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LES MURAILLES DE THÉODOSE II – Un patrimoine en danger?

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 9 avril 2013, mis à jour le 9 février 2018

 

En 1985, lorsque la ville d’Istanbul est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité, c'est en référence à quatre sites majeurs, dont la muraille de Théodose II. Cette construction monumentale, unique en Europe, a survécu en partie aux outrages des hommes et du temps et pourtant, reste peu connue du public. Après plusieurs tentatives de “restauration” bâclées, les murailles semblent aujourd’hui délaissées par leur propriétaire, la mairie d’Istanbul. Seuls quelques passionnés s’efforcent d’attirer l’attention sur ce patrimoine. Parmi eux, l’architecte Işık Aydemir*, que lepetitjournal.com a rencontré à Ayvansaray, à la jonction des murailles terrestres et de celles de la Corne d’Or.

Lepetitjournal.com d’Istanbul : Pouvez-vous nous tracer ces murailles à grands traits ?

Işık Aydemir (photo personnelle): Leur construction a commencé en 413, sous l’ordre de l’empereur Théodose II. Il s’agit d’un système de fortification unique dont la tradition remonte à l’ancienne Egypte, aux Hittites, à Babylone. Jusqu’à la fin du Moyen-Âge, ces fortifications sont restées les plus sophistiquées du monde. Les murailles construites par Théodose II forment en quelque sorte un triangle. Deux côtés du triangle suivent la mer de Marmara et la Corne d’Or : il s’agit des remparts maritimes. A l’est, reliant la mer de Marmara à la Corne d’Or, s’élèvent les remparts terrestres d’une longueur de sept kilomètres. Les murailles sont en réalité une construction en trois parties successives : une muraille principale de 4,80 mètres de large et de 11 à 14 mètres de haut, 96 tours, 10 portes principales, un avant-mur lui aussi flanqué de tours et un fossé. La muraille – parties terrestre et maritimes réunies – mesure 26 km.

Vue aérienne entre Silivrikapı et Mevlanekapı avec les maraîchers, montrant le  triple système de fortification (archives d'İhsan Sarı)

Cette muraille a conservé sa fonction défensive pendant plus d’un millénaire. Que se passe-t-il en 1453, quand les Ottomans conquièrent Constantinople ?

Avec la conquête de la ville, les murailles perdent de leur utilité. L’Empire ottoman s’étendait à l’époque jusqu’à la Hongrie, jusqu’à Belgrade. Mais il était sans doute tellement difficile de les démolir qu’on a laissé le temps et les hommes faire leur œuvre. C’est ainsi qu’elles ont pu résister en partie jusqu’à nos jours. Aujourd’hui encore, elles nous enseignent beaucoup de choses sur l’histoire des systèmes de fortification, surtout avant Vauban. A mon sens, on a donc tout intérêt à les conserver et à les transmettre. C’est un site grandiose, leur silhouette est très importante pour la ville.

Un site grandiose, certes, mais très peu visité et qu’on oublierait presque tellement il est peu mis en valeur…

Effectivement. Les murailles ne figurent quasiment pas dans les itinéraires touristiques. C’est dommage. La municipalité n’a pas su gérer l’urbanisation autour de ces murailles. En réalité, on doit la planification des murailles à un célèbre architecte et urbaniste français, Henri Prost. Atatürk l’avait invité personnellement à Istanbul en 1933. L’idée de Prost était de conserver ces murailles. Il avait prévu d’interdire toutes les constructions sur 500 mètres extra-muros et 200 mètres intra-muros. Ce plan est toujours en vigueur.

Et respecté ?

Respecté dans l’ensemble, même s’il arrive qu’il soit enfreint par la mairie d’Istanbul elle-même et par les diverses instances publiques. Il y a malheureusement des constructions (un gymnase, par exemple) qui touchent la muraille et gâchent sa silhouette. Il y a aussi des baraques, des sortes de bidonvilles le long de la muraille mais qui, selon moi, ne présentent pas beaucoup de problèmes pour sa protection. D’autre part, à l’extra-muros, entre le mur et le fossé, vous avez des maraîchers dont l’histoire remonte à l’époque de Byzance. Cette tradition perdure et je pense qu’elle contribue à la protection des murailles.

