Bertrand Buchwalter était Consul général de France à Istanbul depuis septembre 2016. Après avoir passé, enfant, quelques années en Turquie (Lycée Charles-de-Gaulle d’Ankara notamment), il avait déjà eu l’occasion d’effectuer deux missions dans son "deuxième pays" : son service national en tant que coopérant, à l’IFEA (2000-2001), et en poste en tant que premier secrétaire à l’Ambassade de France à Ankara (2005-2009).
Dans cette interview accordée à Lepetitjournal.com Istanbul, il revient sur ses quatre dernières années passées à Istanbul, sur la relation franco-turque, et en profite pour exprimer ses vœux à la communauté française, à qui il n’a pas pu dire au revoir, dans cette période si particulière.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Pourriez-vous faire la synthèse de ces quatre années passées en Turquie ?
Bertrand Buchwalter : C’est très dur de faire un bilan de quatre années, années extrêmement denses, toujours passionnantes. On a coutume de dire (et je le savais déjà de ma précédente mission à Ankara) qu’en Turquie on ne s’ennuie jamais !
Ça a été quatre années à un moment complexe pour la Turquie, un moment pas forcément évident dans les relations franco-turques, mais j’ai essayé de tracer notre sillage, d’abord aux côtés de la communauté française d’Istanbul, une circonscription qui a continué d’augmenter ; en effet, on a actuellement un peu plus de 8200 Français dans la circonscription (en 2016, on était à un peu moins de 7000), et 70% des Français de la communauté sont binationaux. Cette croissance s’explique aussi par le fait qu’après l’année noire qu’a été 2016, les gens se sont immatriculés, afin de recevoir les informations.
Ça a été important pour moi d’être aux côtés de tous ceux qui font vivre cette relation franco-turque, et je voudrais rendre hommage à toutes les associations, nombreuses, qui maillent notre communauté ; qui font aussi que, dans les périodes de crise comme celle que l’on vient de traverser, il y a cet esprit de solidarité qui domine.
J’ai tenu aussi à garantir un appui à tous les acteurs dans le domaine culturel, à Istanbul et dans la circonscription, nous avons un héritage exceptionnel, qui nous a été légué par cinq siècles d’Histoire commune avec la Turquie. Je pense, bien sûr, aux réseaux des lycées français, des lycées francophones, les "Saints", Galatasaray et Tevfik Fikret.
Avec les services français présents à Istanbul et sous l’autorité de l’Ambassadeur, j’ai essayé de développer des initiatives pour que les gens travaillent encore plus ensemble, et d’instiller une logique de plus grande concertation.
Évidement il faut être présent aussi dans le domaine économique, auprès de nos entreprises, qui sont très nombreuses ; il y a plus de 450 entreprises françaises présentes en Turquie, qui emploient plusieurs dizaines de milliers de Turcs, ce qui est un atout très important pour notre relation bilatérale. Vous savez, on constate un phénomène auprès d’entreprises françaises, c’est que les expatriés sont remplacés par des Turcs, ce qui est le signe de la qualité de la relation entre la France et la Turquie, il y a une bonne circulation à l’intérieur des groupes, les filiales sont reprises par des Turcs, qui ont fait carrière dans l’entreprise, qui se sont eux-mêmes expatriés et qui reviennent en Turquie pour accéder à de plus hautes responsabilités dans l’entreprise ici, c’est très positif.
Pouvez-vous revenir sur quelques moments forts de votre mission à Istanbul ?
Il y en a eu beaucoup, mais… j’ai vécu les deux derniers attentats : le 10 décembre 2016 à Besiktas, lors duquel nous avons malheureusement une compatriote qui a été grièvement blessée, et deux semaines après, l’attentat au Reina. A ce moment-là on était très inquiets, l’année 2016 avait été une année noire, et voyant l’année 2017 commencer sous ces auspices… au Reina il y a eu aussi malheureusement des victimes françaises, une victime franco-tunisienne et des jeunes compatriotes blessés… il a fallu être présent. Ça a été un moment fort, également en termes de mobilisation des équipes du Consulat. Heureusement la situation sécuritaire s’est nettement améliorée par la suite, et avec elle on a eu le retour des Français de passage… Jusqu’à la crise du Covid-19, on était sur une dynamique de progression. D’ailleurs, la fréquentation touristique nous laissait espérer qu’on allait revenir aux périodes fastes qu’on avait connues en 2012, 2013, 2014 ; à l’époque on avait passé le cap du million de Français de passage par an ; en 2019 on était autour de 800 000.
À côté de moments difficiles, il y en a eu de beaucoup plus heureux, et de très nombreux.
