L’Inde a réussi l’incroyable exploit de confiner 18% de la population mondiale. Quel en sera le prix économique et sociétal ? Comment envisager une sortie de crise dans un pays où l’économie informelle est prépondérante?
Confiner un pays de 1 milliard 300 millions de personnes et doté d’une croissance de 6% en 2019 aura des répercussions économiques et sociales majeures .
Une crise sanitaire actuellement contenue
Bien que le gouvernement indien ait consacré seulement 3,6% de son PIB aux dépenses de santé en 2018 (à titre comparatif, en 2018, la France consacrait 11,2% de son PIB à la santé) et ne dispose que de 0,7 lits d'hôpitaux par tranche de 1 000 habitants (données OCDE, la France dispose de 6 lits d’hôpitaux par tranche de 1 000 habitants), la réponse du gouvernement a été rapide et efficace pour contenir la crise sanitaire. Les frontières ont été fermées tôt, dès début mars, et le confinement mis en place est sévère, avec une mobilité impossible entre états, le redécoupage des villes en hotspots et l’identification des foyers de contagion. En 2018, l’Inde avait également admirablement endigué la crise de Nipah, un virus encéphalite transmis par les chauves-souris. L’OMS avait qualifié la sortie de crise “d'exemple de succès” : le Kérala avait en quelques semaines contenu l’épidémie et enregistré seulement 17 décès.
Toutefois, les experts restent nuancés sur la sortie de la crise sanitaire en Inde. L’économiste Ramanan Laxminarayan, directeur du Center for Disease Dynamics, Economics & Policy, a alerté à plusieurs reprises sur le fait que l’Inde devait se préparer à affronter un “tsunami” de cas de COVID-19. Le média indien The Print calcule que l’on pourrait compter 30 000 morts d’ici la fin mai pour 1 million de cas.
Les secteurs les plus touchés et les risques
Le confinement indien a commencé le 22 mars, pour une durée initiale de 3 semaines, avant d’être reconduit à 2 reprises. Actuellement, sa levée est prévue le 17 mai, bien qu’il ait été déjà assoupli le 4 mai en fonction des zones. En coma artificiel pendant 2 mois, l’économie indienne joue gros. Les secteurs les plus touchés, comme dans nombre de pays sont le tourisme, l’aviation, l’hôtellerie et la restauration. Selon une enquête de la Chambre de commerce indienne que présente Manish Singhal, son secrétaire général, une sortie de crise pour ces secteurs ne sera envisageable que d’ici 1 à 2 ans, alors que les secteurs de l’éducation ou des services à la personne, qui représentent une forte demande intérieure pourraient se normaliser dans les 3 à 6 mois, selon les propres dires des entreprises interrogées.
Un des risques majeurs de la reprise indienne sera cependant la dépendance de ses importations venant de Chine, les fournisseurs chinois ayant déjà augmenté de 15% le prix des composants électroniques (source The Economic Times). La combinaison du hardware chinois (avec des entreprises comme Lenovo, Huawei, Chuw...) et du software indien (Tata Consultancy Services, Cognizant, Wipro, HCL Technologie...) assurent en effet la compétitivité de l’Inde dans la High Tech.
Le secteur tertiaire, représentant 49,1% du PIB indien, jouera un rôle majeur dans une sortie de crise, ayant très tôt capitalisé sur la population qualifiée et anglophone du pays et se positionnant comme un exportateur majeur de services informatiques, de création de logiciels et de sous-traitance commerciale.
De nouvelles opportunités pour l’Inde
Le secteur pharmaceutique et la nouvelle configuration de la demande mondiale qui va exploser peuvent aussi être sources d’opportunités pour le sous-continent. En 2019, l’Inde a exporté plus de 19 milliards de dollars de produits pharmaceutiques, en hausse de 11% sur un an. En trois décennies, elle s’est hissée parmi les dix plus gros exportateurs de médicaments, devenant un fournisseur clé de nombreux pays : 40% des génériques consommés aux États-Unis sont fabriqués dans le sous-continent. L’Inde satisfait la moitié de la demande mondiale de vaccins.
Un marché fortement attractif vu de l’extérieur
Les IDE (investissements directs à l’étranger) en Inde continuent de soutenir la croissance et s’avèreront cruciaux également pour la sortie de crise. Avec une population jeune et de plus en plus qualifiée, l’Inde intéresse les acteurs étrangers.
