Né en 1819, Marius Michel, capitaine au long cours sur les paquebots-poste reliant Marseille au Proche-Orient, fut nommé commandant dès l’année de ses trente-cinq ans, pour sa conduite héroïque lors d’une opération de sauvetage. À cette époque, la mer, dénuée de balisage, était dangereuse. Aussi Marius Michel se fixa-t-il un objectif : comment rendre plus sûres les routes maritimes ? Ne fallait-il pas les parsemer de phares ? Mais quel pays disposait d’assez d’argent pour mener à bien une œuvre aussi gigantesque ?
Directeur des phares et balises de l’Empire ottoman
Ce fut un nouveau naufrage qui permit à son projet de prendre corps. La Guerre de Crimée battait son plein. Anglais, Français, Piémontais et Ottomans se battaient ensemble contre les Russes. Or, le navire français Henri IV venant de s’échouer sur une côte de la mer Noire, on confia à Marius Michel la mission de lui porter secours. En l’absence de phares, seul le dévouement du Commandant permit de réussir la mission. Au retour, il parvint enfin à faire soumettre à Napoléon III un projet de construction de phares. Et l’impossible se réalisa : Napoléon III convainquit le sultan Abdümecid de l’aider à réaliser cette titanesque entreprise, pour assurer le ravitaillement des troupes, au cas où la guerre s’éterniserait.
Quant à Marius Michel, il eut l’honneur, en 1855, d’être nommé "Directeur des phares et balises de l’Empire ottoman" et il s’établit à Istanbul dans un immeuble de Beyoğlu qui porte encore son nom, même si la plaque a disparu.
Le projet, limité au départ à l’installation d’une quinzaine de phares sur la route maritime de la Crimée, s’amplifia une fois la paix revenue. En association avec un armateur bordelais du nom de Camille Collas, Marius Michel emprunta de gigantesques sommes d’argent, qu’il remboursa en prélevant une taxe aux navires pénétrant dans les ports. Ce fut ainsi que les rives de la mer Noire, de la Marmara, de la Méditerranée et de l’Egée se parèrent de cent-onze phares blancs. Et que Marius put édifier sa prodigieuse fortune ! Son travail terminé, il regagna la France, où il poursuivit une carrière d’homme d’affaires.
La construction des quais d’Istanbul
Ce fut le sultan Abdülhamid II qui fit reprendre à Marius Michel le cap d’Istanbul. Pour un nouveau projet cyclopéen : construire un port moderne, avec d’immenses quais. Rappelons qu’à l’époque, les navires accostaient dans la rade et des bateliers allaient chercher voyageurs et marchandises pour les conduire aux débarcadères de bois appelés "les échelles".
Marius Michel fonda alors la Société des quais, des docks et entrepôts de Constantinople et mena à bien tous les travaux du port. En 1879, le sultan le gratifia du grade suprême, celui de Pacha de l’Empire Ottoman. Marius Michel devint Michel Pacha, décoré du grand cordon de l’Ordre de la Medjidiye puis de l’Ordre de L’Osmaniye. Un Français Pacha chez les Turcs, cela fit couler de l’encre, à Paris comme à Istanbul ; même s’il y avait eu des précédents, les journalistes ne tarissaient pas d’éloges sur la fortune du marin devenu Pacha !
Un petit Bosphore dans la baie de Tamaris-sur-Mer
Michel Pacha regagna alors définitivement la France. Mais la fortune colossale qu’il avait édifiée à Istanbul lui permit, à l’âge mûr, à partir de 1878, de concrétiser son rêve : reconstituer un "Petit Bosphore" sur la merveilleuse corniche de Tamaris, à la Seyne-sur-Mer, près de Toulon. George Sand, qui n’avait pas vu le Bosphore, n’avait-elle pas déjà écrit en 1861, au sujet de la baie, "On dit que c’est plus beau que le fameux Bosphore et je le crois, car je n’avais jamais rien rêvé de pareil…" ?
La réalisation de cette "folie" de milliardaire, sur les soixante hectares qu’il avait achetés, dura une vingtaine d’années et demanda un travail de titan. Il fit creuser les collines pour combler les marécages, construire une digue et aménager une corniche où serpentait la route côtière.
Sur la colline, il se fit édifier le grandiose château du Manteau, avec une tour à bulbe. Autour, s’étendait un gigantesque parc planté d’arbres exotiques, avec des bassins à cygnes ornés de jets d’eau, des labyrinthes de verdure plantés de fleurs rares, des serres chauffées où s’épanouissaient bananiers, orangers et ananas et un moulin à vent activant les sept puits et citernes souterraines destinés à l’arrosage des terres.
Au bas de son domaine, il fit construire le Grand Hôtel et une quarantaine de villas en style divers. Par exemple, "L’Orientale" avec sa tour en forme de phare, ressemblait à un manoir de Büyükada, la demeure blanche "Le Croissant", était surmontée d’un minaret. Michel Pacha fit aussi édifier un "Institut de biologie marine", à l’architecture inspirée de celle du palais de Cirağan puis le petit Casino du Manteau. Il créa aussi un service de transport maritime pour effectuer l’aller-retour entre Tamaris à Toulon.
A peine les travaux avaient-ils pris fin que les riches estivants européens commencèrent à déferler vers cette nouvelle villégiature. Car ce qu’ils venaient rechercher à Tamaris, c’était un air de l’ailleurs, un dépaysement absolu que leur procuraient ce décor inspiré du Bosphore. Les artistes s’y pressaient pour y trouver l’inspiration, Camille Saint-Saëns vint y composer de la musique, Gabrielle d’Annunzio ses romans, Auguste Renoir ses tableaux. Les frères Lumière eux-mêmes installèrent leur laboratoire dans la villa "L’Orientale".
La fin du rêve de Michel Pacha
Ce que Michel Pacha, disparu en 1907, ne pouvait soupçonner, c’est que son paradis oriental de Tamaris disparaîtrait dans les vicissitudes de l’histoire. Selon l’historien Jean-Claude Autran, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Nazis occupèrent le Château dont ils pillèrent les richesses et rasèrent certains bâtiments. Puis, de nombreux édifices et des villas disparurent lors du bombardement américain de 1944. Le Château était si endommagé qu’il fut finalement rasé en 1973, seuls subsistent les deux piliers surmontés de lions de pierre du portail d’entrée.
En ce qui me concerne, si j’ai consacré une partie de mon livre Secrets d’Istanbul au personnage de Michel Pacha, c’est que je le considère comme un extraordinaire héros de roman, même si je regrette qu’aucun musée ne soit consacré à celui qui voulut réaliser en France un Bosphore en miniature. Il n’en demeure pas moins qu’en dépit de la disparition de la plupart de ses bâtiments historiques, la baie de Tamaris a su garder une beauté surannée, hors des modes et du temps, et constitue un lieu magique pour les amateurs d’histoire.
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