Pour un Consul général, c’est toujours un grand moment lorsque le Président de la République vient en visite dans le pays ; Emmanuel Macron est venu fin octobre début novembre 2018, pour un sommet à quatre sur la Syrie, avec la Chancelière Merkel, le Président Poutine et le Président Erdogan. Le Président Macron devait revenir en mars 2020, ce qui était une grosse mobilisation pour le Consulat général et pour l’Ambassade, mais au dernier moment, compte-tenu de la pandémie, la visite a été annulée.
Et puis il y a des rencontres, des événements : on a regardé avec une bonne partie de la communauté la finale de la coupe du monde de football, dans le jardin du Consulat de France, en juin 2018 (les matchs, à partir des quarts de finale, ont tous été retransmis).
Je me rappelle aussi un autre événement pour lequel j’avais beaucoup plaidé, pour que l’on accueille avec l’IKSV (qui fait un travail merveilleux), la soirée de lancement de la biennale d’Art Contemporain, en 2017 (expérience renouvelée en 2019). C’était la première fois qu’on l’accueillait dans les jardins du Palais de France ; il y avait une électricité incroyable dans l’air, on sentait l’appétit, une énergie de vivre, parce que la Turquie sortait un peu de cette situation compliquée après des événements très difficiles en 2015 et 2016.
Un autre moment fort, c’est la cérémonie du Prix Albert Londres en octobre 2018, c’était le souhait du jury de ce prix, d’être sur les traces d’Albert Londres, qui a fait ses premières armes de journaliste sur le front oriental de la Première Guerre mondiale, qui est passé par Istanbul, et a écrit de très belles pages. C’était aussi l’occasion d’être aux côtés de tous les journalistes turcs, et de tous les défenseurs des Droits de l’Homme, afin de marquer leur solidarité qui est aussi la nôtre.
Voilà quelques moments forts, parmi beaucoup d’autres bien sûr.
Et ces derniers mois, vous avez dû faire face à la crise du Covid-19…
Il est important de rappeler à nos compatriotes de respecter les consignes des autorités turques. Le Consulat a essayé d’être au plus près de la communauté (et il continue), d’abord en l’informant, mais aussi en étant à l’écoute des situations individuelles. Ce qui est particulièrement le cas pour l’école française ; il y a eu une très forte mobilisation, à l’échelle du réseau des autorités françaises, pour que la solidarité nationale joue à plein, pour que les familles qui rencontraient des difficultés dans cette période-là puissent être aidées, et ça continuera d’être le cas dans les prochaines semaines et les prochains mois, parce qu’on sait que c’est une crise qui crée des effets dans la durée. Ça nous a déjà beaucoup occupés lors de la première commission des bourses, ça nous occupera dans la deuxième, qui se tiendra à l’automne. Il faut savoir que la France, sur la circonscription d’Istanbul, mobilise près de deux millions d’euros pour sa politique de bourses (pour les enfants français scolarisés au lycée Pierre Loti), et ces moyens ont été renforcés pour faire face aux conséquences de la crise. A l’échelle du réseau nous avons déjà une politique sociale française, pour les personnes les plus vulnérables, les personnes âgées, ou les personnes qui ont un handicap.
Dans le cadre de la pandémie, nous avons aussi débloqué des aides exceptionnelles pour les Français qui rencontraient des difficultés liées aux effets économiques du Covid-19 ; que les Français qui sont dans ces cas n’hésitent pas à se manifester auprès du Consulat ; nos services poursuivront la diffusion de cette information importante.
Avez-vous bon espoir que la relation franco-turque s'adoucisse ?
Il ne faut pas s’arrêter aux différends du jour, la Turquie est un partenaire essentiel pour la France et inversement, on a une relation très forte, un dialogue très fort (notamment sur les questions de sécurité), un signe en est la visite du Président de la République ; on a une relation économique extrêmement dense. La France fait partie des principaux investisseurs en Turquie, il y a de vraies success stories bilatérales. Lorsque les entreprises turques et françaises décident d’aller ensemble à la conquête de marchés extérieurs, elles jouent de leur complémentarité et elles gagnent des marchés, c’est vrai en Asie Centrale, dans le Caucase, dans les Balkans, et même en Afrique, donc il y a un potentiel incroyable.
C’est aussi le cas dans le domaine culturel, compte-tenu de cet héritage commun très marqué dans la relation.
Il y a les liens humains très forts aussi, grâce à l’interpénétration de nos deux sociétés, grâce à la présence en France de 700 000 à 800 000 Turcs, qui pour beaucoup sont également français, c’est donc un lien indissoluble entre nos deux pays. J’étais en poste en Turquie auparavant, j’ai vécu des périodes de crise, parfois même plus intenses, et on a toujours trouvé en nous les ressources pour dépasser ces tensions du moment, pour consolider notre relation bilatérale, et retrouver notre complicité.
