenir le tissu économique et l’emploi. La Turquie a, pour sa part, mis en place le chômage technique.
Avec nos employés qui sont au chômage technique, les équipes proposent des "réunions de convivialité" régulièrement afin de maintenir le contact. Notre secteur d’activité est dépendant du tourisme. Certains secteurs industriels pourront repartir avant, mais le tourisme et l’aérien sont imbriqués et soumis aux autres pays. La reprise peut aussi se faire de manière régionale, dans un secteur géographique défini. Dans les scénarios que l’on essaye d’envisager, dans tous les cas, la reprise sera progressive. Cela dépendra également des mesures d’accompagnement mises en place par les États, si un soutien est apporté aux entreprises, cela entretiendra l’emploi et la confiance, et les gens seront aussi plus disposés à voyager ; tout cela se mesurera au cours des 18 prochains mois. Certaines grandes compagnies aériennes par exemple font actuellement des emprunts pour prendre les devants, mais certaines PME risquent de ne pas pouvoir suivre, et sans ces sous-traitants l’activité ne pourra pas reprendre, les grandes entreprises ne pourront pas opérer.
Avec la Chambre de commerce franco-turque, notre conseil d’administration fonctionne à un rythme aussi soutenu qu’avant la pandémie, mais en visio, nous avons par exemple eu un conseil d’administration la semaine dernière.
Pour ce qui est des Conseillers du Commerce Extérieur (qui compte principalement des entreprises françaises ou franco-turques), nous avons dû adapter nos rencontres. Nous avons des conférences téléphoniques tous les 15 jours, alors qu’avant la crise, il s’agissait d’une réunion physique tous les deux mois, et téléphone une fois par mois. Les réunions, dont le format est désormais plus court, se font en audio.
Je constate que les expats présents en Turquie ont fait le choix de rester, alors que dans certains autres pays, ils ont préféré se faire rapatrier. Sachant que dans les entreprises étrangères présentes en Turquie il n’y pas beaucoup d’expats, il me semble normal de rester. De plus, pour l’instant, l’ampleur de la crise est limitée, et la qualité du système sanitaire est au rendez-vous. Par ailleurs, le confinement est plutôt facile à vivre avec les possibilités de services, livraison etc. qu’on a en Turquie. Les règles de sécurité (distanciation sociale etc.) sont bien appliquées. En marchant au bord du Bosphore en mars, les gens avaient déjà des masques (non obligatoires) et gardaient leurs distances en croisant d’autres passants. Le télétravail a été mis en place tôt, le quartier de Maslak/Vadistanbul par exemple était déjà déserté le 20 mars.
Hélène, architecte, urbaniste, écrivaine et retraitée (Çeşme, Izmir)
La nature reprend le dessus
J’ai découvert la Turquie à la fin des années 1970, et cela fait maintenant une dizaine d’années que je vis la moitié du temps à Ceşme, près d’Izmir.
Début mars après quelques mois passés en France, j’ai décidé de rentrer. Mais le 9 quand j'ai essayé d'acheter mon billet d'avion à Turkish Airlines, pour des raisons non expliquées, il y avait manifestement un problème. Sans trop me poser de questions, comme je fais parfois, j'ai réussi à réserver mon avion avec Aegean Airlines de Paris en passant par Athènes, puis par l’île de Chios. Je n'avais pas prévu que c'était un weekend crucial dans l'évolution de la crise causée par l'épidémie. Arrivée dans le détroit de Chios le samedi 14 mars, j'ai dû y passer une nuit en raison de l’annulation des ferrys ce jour-là. Le dimanche matin j'ai eu la surprise de découvrir que la Grèce avait subitement imposé la fermeture de tous les commerces, cafés et restaurants au point que j'ai même eu du mal à trouver le quoi manger pour le petit-déjeuner - repas aussi sacro-saint dans le pays des Hellènes qu'en Turquie. J'avais déjà mon billet pour le ferry, mais le gérant de l'hôtel m'a averti qu'il avait entendu dire que la frontière turque allait être fermée à toute personne venant de l'Europe. La situation évoluait vite. Je me suis tout de suite rendue au bureau de la compagnie de navigation où ils ont téléphoné à la police turque pour demander l'autorisation de me transporter. Pendant 5 minutes j'ai imaginé le pire - être coincée dans cette île grecque indéfiniment - mon regard s'est alors fixé sur le groupe de réfugiés hébergés dans des tentes installées sur la jetée du port et exposées au vent du large. Il faisait froid et humide. Pas enviable. La décision de la police est tombée - c'était d'accord. Erturk m'a donné ma carte d'embarquement pour le ferry. Je mesurais la chance que j'avais.
Dans l'énorme bateau nous étions un petit groupe d'une quinzaine de passagers disparates venant de tous les coins de l'Europe, chacun avec une histoire à raconter. Nous avons été accueillis dans le Port de Ceşme par un nombre équivalent de personnel tous vêtus de combinaisons, de lunettes de protection et de masques. Le hall était encore plus propre que d'habitude tout de marbre et d'acier inoxydable luisants. La différence entre l’aéroport Charles de Gaulle, la veille, (où il n’y avait aucune mesure visible prise contre la propagation du virus) et l’arrivée à Ceşme, a été frappante. Un technicien vêtu d'une combinaison jaune, équipé d'un robot, se tenait à côté du bureau d'immigration et prenait notre température. Avec soulagement j'ai vu mon passeport tamponné. Me voyant sortir des installations portuaires avec ma grosse valise dans une rue vide, un employé a gentiment téléphoné pour me trouver un taxi qui m'a conduite rapidement jusqu'à la maison située sur la colline derrière le caravansérail.
