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TRAVAIL DES FEMMES EN TURQUIE – “Chéri, qui va garder les enfants ?”

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 17 mars 2016, mis à jour le 8 février 2018

Les 15 et 16 février, l’Agence française de développement a organisé au Palais de France deux journées de séminaire et de tables rondes autour du travail des femmes et d’un de ses principaux déterminants : le système de garde des jeunes enfants. Ces rencontres ont permis d’identifier les besoins et de proposer des solutions pour améliorer la participation des femmes turques au marché de l’emploi. Les conclusions des experts turcs et français devraient être remises aux autorités publiques.

La Turquie présente depuis plusieurs années le taux d’emploi des femmes le plus bas des pays de l’OCDE : en 2014, 34% seulement des femmes turques étaient sur le marché du travail. Un chiffre que le gouvernement espère voir augmenter alors que de nombreuses études démontrent l’influence positive de la réduction des inégalités face à l’emploi sur la croissance. Durant deux jours, dirigeants et dirigeantes d’entreprises, responsables de projets pilotes et experts du domaine public se sont retrouvés au Palais de France, pour partager leurs idées, expériences et répondre aux questions du public.

Photo Wikicommons

La comparaison entre la France et la Turquie était au programme, alors que les écarts entre les deux pays sont étonnants : quand plus de deux femmes sur trois ont un emploi en France, la proportion s’inverse en Turquie, où seule une femme sur trois travaille. Pourtant, comme l’a rappelé en introduction Muriel Domenach, Consule générale de France à Istanbul, “la France n’est pas exemplaire en tous points”, puisque de nombreux sujets abordés pendant les sessions sont familiers des débats français, notamment le harcèlement sur les lieux de travail.

La directrice adjointe de l’Agence française de développement (AFD), Laetitia Dufay, explique avoir constaté lors d’un atelier sur le même thème l’année dernière “un besoin de s’exprimer plus en profondeur chez les intervenants, et de développer d’autres thématiques importantes, par exemple  la question des femmes entrepreneures. Il était aussi important d’aborder le sujet en turc pour encourager les réactions spontanées des participants”. Elle souligne l’objectif du travail : “créer une plateforme de discussions” entre les différents acteurs, à l’heure où beaucoup d’initiatives privées voient le jour en Turquie, sans pour autant être coordonnées, entre elles et avec les autorités publiques.

“Il faut donner l’opportunité aux femmes de travailler, si elles le veulent”

Le dernier rapport du Bureau international du travail (BIT) constate un déséquilibre sur le marché du travail. La part de femmes explose dans le secteur tertiaire et les travaux agricoles, alors que même dans ces domaines, Özge Berber Ağtaş, représentante de l’Organisation internationale du travail en Turquie, explique qu’il existe des “plafonds de verre, et même des murs de verre” pour les femmes, qui peinent à intégrer les instances décisionnelles. La Turquie était ainsi en 2015 le pays du G20 qui présentait le plus grand écart dans l’accès des deux sexes aux fonctions cadres. Le nombre de femmes entrepreneures est également réduit, et les candidates peinent à obtenir des prêts auprès des banques. Lorsque qu’elles sont salariées, les femmes sont plus exposées aux emplois précaires. Les statistiques de l’OCDE montrent que 29% sont employées sans salaire, un chiffre dû entre autres à la forte proportion de femmes travaillant dans des entreprises agricoles familiales. Özge Berber Ağtaş a rappelé les quatre critères indispensables à la définition d’un emploi décent selon le BIT : le respect des droits fondamentaux, les possibilités d’évolution, la protection sociale et le dialogue social. Des mesures ont été prises en Turquie pour faire respecter ces critères, notamment dans le cadre des démarches d’entrée dans l’Union européenne mais les contrôles sont souvent insuffisants, particulièrement dans les zones rurales.

Au cours d’une session sur les violences au travail, les intervenants ont noté qu’il est plus facile pour une femme d’obtenir un emploi que de le conserver. Une étude réalisée parmi les pays du G20 relève que les femmes turques sont les plus concernées par le harcèlement au travail. L’avocate Feyza Altun a  pris pour exemple, lors de son intervention, le phénomène du mobbing, c’est-à-dire la persécution systématique d’une personne par un ou des collègues dans le but du lui faire abandonner son poste. Elle explique que parmi les femmes qui subissent le mobbing, “le fait d’être une victime provoque souvent un sentiment de honte injustifié”. Un numéro vert, le 170, existe en Turquie pour dénoncer ce type de harcèlement, cependant les femmes sont tenues de fournir des preuves concrètes dont elles ne disposent pas, ce qui mène la plupart du temps à l’abandon des poursuites. L’avocate conclut dès lors que les clés sont entre les mains du gouvernement : “l’homme n’est plus le chef de la famille mais il faut assurer la continuation de ce système dans la société”.

