Probablement depuis la nuit des temps, les coliques des bébés ont inquiété et épuisé bon nombre de parents qui se trouvent prêts à tout pour soulager bébé et obtenir un peu de repos. Au 20e siècle, deux grandes entreprises ont promis ce miracle aux parents indiens : les Britanniques Woodward et les Indiens BA & Brothers. Histoire d’une rivalité…


Histoire d’une eau destinée à soulager les coliques des bébés
La Woodward’s Gripe Water, eau pour calmer les coliques du nourrisson, a été formulée à Londres en 1928, à partir de plantes facilement disponibles et connues pour faciliter la digestion, comme l’anis, la cardamome, la camomille et la cannelle. Il semble qu’à l’époque il y avait aussi un peu d’alcool. Dès lors, on comprend bien que les bébés dormaient mieux après avoir consommé cette potion.
Woodward’s connut un succès aussi important au Royaume-Uni qu’en Inde, alors Raj britannique, lorsqu’elle fut importée.
En 1920, Gandhi appelle les entrepreneurs indiens à créer des produits qui pourraient rivaliser avec les marques étrangères (surtout britanniques) et à soutenir les industries indiennes, c’est le mouvement de « non coopération ».
Plus tôt, en 1905, le mouvement Swadeshi, qui signifie « auto-suffisant » en hindi, avait déjà prôné le boycott des produits britanniques et la désobéissance civile.
On se souvient du puissant symbole que fut le boycott du tissu de coton anglais. Une catastrophe pour l’industrie britannique pour qui l’Inde était le principal fournisseur de matière première et, de plus, un marché important pour la vente des tissus de coton.
Quand Woodward’s Gripe Water se voit menacée par un remède indien
Un chimiste gujarati installé à Bombay, Bhavanishankar Atmaram Oza, militant pour l'indépendance, se trouve en prison lorsqu’il décide de répondre à l’appel de Gandhi.
Il obtient la formule de l’eau contre les coliques de la marque britannique Woodward auprès d’un codétenu, le médecin activiste Jivaraj Mehta. Mehta deviendra par la suite médecin de Gandhi, puis Dewan ou premier ministre, pour l'Etat de Baroda (en partie future Gujarat).

Il crée ainsi une potion tout indienne : la Babuline. Son nom novateur combine deux termes : « Babu », terme affectueux en Inde pour nommer les bébés des deux sexes, et le mot anglais « alkaline » (alcaline, qui a la propriété de soulager les troubles gastro-intestinaux).
Monsieur Bhavanishankar Atmaram Oza a fondé la société BA & Brothers à Bombay en 1912 et a ouvert une pharmacie à Princess Street. À l’époque, il n’y avait que deux autres pharmacies dans le quartier. Il est décédé dans un accident de train en 1951 et son fils aîné a repris l’entreprise.
Outre le bien-être des bébés, la Babuline s’inscrit dans un acte politique, à l’instar du baume contre les douleurs Amrutanjan, et met sur le marché indien un produit alternatif à la potion britannique.
En 1929, Babuline Gripe Water commence à être distribué et vendu dans les bazars avec succès, la potion est commercialisée par l’entreprise de son inventeur : BA & Brothers.
La guerre des potions en images
Woodward’s tente alors de contrer l’offensive de la Babuline en lançant des publicités somptueuses présentant le bébé Krishna paré de bijoux et coiffé d’une couronne de plumes de paon, debout sur le serpent mythologique Kaliya Naag, tenant le flacon dans une main.

Cette imagerie hindoue, symbole de la divinité, est adoptée non seulement par Woodward’s, mais aussi par de nombreuses autres multinationales de consommation, comme Glaxo (lait en poudre pour bébés).
Très bonne idée publicitaire, mais quelle erreur stratégique dans un pays dans lequel il y a autant d’illettrés et où la communication est essentiellement visuelle !
Ces publicités contribuent à alimenter le mouvement d’indépendance de l’Inde.
Soit par ceux qui comprennent le message, et qui en réaction à l’utilisation faite par le colonisateur d’une imagerie purement indienne s’en détournent, soit par les autres, dont l’imagerie traditionnelle du dieu Krishna renforce leur sentiment d’appartenance identitaire.
Babuline riposte, non sans humour, en présentant la potion comme un produit mondial et la compagnie crée aussi ses propres calendriers. Sur une simple boîte grise, un logo représente un bébé assis sur un globe terrestre. Le nom de l’entreprise étant écrit en gras au bas de la boîte (logo toujours utilisé).
L’emballage est volontairement simple. Le succès du produit engendre de nombreuses contrefaçons, si bien que, par la suite, un emballage multicolore est conçu.

La publicité est diffusée principalement dans la presse gujarati (État de naissance du Mahatma Gandhi). Elle affiche une identité indienne marquée, mettant en scène le bébé Krishna et le jeune Bharat, roi légendaire qui incarne la spiritualité, la loyauté et l’héritage culturel de l’Inde.
Babuline a conservé longtemps sa popularité malgré les produits concurrentiels. Son succès trouve son origine dans sa conception voulue alors pour susciter un sentiment d’appartenance nationale.
1930, « la marche du sel », initiée par le Mahatma Gandhi.
La population indienne souffre du monopole imposé par le gouvernement britannique sur toute une série de biens de consommation courante, comme le sel. Produit qui, dans toutes les cultures, permet de conserver les aliments lorsqu’on ne possède pas de réfrigérateur et qui fut aussi une monnaie d’échange.
Tous les Indiens, y compris les plus pauvres, sont obligés de payer un impôt sur le sel ; la loi britannique leur interdit d’en récolter et d’en vendre eux-mêmes. Par ailleurs, les produits d’importation britannique sont à un prix prohibitif.
Mohandas Karamchand Gandhi lance alors « La marche du sel », une marche pacifiste qui se déroula du 12 mars 1930 au 6 avril 1930. Gandhi quitte son ashram près d’Ahmedabad avec 79 compagnons et, sur la route, environ 50 000 Indiens les rejoignent. Ils ont pris la route qui longe l’océan Indien et ramassent du sel par système d’évaporation de l’eau de mer, tout au long de la côte jusqu’à Dandi, aujourd’hui dans le Gujarat.
Et les parents, eux, continuent à chercher et acheter des remèdes contre les coliques...
Épilogue :
Aujourd'hui, impossible de trouver à Pondichéry de la Babuline Gripe Water, distribué par une entreprise basée à Mumbai. On peut cependant se procurer le médicament ayurvédique contre les coliques du nourrisson par la vente en ligne. Il est bien spécifié que c’est un médicament sans alcool ni colorants artificiels, dont les ingrédients sont le bicarbonate de sodium, l’huile d’aneth, l’huile d’anis, de carvi, de menthol et une base aqueuse de sucre.

Par contre, on trouve facilement dans les épiceries et les pharmacies ayurvédiques la Woodward’s Gripe Water, qui « soulage instantanément les pleurs des nourrissons et des bébés qui souffrent de coliques et de maux d’estomac causés par les flatulences, l’acidité ou l’indigestion ». Le produit ayurvédique est fabriqué en Inde depuis 1959 et distribué par un conglomérat indien. Donc, qui a gagné finalement ?
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