Au niveau Topkapı, l'une des portes d'entrée (photo IA)

La muraille n’est donc pas un “no man’s land” comme on l’entend parfois ?

Non, des formes d’habitat perdurent de part et d’autre de la muraille, surtout à hauteur des portes. Par exemple, plusieurs portes de la muraille terrestre sont au cœur de véritables quartiers résidentiels depuis l’époque ottomane : Mevlanakapı, Silivrikapı, Edirnekapı, Topkapı… avec des églises, des mosquées tout autour.

Dans les années 80, 90, début 2000, on est intervenu sur la muraille pour la “restaurer” par endroits. Mais on ne peut pas vraiment parler de “restauration”…

Après 1985, année où Istanbul est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité – en partie grâce à ses murailles – la mairie se met à faire des “restaurations”. Au début, ce n’était pas trop mal. Mais plus cela allait, moins les techniques employées étaient fidèles aux techniques d’origine. A tel point qu’ils en sont venus à faire des “reconstructions” surtout sur les remparts terrestres (Mevlanakapı, Silivrikapı…) Ils ont tout simplement démoli les murailles en mauvais état pour les reconstruire avec des matériaux neufs et des techniques modernes. Ces parties reconstruites sont perdues pour l’histoire. Elles ont perdu leur valeur archéologique, historique, architecturale. Ce ne sont plus les murailles construites par Théodose II.

Au niveau Edirnekapı lors des dernières interventions il y a 4 ou 5 ans (photo IA)

Quel était l’objectif de ces reconstructions s’il ne s’agissait pas de préserver les murailles de Théodose II ?

D’abord, les entrepreneurs ont poussé la mairie à faire ces reconstructions. Et il y avait aussi, peut-être, l’objectif de montrer une forme de grandeur… mais à la manière d’un décor de théâtre. Ces reconstructions ont été très critiquées par les archéologues, les architectes, les ONG… et elles ont donc cessé au milieu des années 2000. On ignore quand et si elles recommenceront un jour.

Des reconstructions tellement critiquées que la muraille a bien failli se retrouver sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité en danger…

Oui, et des spécialistes sont allés jusqu’à dire qu’il fallait déclasser les parties des murailles qui ont été reconstruites.

Ce patrimoine est-il en danger, selon vous?

Oui, c’est un patrimoine en danger. Toutes les grandes villes européennes ont perdu leurs murailles au cours du 19ème siècle. Mais ce patrimoine colossal survit tant bien que mal au cœur d’Istanbul. Il faut donc les transmettre aux générations futures.

Eboulements, agressions… La mauvaise réputation des murailles est-elle méritée ou y a-t-il aussi une part de fantasme autour de ces murailles?

Dans certaines parties, effectivement, elles semblent la mériter. Mais gérer la muraille et ses alentours n’est pas chose facile pour la police et les fonctionnaires de la municipalité. Que faire ? Je pense que c’est à la population qui vit autour des murailles de présenter un certain intérêt pour leur conservation. Il faut former les jeunes, donner des cours dans les écoles primaires pour enseigner la valeur de ce patrimoine.

Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 9 avril 2013

*Réseau Europa Nostra et Université de commerce d’Istanbul

Deux lectures pour aller plus loin :

Franck Dorso, La muraille ignorée ou le paradoxe de l’alliance tourisme-patrimoine en Turquie, Paru dans Téoros, 25-2 | 2006
Pérouse, Jean-François (2003), La muraille terrestre d’Istanbul ou l’impossible mémoire urbaine, Rives nord-méditerranéennes, N°16, 2003, pp.27-44.

 

 

 

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Publié le 9 avril 2013, mis à jour le 9 février 2018

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