Sous un soleil de plomb, la falaise de basalte s’ouvre en silence. Des temples taillés à même la roche, des dieux pétrifiés dans l’ombre, des siècles suspendus dans la poussière. Bienvenue à Ellorâ, là où la pierre respire encore.


Au cœur du Deccan, là où la pierre prend vie
Perdues dans la majesté aride du plateau du Deccan, au cœur du Maharashtra, se dressent les grottes d’Ellorâ. À quelques encablures de la conservatrice Aurangabad, ce site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO dépasse la simple curiosité archéologique : c’est un hymne de basalte à la tolérance et au génie artistique de l’Inde ancienne. Creusées dans la falaise sur près de deux kilomètres, les 34 grottes visitables d’Ellorâ – certaines sur plusieurs niveaux – forment un panthéon de pierre unique où cohabitent trois grandes traditions spirituelles : le bouddhisme, l’hindouisme et le jaïnisme. Ici, le silence de la roche résonne encore des prières d’il y a mille ans.
L’épopée d’un millénaire sculpté
Le chantier titanesque d’Ellorâ s’est étendu sur plus de cinq siècles, du VIᵉ au XIᵉ siècle de notre ère. Les premières grottes (1 à 12), bouddhistes, furent taillées à l’époque où le bouddhisme Mahayana rayonnait sous les dynasties des Chalukyas et des Rastrkuta. Les viharas (monastères) et caityas (salles de prière) y abritent des représentations apaisées du Bouddha et des Bodhisattvas, empreintes d’une grâce silencieuse. Puis vinrent les grottes hindoues (13 à 29), les plus spectaculaires. Leur apogée : le temple de Kailas (grotte 16), creusé dans un seul bloc de roche. Il figure le mont Kailash, demeure mythique de Shiva. Ce temple monumental, à la fois sculpture et architecture, fut taillé de haut en bas – un défi inimaginable. Enfin, les grottes jaïnes (30 à 34), plus sobres et dépouillées, traduisent l’ascèse et la pureté de cette tradition spirituelle. Mais Ellorâ n’a pas échappé aux blessures du temps : invasions, vandalisme, érosion. Des fresques ont disparu, des nez ont été brisés. Pourtant, ces cicatrices ajoutent à la force du lieu : elles rappellent qu’il a survécu à tout, y compris à l’oubli.
Préserver l’éternité
Conserver Ellorâ, c’est entretenir un miracle. L’Archaeological Survey of India (ASI), responsable du site, affronte des défis constants : pollution, ruissellement, infiltration d’eau, et une fréquentation touristique en hausse continue.
« Il ne s’agit pas seulement de nettoyer la pierre, mais de préserver la mémoire de ceux qui l’ont façonnée », confie un conservateur de l’ASI rencontré sur place.
À Kailas, les ingénieurs mènent des traitements chimiques et des renforcements structurels délicats, sans jamais altérer la roche. Le site, entouré de carrières et d’une modernité pressante, demeure pourtant un sanctuaire. Un bastion de silence au milieu du tumulte.
Les voix d’Ellorâ
Les visiteurs viennent du monde entier, attirés par l’appel du sacré.
Devant l’imposante statue de Shiva Nataraja dans la grotte 16, Sophie, architecte lyonnaise, reste sans voix :
« Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont pu tailler ça. C’est plus qu’une sculpture : c’est un vide créé pour donner forme au plein. On sent la ferveur. Trois grandes fois qui se tiennent la main – c’est bouleversant. »
Rohan, étudiant de Mumbai, parle plus doucement :
« Enfant, j’avais vu ces photos dans les livres. Mais ici, c’est différent. Sentir la pierre froide sous mes doigts… C’est toucher une Inde qu’on oublie. L’histoire est vivante ici. »
Pour l’historien Vijay Sharma, spécialiste de l’art rupestre,
« Ellora symbolise l’Inde d’avant les fractures : un pays où la foi et la pierre parlaient le même langage. »

Marathwada, le trésor caché
Ellorâ n’est pas un joyau isolé. C’est le cœur battant de la région du Marathwada, l’une des plus riches du Maharashtra, mais souvent négligée. À une trentaine de kilomètres, les grottes d’Ajanta dévoilent leurs fresques bouddhistes du Ve siècle, d’une finesse inégalée. Plus loin, la forteresse imprenable de Daulatabad domine les plaines, tandis qu’Aurangabad brille de ses mausolées moghols. Marathwada n’est pas qu’un grenier agricole : c’est un musée à ciel ouvert. Un carrefour de civilisations où chaque pierre raconte une épopée.
Venir à Ellorâ
Aurangabad est reliée aux grandes métropoles indiennes par voie aérienne. D’ici, Ellora se rejoint en une heure de route, en taxi ou en bus local. Les voyageurs les plus curieux combinent souvent la visite avec les grottes d’Ajanta (à environ trois heures), pour un séjour idéal de deux à trois jours dans le patrimoine vivant du Deccan.

Au crépuscule, les ombres s’allongent sur la façade du temple de Kailas. Les visages des dieux s’effacent doucement dans la lumière dorée. Le vent s’engouffre dans les grottes et semble murmurer une prière oubliée. À Ellorâ, la pierre parle encore – il suffit de l’écouter.














