Le 23ème Festival international de Géographie se tenait ce week-end à Saint-Dié (Vosges). La Turquie était à l’honneur avec différentes conférences, tables rondes et démonstrations de danses et d’artisanat turc. La sociologue Gaye Petek est intervenue auprès de Sema Kılıçkaya, écrivaine, sur le thème “Turcs en France, Turcs de France”. Interview
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Quelle différence y a t-il entre Turcs en France et Turcs de France ?
Gaye Petek (photo MA): Un Turc en France peut être passagèrement présent dans le pays. Il peut avoir décidé, pour X raisons, d’y passer quelques années seulement. Au contraire, quand on dit “les Turcs de France”, on parle de ceux qui habitent en France et qui s’approprient la France. Être de France, c’est se sentir français, c’est être habité par l’âme et les valeurs françaises tout en restant turc dans le cœur et dans l’âme. Ce vocabulaire permet de s’interroger sur la façon dont les Turcs vivent leur situation de transplantation et comment ils s’approprient les territoires dans lesquels ils ont décidé de s’installer. Tout cela évoque finalement la question de l’intégration. On définit souvent le terme à tort et à travers. Le mot “intégration” n’est pas une injure. Il ne signifie pas que l’on doit changer de peau, de couleur d’âme et de pensée. Le défi que l’on doit se donner est de conserver ses racines et sa mémoire, mais de les faire vivre en harmonie avec la culture du pays où l’on a décidé d’habiter.
Comment les Turcs réagissent-ils face au travail de mémoire ?
C’est très difficile car cette question traverse un autre débat : celui de la réappropriation du “je” par la société turque qui une société du “nous” et du collectif. La collectivité de la famille, du groupe villageois, de la région, de la nation. Dans ce contexte, il est difficile de s’imprégner d’une mémoire personnelle en se construisant une propre identité. Quand on interroge les Turcs sur cette question, ils sont méfiants et se demandent pourquoi on leur demande de raconter leur vie. Une autre difficulté est que le territoire turc est traversé par des dizaines de civilisations. L’idée de l’appartenance à une nation une et indivisible, c’est bien. Mais la notion de nation n’empêche pas celle de l’appartenance à des critères culturels qui peuvent venir enrichir ce sentiment d’appartenance citoyenne et nationale. Il y a eu une construction très jacobine de la République turque, inspirée de la France. On a dit aux gens : vous êtes tous des citoyens, vous vous ressemblez tous et les identités multiples n’existent pas. Du coup, on est en train de gommer toute une richesse d’un territoire et d’un pays où les gens ont peur de s’identifier à travers leur diversité. Ils se retrouvent ainsi dans une espèce d’autisme mémoriel extrêmement difficile à travailler. Dans notre association Elele, qui a fermé ses portes en 2010 suite aux réductions de crédits et aux changements de politique, nous avons essayé de construire des passerelles. Parce que l’intégration est un travail qui se fait à deux. Et c’est un point qui n’est pas encore résolu dans la tête des institutions publiques et de l’Etat français, quelle que soit la couleur du gouvernement. Il faut donc travailler à une intégration citoyenne qui suppose, non pas l’effacement de ses identités antérieures, mais la complémentarité des unes avec les autres.
Selon vous, le système d’intégration français n’a donc pas bien fonctionné ?
Non, parce ce qu’il a fallu attendre 2003 pour qu’il y ait une politique d’accueil, alors que les grosses vagues d’immigration ont eu lieu dans les années 1960-1970. C’était la moindre des choses de dire aux gens que l’on a fait venir dans notre pays : bienvenue en France, voilà ce que l’on attend de vous et ce que l’on souhaite partager avec vous. Mais il a fallu attendre 2003 pour ça. De plus, cette politique a été détruite sous la présidence Sarkozy, qui l’a présentée comme une punition plutôt qu’une gratification sur le chemin de l’intégration. Et puis il y a cette erreur fondamentale qui est de toujours opposer culture d’origine et culture française.
Une amélioration est-elle à attendre du nouveau gouvernement ?
Espérons, mais je n’ai pas énormément d’espoir quand je vois que le mot “intégration” a disparu des nomenclatures de l’Etat. On retourne à l’idée que l’immigration dépend du ministère de l’Intérieur. Mais le ministère de l’Intérieur s’occupe des visas et de la maîtrise des flux aux frontières. L’intégration, ce n’est pas son boulot. Alors qui va s’en occuper ? Pour l’instant, moi je n’ai rien compris. On retourne 20 ans en arrière avec l’illusion qu’en diluant les “questions qui fâchent”, on va les résoudre. Une question ne se résout pas en l’ignorant. Il faut prendre le mot “intégration” frontalement, au pied de la lettre et expliquer aux Français et aux jeunes immigrés que ce n’est pas une insulte ou un mot tabou.
Vous avez parlé d’un autre sujet dans votre intervention : celui de la sépulture. Est-ce révélateur d'observer comment les Turcs anticipent leur mort ?
Bien sûr c’est révélateur. Un lieu de sépulture est un lieu de mémoire. S’il n’y a personne pour honorer cette mémoire, la sépulture disparait. La logique serait que leur sépulture soit là où sont leurs enfants et petits-enfants. Or, dans le livre Turcs en France que j’ai coordonné, on voit que 11 personnes sur 12 veulent être enterrées dans leurs pays d’origine. C’est quelque chose d’éminemment romantique. Nous n’avons pas posé la question aux plus jeunes qui sont nés en France mais je pense qu’on aurait une majorité de réponses dans le même sens.
Le retour en Turquie se retrouve également dans un autre phénomène : celui des immigrés ou enfants d’immigrés qui décident de rentrer dans leurs pays d’origine. Comment peut-on expliquer cela ?
Il ne faut pas oublier que la Turquie a connu une forte croissance ces dernières années. C’est un pays émergent où l’économie française investit largement. Pour un jeune Turc né en France et qui n’a pas fait de grandes études, le statut social sera plus valorisant en Turquie. En partant vers son pays d’origine avec en poche une bonne connaissance de la langue et de la société françaises, il va pouvoir travailler dans les intérêts économiques ou diplomatiques français. Même s’il est secrétaire au Consulat ou à l’Ambassade de France, il aura un statut valorisant avec un poste bien rémunéré et reconnu. En plus, il échappera au contrôle de sa famille restée en France. Le bagage français donne une possibilité d’ascenseur social plus intéressant qu’en France. La Turquie est donc pour ces jeunes un meilleur univers, tant au niveau du développement personnel qu’économique.
Propos recueillis par Margaux Agnès (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 16 octobre 2012