Après le prix Goncourt des lycéens 2023, le prix Femina et bien d'autres distinctions, "Triste tigre" de Neige Sinno se voit à nouveau récompensé, cette fois-ci par le Choix Goncourt de la Turquie. Cet évènement est une grande première, qui souligne la vivacité de la francophonie en Turquie.
L’écrivain Mathias Énard, président de jury de cette première édition en Turquie, a annoncé mercredi 17 avril le lauréat en présence de la presse et des représentants des quatre clubs de lecture constitués à Ankara, Istanbul et Izmir.
Mathias Énard entretient une relation toute particulière avec la Turquie et particulièrement Istanbul, qu’il évoque notamment dans ses romans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (Prix Goncourt des lycéens 2010) et Boussole (lauréat du Goncourt en 2015).
Une grande première en Turquie
Le Choix Goncourt de la Turquie est une initiative de l’Institut français de Turquie en partenariat avec l’Ambassade de France en Turquie, le Consulat général de France à Istanbul et l’Université Galatasaray avec le soutien de l'Académie Goncourt.
À l'initiative de l'Institut français de Turquie, l'Académie Goncourt avait officiellement invité la Turquie à organiser le Choix Goncourt, faisant de la Turquie le 37ème pays à organiser une sélection internationale Goncourt. Conformément à la tradition Goncourt, le roman lauréat sera traduit en turc avec le soutien de l'Institut français de Turquie.
Les choix Goncourt des pays constituent la branche internationale du Prix Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français. Des jurys constitués au sein des départements français des universités à l'initiative de l'Institut français du pays, lisent, discutent et votent sur les œuvres présélectionnées par l'Académie Goncourt chaque année. Chaque pays décerne ainsi son propre prix Goncourt et le roman lauréat est traduit dans la langue du pays. La sélection Goncourt de la Turquie deviendra un événement important pour la promotion de la littérature française et pour la politique du livre de l'Institut français de Turquie. Ce dernier soutiendra la traduction vers le turc de l’ouvrage.
L’Institut français de Turquie a tenu à remercier les membres du jury et des clubs qui ont contribué par leurs discussions et leur enthousiasme à la réussite de cet l'événement.
Triste tigre, de Neige Sinno
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa "petite bombe". Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante.
Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le "monstre", "ce qui se passe dans la tête du bourreau", ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : "Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ?" (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu "l’autre lieu", celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une "petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats".
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