SADAT, société turque de défense para militaire, s’est imposée dans le débat politique ces derniers jours, suite notamment à l’apparition, le samedi 14 janvier, d’une de ses publicités sur la chaîne de télévision TV100, alors qu’y intervenait le président du CHP (opposition). Quelle est donc cette société, dont on pourrait entendre parler de plus en plus dans les prochains mois ?
Une publicité de la société paramilitaire réputée proche du président turc, SADAT (officiellement SADAT International Defense Consultancy), où l’on aperçoit des hommes armés et masqués, est apparue sur la chaîne TV100 samedi dernier lors de l’intervention de Kemal Kılıçdaroğlu, le principal chef de l'opposition turque (CHP).
Suite au spot publicitaire, après l’émission, Kemal Kılıçdaroğlu a rétorqué dans un tweet "[…] Déchets de paramilitaires, qui menacez-vous", faisant référence à SADAT, souvent mentionnée comme "l'armée parallèle", ou même la "garde" du président Recep Tayyip Erdoğan, et qui agirait avec l’aval du ministère turc de la Défense.
O az kalmış aklınızı alırım sizin, paramiliter artıkları, siz kimi tehdit ediyorsunuz! pic.twitter.com/96G5cmsVhO
— Kemal Kılıçdaroğlu (@kilicdarogluk) January 15, 2023
Dans un tweet provocateur, le président de SADAT, Melih Tanrıverdi, a déclaré avoir publié l'annonce intentionnellement lors de l'interview de Kılıçdaroğlu : "Qui aurait pensé que Kılıçdaroğlu serait vaincu par une publicité d'une valeur de 1 500 lires turques ?" a-t-il écrit.
Le modérateur de l'interview sur la chaîne TV100, Uğur Dündar, a pour sa part expliqué plus tard dans un tweet : "Je n'ai aucune connaissance […] des publicités incluses dans le programme. L'annonce de SADAT a été diffusée pendant huit secondes […], puis supprimée par la direction."
Le directeur de TV100, Alican Değer, a reconnu que la publicité avait été diffusée par erreur, en raison du manque de diligence du service de publicité de la chaîne. TV100 a d’ailleurs annoncé avoir licencié les responsables de ce fiasco, mais ces derniers auraient été "réembauchés" suite à la demande de Kemal Kılıçdaroğlu.
Depuis ce dimanche 15 janvier, l'événement a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux, et parmi les opposants au pouvoir, certains ont considéré que SADAT menaçait directement le président du CHP.
En mai 2022 déjà, Kemal Kılıçdaroğlu s’était réuni avec ses adjoints devant le siège de SADAT à Istanbul, laissant entendre que l'entreprise se préparait à mettre à mal la sécurité des prochaines élections tuques, prévues au printemps 2023.
SADAT, le "Wagner" turc du monde islamique ?
SADAT, une société de défense privée spécialisée officiellement dans le conseil, la formation et le soutien logistique à l’international, est active dans 22 pays musulmans. Selon le site internet de la société, sa mission est "d'établir une collaboration de défense et une coopération de l'industrie de la défense entre les pays islamiques, pour aider le monde islamique à prendre la place qu'il mérite parmi les superpuissances, en fournissant des services de conseil stratégique, de formation et d'approvisionnement en matière de défense et de sécurité aux forces armées et aux forces de sécurité intérieure de ces pays." "SADAT a la capacité de fournir toutes sortes de services dont les forces armées et les services de police peuvent avoir besoin", comme on peut le lire sur le site de la société.
La société SADAT a été fondée en 2012 par le général turc à la retraite Adnan Tanrıverdi, qui avait été écarté de l'armée en 1996 en raison de soupçons qui pesaient sur lui quant à ses activités islamistes. En août 2016, il a été nommé "conseiller militaire particulier" du président Erdoğan, avant d'être contraint de démissionner de son poste en janvier 2020 alors qu’il avait déclaré que SADAT ouvrirait la voie à la venue du Mehdi*, qu’il fallait s’y préparer. C’est Melih Tanrıverdi, le fils du fondateur, qui dirige la société depuis 2012.
Si le groupe déclare se limiter à des "audits de sécurité" pour les gouvernements de pays musulmans, il fait régulièrement l’objet d’accusations, notamment de la part de l’opposition turque.
En effet, SADAT a été accusée de s’impliquer elle-même dans des combats à l’étranger, avec des mercenaires formés par elle.
En 2020, un rapport du Département américain de la Défense accusait SADAT d’avoir envoyé des équipes en Libye** former des combattants syriens destinés aux forces du Gouvernement d'union nationale (GNA) libyen soutenu par la Turquie. La société "supervise et assure le paiement de quelque 5 000 combattants syriens pro-GNA en Libye", écrivait alors le Pentagone. SADAT est aussi accusée d’avoir envoyé des combattants en Azerbaïdjan (pays allié de la Turquie), face à l'Arménie, lors du conflit au Haut-Karabakh en 2020.
SADAT a toujours réfuté ces accusations, comme on peut le lire sur le site de la société, où est publié un entretien de Melih Tanrıverdi, qui avait été accordé à l’AFP en octobre 2021.
Il a aussi été reproché à SADAT d’être liée à l'attaque intervenue contre le bâtiment provincial du Parti démocratique du peuple (HDP, parti pro-kurde) d’Izmir (un mort) en juin 2021. L'attaquant, envoyé en Syrie, aurait été formé par la société.
Par ailleurs, Sedat Peker, chef de la mafia turque qui fait trembler le pouvoir turc depuis près de deux ans, a affirmé via sa chaîne YouTube en 2021 que la Turquie avait envoyé des armes à l'organisation terroriste al-Nosra, par l'intermédiaire de SADAT.
Sur le plan interne, la société est soupçonnée d’avoir participé activement à la mise en échec de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, en prenant les armes pour combattre contre les putschistes.
SADAT, une menace pour les élections turques de 2023 ?
Dans l’immédiat, SADAT semble surtout inquiéter l’opposition, qui émet souvent des craintes quant au rôle que pourrait jouer la société dans les élections turques, lesquelles doivent se tenir au printemps 2023. Notamment en cas de perte des élections pour le président Erdogan ; certains observateurs craignent en effet que SADAT soit de plus en plus utilisée par le président turc comme une milice politique armée.
A l’instar de Meral Akşener, la présidente du Bon parti (IYI Parti - coalition "Table des Six"), ancienne ministre turque de l'Intérieur, qui a affirmé à plusieurs reprises que SADAT avait dirigé des camps d'entraînement pour des milices pro-gouvernementales près de la côte turque de la mer Noire.
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(*) Le Mehdi (ou Mahdi) est une figure messianique de l'eschatologie islamique censée apparaître à la fin des temps pour débarrasser le monde du mal et de l'injustice. Cette figure n’apparaît pas dans le Coran
(**) SADAT aurait été présent en Libye dès 2013