Dans les archives d’Istanbul, un ferry revient souvent : le Gülcemal. Construit à Belfast, adopté par les Ottomans, il a transporté des soldats, des réfugiés, des émigrants. Au fil des eaux, il a traversé l’histoire et laissé son nom dans les mémoires.


Aux origines du Gülcemal, un navire pas comme les autres
Le nom du Gülcemal revient souvent dans les récits anciens d’Istanbul. Un ferry à la silhouette massive, reconnaissable entre mille, qui a longtemps sillonné les eaux entre les continents et les époques.
Construit à Belfast à la fin du XIXᵉ siècle, il rejoint la flotte ottomane en 1910. Dès lors, il devient un acteur discret mais essentiel des grandes mutations du pays : campagnes militaires, mouvements de population, exils vers l’Amérique, échanges entre la Turquie et la Grèce.

Il a vu passer des soldats, des réfugiés, des familles entières. Au fil des décennies, il a trouvé sa place, entre les souvenirs et les récits de bord de quai.
Des chantiers de Belfast à l’Empire ottoman
Avant de s’appeler Gülcemal, le ferry portait un autre nom : SS Germanic. Construit à la fin du XIXᵉ siècle dans les célèbres chantiers navals Harland & Wolff de Belfast, les mêmes qui produiront un peu plus tard le Titanic, il est lancé en 1874 pour la compagnie White Star Line. À l’époque, il incarne le summum du progrès maritime : élégant, rapide, conçu pour traverser l’Atlantique avec efficacité.

En 1875, il bat même un record de vitesse entre New York et Queenstown, décrochant la prestigieuse Blue Riband. Mais avec l’arrivée de paquebots plus modernes, le Germanic est peu à peu relégué sur d’autres lignes, puis vendu à une compagnie américaine, avant d’être racheté par l’Empire ottoman en 1910.

Devenu Gülcemal, il quitte l’Atlantique pour d’autres rives. Il transporte des hommes en uniforme, puis des civils en partance. Le ferry devient un rouage silencieux de l’histoire ottomane.
Un ferry dans la tourmente de l’Histoire
Dès son entrée dans la flotte ottomane, le Gülcemal est mobilisé pour des missions militaires. Il transporte des troupes vers le Yémen, participe à la logistique de la campagne de Gallipoli, puis traverse la Méditerranée au service des Alliés. À plusieurs reprises, il échappe de peu aux torpilles ennemies.
Après la guerre, le navire poursuit sa route dans un Empire affaibli, bientôt remplacé par la République. Il continue de naviguer, sans bruit, au service de l’État turc. En 1921, il devient même le premier ferry battant pavillon turc à relier le Moyen-Orient à New York, transportant des émigrants syriens, libanais et arméniens vers Ellis Island.
Durant ces années, le Gülcemal transporte surtout ceux qui partent : soldats, réfugiés, émigrants.
Exils, routes migratoires et vies déracinées
Au lendemain de la guerre, le Gülcemal poursuit ses traversées. Mais les passagers ne sont plus les mêmes. À bord, des familles déplacées par les accords d’échange entre la Turquie et la Grèce. Des civils qui quittent des villages entiers, des enfants qui n’ont jamais vu la mer. Pour beaucoup, le ferry n’est pas un moyen de transport, mais une frontière flottante entre deux vies.
Certains récits évoquent aussi les traversées du Gülcemal vers les États-Unis, dans les années 1920. À son bord : des émigrants du Levant, partis tenter leur chance de l’autre côté de l’Atlantique. À Ellis Island, son nom est consigné. Il devient, pour quelques années, un trait d’union entre Istanbul, Beyrouth, Smyrne et New York.
Dans les régions de la mer Noire, le nom du Gülcemal circule encore dans les récits familiaux. On raconte que monter à bord portait chance. Certains y voyaient même un pouvoir de guérison.
Derniers amarres sur la Corne d’Or
Les décennies passent. Le Gülcemal continue de naviguer, mais les temps changent.
Les besoins de l’armée diminuent, les grandes traversées se raréfient. Istanbul se modernise, et les ferries à vapeur cèdent progressivement la place à d’autres types de transport.
À partir des années 1940, le navire est désarmé. Il reste à quai, utilisé un temps comme entrepôt, puis transformé en hôtel flottant sur la Corne d’Or. Amarré non loin des chantiers navals et des entrepôts de Karaköy, il devient un repère discret pour les habitués du quartier.
Pendant quelques années, il accueille des passagers immobiles : commerçants de passage, marins en escale, voyageurs sans port d’attache.
En 1950, il est vendu pour démolition à une entreprise italienne. L’opération passe presque inaperçue.
Aujourd’hui, il ne reste rien du Gülcemal. Rien, sauf quelques photos en noir et blanc, des archives éparses, et une mémoire orale, transmise par ceux qui ont embarqué, un jour, sans savoir qu’ils montaient à bord d’un morceau d’Histoire.
Un sillage dans la mémoire
Le Gülcemal a disparu sans bruit. Plus de coque, plus d’amarrage, plus de traversées. Mais son nom, lui, n’a pas complètement quitté les rives. On le retrouve dans les souvenirs transmis, sur quelques photos en noir et blanc, ou au détour d’une page d’archive.
Pendant plus de 70 ans, ce ferry a traversé l’Histoire.
À savoir : Gülcemal signifie “visage de rose” en turc. C’est aussi un nom de famille, encore porté aujourd’hui en Turquie. Le ferry a disparu, mais son nom continue de se transmettre au fil du temps.
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