Un exemple avec un détour par l’Histoire… en 1798, lorsque Bonaparte lance l’expédition d’Egypte, entre la France et l’Empire ottoman, les relations bilatérales connaissent probablement le pire passage de leur histoire ; quelques années après (1806-1807), Napoléon envoie l’un de ses plus proches amis comme ambassadeur auprès de la Sublime Porte, le général Sebastiani, qui devient un très grand ami de Selim III. Il a une mission très compliquée au début, il organise même la défense d’Istanbul contre, à l’époque, une flotte menée par un amiral britannique qui voulait imposer un ultimatum au sultan Selim III. C’est à ce moment-là que Selim III fait cadeau à la France du domaine de Tarabya.
Comme le disait Nazim Hikmet "L’air est lourd comme du plomb, [...] l’air est lourd de promesses comme la Terre ".
Donc on peut passer très rapidement du froid glaciaire au chaud, très chaud. Et on n’est pas dans le froid glaciaire !
Pouvez-vous nous dire où vous emmène votre nouvelle mission ?
Je pars à Londres pour trois années, je vais rejoindre notre réseau culturel. A Istanbul, j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur les thématiques culturelles et d’éducation, qui sont très nombreuses en Turquie, et c’est d’ailleurs une dimension essentielle aujourd’hui de notre action diplomatique. C’est en réalité le tiers de notre budget, du budget du MEAE, et actuellement, avec le Brexit, il y a beaucoup de choses à faire, dans un contexte où, comme le disent nos amis britanniques, le Royaume-Uni quitte l’Union européenne mais ne quitte pas l’Europe. Donc il faut continuer à tisser une relation de proximité, au travers de la culture, promouvoir aussi l’enseignement du français. Ça va être un beau et grand défi, compte-tenu aussi de l’épidémie, qui impacte beaucoup notre réseau, et parfois nos moyens.
Quelles sont les choses qui vous manqueront le plus en Turquie/à Istanbul ?
Beaucoup de choses vont me manquer ; d’abord, Istanbul, cette ville incroyable, tentaculaire, qui vous prend vraiment par les tripes, qui se métamorphose, qui n’est pas la Turquie à elle seule mais en est tout de même une métaphore, si elle n’est pas la Turquie, toute la Turquie est à Istanbul !
Le Bosphore va me manquer, le cri des mouettes, et surtout les nombreux amis que j’ai retrouvés ici ou que je me suis faits au cours de ces quatre dernières années, dont j’ai partagé parfois les préoccupations et souvent les espoirs. J’ai fait de très belles rencontres. J’ai notamment à l’esprit une femme entrepreneuse rencontrée il y a deux ans à l’occasion d’une réception au Palais de France pour la journée internationale des femmes, Zümran Ömür, entrepreneuse francophone dans un village au-dessus de Kars, elle faisait de l’agriculture responsable. Elle était devenue un phénomène sur les réseaux sociaux. On avait eu un très bon contact, et je regrette de ne pas avoir pu aller à Kars la rencontrer de nouveau.
Si vous deviez résumer Istanbul en un mot ?
Plurielle, mais un seul mot, c’est difficile… plurielle, énergique et énergisante !
Vous n’avez pas pu faire vos adieux à la communauté française lors de la traditionnelle fête de la République organisée chaque année en juillet au Palais de France à Istanbul. Que souhaiteriez-vous lui dire ?
Malheureusement, à cause de la pandémie, la cérémonie de la fête de la République n’a pas pu se tenir cette année au Palais de France, et cela aurait bien sûr été l’occasion de dire au revoir à tout le monde. Nous avons été contraints d’organiser une cérémonie extrêmement resserrée ; avec une quarantaine de personnes, Présidents et Présidentes d’associations, personnes avec lesquelles on a beaucoup travaillé ces dernières années, les conseillers consulaires etc. Sinon, il a fallu dire au revoir de façon très morcelée, ce qui est évidemment un peu triste, mais en tout cas, je veux dire à la communauté combien je me suis senti privilégié d’occuper ces fonctions, j’ai été heureux de les assumer au cours des ces quatre années, en essayant de me mettre au service de la communauté, de la relation bilatérale et de ceux qui la font vivre au quotidien ; je ne peux que leur souhaiter le meilleur, et leur dire qu’Istanbul, que la Turquie, et qu’eux, me manqueront, je leur souhaite le meilleur dans leurs projets personnels et professionnels pour les années qui viennent, en ne doutant pas que, comme le dit Nazim Hikmet, "Les plus beaux de nos jours sont ceux que nous n’avons pas encore vécus".
Je vous remercie, je souhaite "bon vent" au Petit Journal, à qui je prédis une longue et belle vie, je sais que l’édition d’Istanbul est une des éditions les plus lues à l’étranger.
Lepetitjournal.com Istanbul souhaite à Monsieur Bertrand Buchwalter beaucoup de succès dans ses nouvelles fonctions à Londres.
Yolunuz açık olsun!
Propos recueillis par Albane Akyüz et Nathalie Ritzmann.