Alors que les chiffres de violences domestiques plafonnent toujours en Turquie à 40%, les femmes ont été appelées à “se sauver de la violence par la vie professionnelle”. Mersa Ararat, professeure à l’Université de Sabancı, a rappelé que rien ne se ferait pourtant sans une formation adaptée pour les employeurs et les hommes confrontés à la violence dans les rapports quotidiens. Elle a insisté sur le rôle important des arts et des médias, en prenant pour exemple le court métrage Tea Consent, une vidéo britannique qui avait suscité de nombreuses réactions en décrivant la notion de consentement via une tasse de thé.

Pour une femme turque, le mariage et le fait d’avoir des enfants sont les facteurs les plus influents dans le choix de travailler ou non. A l’inverse, en France, cette variable est moins importante, et la représentante de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) a même relevé que 80% des femmes avec un seul enfant de moins de trois ans avaient également un emploi. Le 16 mars a donc été “l’opportunité d’échanger entre deux expériences nationales” sensiblement différentes, comme l’a constaté le directeur de l’AFD en Turquie, Bertrand Willocquet.

“Chéri, qui va garder les enfants” : la famille ou l’Etat ?

Photo NP

Un tour d’horizon des deux systèmes a permis de constater les contrastes dans la prise en charge des jeunes enfants. Pour la Turquie, la question se pose naturellement à partir de quatre ans car les normes sociales admettent qu’avant cet âge, il appartient à la famille de s’occuper de l’enfant. Au contraire en France, la spécialiste de l’éducation, Laetitia Antonowicz, remarque que l’offre d’écoles maternelle publiques, gratuites et disponibles pour tous permet à 80% des enfants d’être scolarisés entre 3 et 8 ans. Il est acquis pour les parents que leurs enfants seront pris en charge dès 3 ans, et la réflexion se tourne vers l’ouverture de crèches ou le recours aux assistantes maternelles pour libérer le couple dès la fin du congé parental. Malgré ces différences de définitions, les débats ont permis d’identifier les besoins et d’imaginer des solutions pour l’avenir.

Il existe en Turquie une demande de garde d’enfants puisque 50% des femmes qui ne profitent pas des services de prise en charge voudraient y avoir accès. Cependant, la première question qui se pose est de savoir qui va payer pour ce type de service. En France, c’est principalement l’Etat et les municipalités qui prennent en charge l’ouverture de crèches et le versement d’allocations, même si l’essor des crèches privées a été largement souligné. En Turquie, le recours à l’employeur est prévu puisqu’il est légalement obligatoire pour les entreprises de plus de 150 salariés de proposer un service de garde d’enfants. L’application de cette mesure est malgré tout compliquée dans une économie de petites et moyennes entreprises aux budgets réduits.

Le groupe Borusan a cependant présenté un projet de développement de crèches pour les enfants de 0 à 6 ans, des “lieux de production de bonheur” dont deux sont déjà ouverts. Les municipalités ne possèdent, quant à elles, pas de cadre légal mais les exemples de crèches créées dans les arrondissements de Çankaya (Ankara) ou Şişli (Istanbul) ont prouvé que des initiatives privées trouvaient parfois des financements et de l’aide matérielle auprès des acteurs publics. Dans d’autres cas, les parents sont mis à contribution comme au sein de la Fondation KEDV, l’un des premiers projets à avoir proposé une solution aux femmes actives. Leurs “crèches de quartier” prévoient des ateliers d’éducation pour les enfants et offrent une prise en charge locale et des coûts calculés en fonction du salaire des familles. 


Et les assistantes maternelles ?

La question du contrôle de la qualité, condition principale pour répondre à la demande, a été soulevée à partir de ces exemples. Difficile en effet d’imaginer un système à la fois diversifié, étendu sur tout le territoire et de qualité. En France, à défaut de trouver en place en crèche, le recours aux assistantes maternelles est fréquent. Cette pratique historique, qui permet aux familles de confier leurs enfants à des professionnels, a été réglementée pour la première fois au début du XIXème. Depuis, le cadre s’est affermi et une qualification minimum est demandée aux assistantes maternelles. Cette pratique n’existe pas en Turquie, mais la possibilité d’étendre la coopération entre l’Etat et les initiatives privées a largement été évoquée. Andrei Tretyak, représentant d’Expertise France, a soulevé l’idée de simplifier les conditions nécessaires à l’ouverture d’une crèche. Par exemple, en Turquie, la loi prévoit un minimum nécessaire d’un mètre carré de jardin par enfant, ce qui rend la chose pratiquement impossible en milieu urbain, comme à Istanbul. La proposition d’ Andrei Tretyak s’est assortie d’une recommandation de mettre en place une “évaluation de qualité” incitative pour encourager les centres à travailler sur leurs points faibles.

Les conclusions des experts et les recommandations du public doivent être résumées dans un rapport au cours des mois à venir. L’Agence française de développement devrait, quant à elle, poursuivre les projets en relation avec l’égalité des sexes, alors qu’un cadre d’intervention transversal (CIT) genre a fixé des objectifs ambitieux. Une stratégie dont on devrait connaître le premier bilan l’année prochaine.

Noémie Peycelon (www.lepetitjournal.com/Istanbul) vendredi 18 mars 2016 

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Publié le 17 mars 2016, mis à jour le 8 février 2018

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