Rentrée chez moi j'ai ressenti un sentiment de contentement et de chance d'avoir été peut-être le dernier étranger à rentrer en Turquie. Comparée à ma situation enviable une voisine et amie en transit à Istanbul de Francfort le lundi 16 mars, a été placée en quarantaine dans une résidence universitaire et n'a pu revenir à Ceşme que le 1er avril. Je pensais aux milliers de réfugiés qui vivent sans foyer, sans sécurité, et au risque supplémentaire que représente ce virus pour des êtres humains fatigués, mal nourris.
Ici, plusieurs amis turcs ont pris un malin plaisir à me prévenir des règles appliquées aux gens de mon âge interdits de sortie. C'est donc avec beaucoup de prudence que je me suis aventurée dehors où j'ai constaté qu'il y avait peu de monde, les gens prenant ces règles très au sérieux. La police était relativement compréhensive avec les citoyens les premiers jours, mais si je crois le bruit de leurs sirènes et haut-parleurs leur autorité s'est affirmée davantage avec le temps qui passait et le calme règne.
Le maire de Ceşme a mis sur le site web des photos du centre-ville méconnaissable car vide de ses voitures et de son animation habituelle. On ne peut plus se rendre à Izmir ni même à Alaçatı car il n’y a pas de dolmuş. La supérette en bas de ma rue étant ouverte j'ai pu y faire mes emplettes en m'adaptant aux produits disponibles - sachets de fruits et légumes préemballées, yaourt au lait de chèvre, noix et lentilles. Dans le centre historique et la Marina il n'y a pas un seul touriste, pas un seul yacht dans la rade. Le pharmacien qui me connaît m'a demandé si je voulais des masques et m'en a donné une poignée en cadeau. Ça n'a l'air de rien mais la pénurie de masques est un sujet largement décrié en France, au Royaume Uni et à New York. Ici je pouvais avoir autant de masques que je voulais et même des gants chirurgicaux.
Tout le monde en convient, il vaut mieux empêcher le fléau de se répandre plutôt que d'essayer de soigner des milliers de gens malades sans savoir quel est le bon remède. On ne peut certes pas comparer une petite ville avec une conurbation telle qu'Istanbul, mais le sentiment général ici est serein comparé à une certaine panique ressentie en France.
La tragédie qui se déroule dans le monde entier me glace et me fascine. Je mesure comment un certain ordre mondial risque d'être totalement remis en cause par une sorte de "nouvelle grippe". En tant qu’Européenne j'ai remarqué la manière dont on s'est moqué de la façon dont ça se passait à Wuhan en décembre ; notamment avec des commentaires tels que "il n'y a que dans une dictature qu'on peut procéder de la sorte, ici ce serait impossible". Motivés par leur arrogance habituelle, au lieu de suivre les conseils et alertes donnés par la Chine tous les pays occidentaux ont jeté par la fenêtre deux ou trois mois de temps précieux qui auraient pu servir à se préparer à la gestion de la crise. Alors que nous entendons depuis des décennies que la règle d'or de tous les pays de l'Europe consiste en "la libre circulation des biens et des marchandises" la seule chose que tous les pays membres ont su faire de concert a été de relever les frontières et de rétablir les contrôles nationaux. Cela s'est fait sans débat politique à Bruxelles, sans discussion parlementaire, par un consensus rapide et immédiatement appliquée par chaque état - consistant à gérer chacun ses propres affaires. L'Union Européenne semble s'être volatilisée sans solidarité aucune même pour la gestion d'un petit bout de tissu pour se protéger les narines !
Sans voiture ni pollution, la presqu'île de Ceşme entourée par la mer sur trois côtés est étincelante dans l'air propre et la mer qui s'est subitement purifiée. Je me pose la question de la rapidité de cette baisse de la pollution. Ce ne serait donc pas une question d’années ? Les hirondelles ont débarqué le week-end du 15 mars et les oiseaux chantent avec une énergie renouvelée, tandis que la nature reprend le dessus. Un petit oiseau d'une espèce en danger, une fauvette subalpine, Sylvia Cantillans, est même venu exceptionnellement explorer mon olivier.
Contrairement à ma fille aux États-Unis dont le salaire a été supprimé dès le début de la crise, ou de mon petit-fils dont l'université en France a fermé, ma vie n'est pas perturbée, il ne me manque rien ici. Je communique avec des amis et de la famille sur tous les continents. Mes voisins savent que je suis là et veillent sur moi de même que je veille sur eux. Un ami français me demande "mais quand est-ce que tu vas revenir" ? A moi de répondre "je ne sais pas et ça m'est égal". Dans le pire des cas où j'aurais besoin de soins médicaux, ça m'est déjà arrivé de consulter l'hôpital de Ceşme et d'en être entièrement satisfaite. Pour une urgence on a réalisé une IRM en deux jours de délai alors qu'en France j'ai dû attendre deux mois pour la même raison.
J'observe cette situation comme hypnotisée. Est-ce que les relations virtuelles peuvent remplacer des contacts en chair et en os ? J'ai l'impression d'observer le déroulement d'un grand drame humain. Depuis qu'on parle de mondialisation tantôt en bien tantôt en mal, un petit déséquilibre de notre système immunitaire à nous tous êtres humains, a favorisé la prolifération d'un micro-organisme qui met sept milliards d'êtres humains en péril.