Les USA sont un partenaire commercial privilégié de l’Inde, assurant nombreux débouchés à l’export et étant un des investisseurs majeurs du sous-continent. Lors de la visite présidentielle nord-américaine de février 2020, le président Trump a affirmé cette alliance stratégique, afin de contenir l’expansion commerciale de la Chine.
Le 22 avril, dans une économie en plein confinement, Facebook a annoncé un investissement de 7,5 milliards de dollars pour s’emparer de 10% de Jio Platforms Limited, filiale du groupe Indien Reliance Industries Limited, leader des télécoms en Inde et troisième plus grand opérateur mondial avec plus de 370 millions d’abonnés.
Quid du franco-indien ?
Les coopérations franco-indiennes existantes s’alignant dans les axes de développement du gouvernement indien, elles pourront maintenir leur élan dynamique. 570 filiales françaises implantées en Inde emploient plus de 250 000 personnes.
Les implantations des groupes français en Inde
L’Inde exporte 6,23 milliards d’euros vers la France dont une majorité de combustibles fossiles, des produits chimiques, automobiles, textiles, équipements électroniques. La France y importe 5,35 milliards dont majoritairement des produits d’aviation, d’équipements de défense et d’équipements de communication, des produits chimiques organiques et des produits pharmaceutiques (chiffres de 2019 - Ambassade d’Inde en France).
Les volumes de l’implantation française en Inde
Toutefois, le secteur de la défense pourrait être fortement impacté par cette crise, les industriels français prévoyant une baisse de commandes de 15 à 20%. Au sein de l’aviation, Indigo avait passé en 2019 une des commandes historiques d’Airbus, les experts parlant d’un contrat de 33 milliards. Alors que la compagnie indienne tablait encore, en juillet 2019, sur une hausse de 30% de ses capacités pour l'exercice annuel s'achevant le 31 mars 2020, elle a dû revoir ses prévisions à la baisse, évaluant cette progression à 25%, sans même parler encore du bilan de la crise du COVID clouant ses avions au sol.
Mais, la coopération franco-indienne a malgré tout de beaux jours devant elle.
Une densification du secteur pharmaceutique, comme vu précédemment, pourrait ainsi bénéficier au bilatéral franco-indien.
Également, depuis la visite en 2018 d’Emmanuel Macron, venant sceller “la coopération approfondie dans les secteurs de la défense, de la sécurité, de l'espace ou de l’énergie”, de nouveaux partenariats ont vu le jour. La France s’est engagée à aider l’Inde à lutter contre le réchauffement climatique, à promouvoir l’énergie photovoltaïque et à réduire les émissions de dioxyde de carbone de son économie. Brune Poirson, secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire, est venue en Inde en novembre 2019 réaffirmer les coopérations bilatérales. Elle a co-présidé avec M. Raj Kumar Singh, ministre de l’Electricité et des Énergies nouvelles et renouvelables d’Inde, le 2ème sommet de l’Alliance solaire internationale (ASI).
Ces secteurs étant aussi prioritaires pour le gouvernement indien, les relations économiques franco-indiennes devraient pouvoir résister à la crise sanitaire.
Une politique volontariste de sortie de crise
Le gouvernement s’attèle à dynamiser l'économie tout en respectant les nouvelles normes sanitaires en vigueur. Le gouvernement s’implique pour le soutien de la croissance, notamment par le report des taxes et l’incitation aux banques de ne pas appliquer de taux d’intérêt aux entreprises. Mais le risque de manque de liquidité de l’état guette. En effet, si la croissance affiche encore des chiffres faisant rêver l’Europe, il faut la recontextualiser dans un climat baissier, le dernier trimestre 2019 n’étant qu'à 4.5% de croissance, avec un déficit, à la fois des états régionaux et de l’état central de près de 9% (source FMI, Gita Gopinath).
La marge de manœuvre du gouvernement pour relancer l’économie si le confinement venait à se prolonger, sera faible sachant qu’au cours des huit derniers mois, il avait déjà tenté de soutenir l’offre par une baisse de l’impôt sur les sociétés de 30% à 22% (Lire notre article : Allégement fiscal massif pour les entreprises en Inde).
Le ministère de l’Electronique et de l’Information mène quant à lui une politique volontariste pour que ce secteur, un des plus compétitifs sur le marché extérieur ne soit pas à l’arrêt, autorisant par exemple les fonctions essentielles comme la continuité des chaînes d’approvisionnement.
Le gouvernement indien souhaite également renforcer les centres d’excellence et de transfert de compétences dans le domaine de l’électronique et de la logistique afin de booster la relance.
Une macro-économie résiliente
Si à cause de la crise du coronavirus, la croissance de la zone euro devrait dégringoler à en moyenne, -7.5 %, l’Inde affiche cependant une très forte résilience, avec une croissance restant positive à 1.9 %.
L’économiste en chef de la Banque mondiale pour l'Asie du Sud, Hans Timmer, affirme que la croissance devrait rebondir à 5 % sur l'année fiscale 2022 lorsque l'impact du COVID-19 se dissipera, et que la politique fiscale et monétaire portera ses fruits en différé.
Un sondage auprès des membres de la Chambre de commerce franco-indienne révèle que 67% des entreprises indiennes pensent pouvoir espérer une stabilisation et un retour à la normale d’ici 9 à 12 mois.
L’Inde pourra aussi prendre une longueur d’avance sur ses concurrents asiatiques qui abordent une courbe descendante démographique. Le sous-continent est, quant à lui, dans une phase ascendante favorable à l’accélération de la croissance avec une population en âge d'être active qui croît plus vite que la population globale.
Un enjeu de taille : la fragilité sociétale
Alors que les efforts et l’attention se portent sur la relance de l’économie, le défi majeur reste le contexte social catastrophique du pays. L’Inde compte 400 millions de travailleurs pauvres et dès l’annonce du confinement, des milliers de personnes ont dû fuir les grandes villes, dans l’espoir de regagner leurs villages à pied, parfois à plusieurs centaines de kilomètres, pour cultiver un lopin de terre. En effet, leurs revenus ont disparu du jour au lendemain et la faim guette cette population.
L’équivalent de 21 milliards d’euros a déjà été mis à disposition pour l’aide d’urgence, servant à la fois pour le personnel soignant, le soutien aux agriculteurs, les plus précaires et les minimas sociaux.
Cette aide reste toutefois assez faible : il s’agit en fait d’une enveloppe de 12 milliards débloqués en urgence ne représentant que 0.4% du PIB. En effet, la moitié des 21 milliards avait déjà été planifiée et votée en 2019 par l’Etat pour le soutien aux personnes en situation de précarité sur l’année 2020 et n’a découlé que d’un déblocage prématuré sur le premier quadrimestre.
La solution pour endiguer une famine potentielle pourrait venir de l’entreprise publique “Food corporation for India” qui a actuellement 77 millions de tonnes de céréales en stock. Les états régionaux restent cependant frileux à l’idée de s’en servir car ils sont contraints par le gouvernement central d’acheter les grains au prix actuel du marché. Reetika Khera, économiste à l’Institut de management d’Ahmedabad s’offusque que l’Etat central ne mette pas à disposition immédiate et gratuite ces réserves. Abhijit Banerjee, Prix Nobel d’économie, avertit également sur les risques d’affamer une population qui ne sera pas à même de relancer la demande domestique en sortie de crise.
Cette population précaire est en effet bien souvent l’oubliée des politiques de Modi, qui avait en 2016 annoncé le retrait à effet immédiat des billets de 500 et 1 000 roupies, soit 86% de la masse monétaire en circulation, plongeant le secteur informel dans une crise sans précédent. En effet, du jour au lendemain, les billets ayant été déclarés inutilisables, les plus précaires, sans compte bancaire, s’étaient retrouvés démunis (source Le Monde).
Les tensions communautaires sont également une bombe à retardement. Les clivages récents entre Hindous et Musulmans suite aux régularisations des réfugiés et à la révocation de l’autonomie du Cachemire trouvent écho dans une crise sanitaire qui se cherche des boucs émissaires. Le rassemblement de la congrégation musulmane du Tablighi Jamaat du 13 au 15 mars à Delhi rassemblant 8 000 personnes a en effet accéléré la propagation du virus. Le ministre de la Santé identifie un tiers des cas comme conséquence de la promiscuité lors de cette manifestation. Les leaders nationalistes n’hésitent pas à interdire certains quartiers aux musulmans et le #coronajihad est soudainement apparu sur Twitter dans le très conservateur état de l’Uttar Pradesh.
La sortie de crise de l’Inde, à la fois sociétale et économique, est scrutée par tous : le sous-continent représente un des réservoirs de main d’œuvre et d’innovation technologique de la planète, un des leviers de la reprise de la croissance mondiale. L’équation de sortie va cependant être périlleuse : l’Inde devra-t-elle choisir entre une sortie soit sociétale soit économique ou trouvera-t-elle les ressources d’une reprise dans l’équité ?
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