Lepetitjournal.com est allé à la rencontre de Karine Yoakim Pasquier, à l’occasion de la sortie de son premier roman « Oublier Gabriel » aux éditions Torticolis et Frères.
J’ouvre le livre en me disant que je vais lire quelques pages avant de me coucher, mais au fur et à mesure des chapitres, je me rends compte que je ne suis pas si fatiguée que ça, qu’en y réfléchissant, j’ai encore le temps pour un autre chapitre, car je veux rester aux côtés de Louise, la protagoniste du récit. Je réalise que dormir est moins important que parcourir les pages qui brossent le portrait de cette adolescente. Je tourne une page de plus et je me prépare à passer une longue nuit.
Je connais l’auteure du livre, Karine Yoakim Pasquier, ce qui rend l’expérience de lecture encore plus grisante. Je me dis qu’en parcourant son livre, je plonge au cœur de sa ville natale et je vois le monde à travers ses yeux. Elle nous fait découvrir la Riviera vaudoise, en Suisse, et on apprend à différencier ses différentes villes et villages, car « on est très sensible aux nuances lorsqu’on grandit dans un si petit pays ».
« J’ai toujours écrit »
Née à Montreux en 1984, Karine grandit dans un petit village suisse appelé Les Avants, une région entre lac et montagnes. Du haut du 22e étage de son appartement hongkongais, elle retrace son parcours d’écrivaine : « J’ai toujours écrit », dit-elle avec le naturel de quelqu’un qui affirme avoir toujours respiré ou mangé. À cinq ans déjà, elle caresse le rêve de devenir romancière, ses premiers récits à moult rebondissements, ne sont pas ce que l’on attend d’une fillette qui commence à écrire. Un sourire en coin se dessine lorsqu’elle me raconte l’une de ses histoires : « c’était à propos de la femme d’un roi au Moyen Âge qui tombe enceinte pendant que son mari est absent et doit élever sa fille en cachette chez des paysans. Plus tard, elle a un enfant avec le roi, qui finit par tomber amoureux (sans le savoir) de sa demi-sœur ».
Lorsqu’elle parle de son souhait d’écrire, elle transmet son émotion par ses mots, mais aussi par ses mains qui ont une façon de communiquer à elles seules — ses doigts longilignes bougent en toute souplesse —, et par ses yeux qui basculent vers le haut en faisant papillonner ses cils, comme s’ils pouvaient voir quelque chose qui reste caché pour nous autres. On reste happé par cette danse qui coordonne harmonieusement doigts et yeux, orchestrés par sa voix.
De la Suisse à Hong Kong
Karine décrit son village suisse avec des mots tels que : « minuscule, calme, nature ». Elle passe son adolescence à graviter entre Montreux et Vevey : « les deux grandes villes voisines qui sont en fait vraiment petites ». À 16 ans, Karine sillonne les routes environnantes avec son scooter, les mêmes routes que son héroïne, Louise, sillonnera à son tour. Dans le but de travailler autour du livre, Karine fait des études en Science de l’information et devient bibliothécaire documentaliste en Suisse. En parallèle, elle obtient un diplôme de formatrice pour adultes et travaille en tant que cheffe de projet e-learning.
En 2018, elle passe des montagnes enneigées de Suisse aux montagnes verdoyantes de Hong Kong, où elle jongle entre l’écriture, l’enseignement, le théâtre, l’improvisation… On comprend assez vite que Karine a plusieurs cordes à son arc, ceux qui la connaissent ne s’étonneront plus lorsqu’elle a une idée neuve à développer et un nouveau projet à mettre en branle.
Un deuxième roman dans la foulée
Dans son premier livre, elle a voulu aborder cette période de l’adolescence très éphémère où tous les sentiments — amicaux et amoureux — sont complètement exacerbés, et évoquer tout ce qui y est imbriqué : virées fantasques et intensité des sentiments, le tout avivé par une musique qui vient rythmer les différents chapitres et époques. Cette dernière occupe une place importante dans le récit : sa bande sonore parcourt les années d’adolescence de la protagoniste, qui sont les mêmes que ceux de l’auteure.
Karine est une écrivaine capable de passer des années à créer un récit avec des sauts dans le temps, pour lequel elle trace une chronologie détaillée au possible, racontant la vie des personnages pendant quinze ans, qui ne figurera pas dans le roman, mais qui l’aidera à échafauder son récit. D’un autre côté, elle crée d’autres récits presque par inadvertance, preuve de cela, son deuxième livre : « A la poursuite du dragon », un roman jeunesse qui sortira fin avril. « Le roman s’est écrit très vite », son usage de la voix passive suggère le caractère primesautier de son écriture, « au début, j’ai commencé à écrire cette histoire pour mes filleuls. Je leur envoyais un chapitre par mois : — ce sont eux les personnages de l’histoire — qui se déroule entre Tokyo et Kamakura, au Japon, où habite ma sœur ». Elle retravaille le tout avant de l’envoyer à une maison d’édition jeunesse (Oskar), voilà comment la sortie de son deuxième livre frôle celle du premier.
« Oublier Gabriel »
Au total, cinq années ont été consacrées à l’écriture de ce premier livre qui s’intitule « Oublier Gabriel ». Bien qu’il ne soit pas autobiographique, le livre est traversé par des personnages qui constituent un amalgame des gens de son passé, dans des circonstances et dans un contexte qu’elle connaît bien. Ses yeux pétillent à nouveau lorsqu’elle se submerge dans ses souvenirs d’adolescence et évoque ce garçon métis duquel elle était très amoureuse, il n’est pas Gabriel, mais le personnage se nourrit de ce souvenir « tout le long du processus d’écriture, tu cohabites avec tes personnages, tout ce que l’on vit dans la vie réelle nourrit le roman et pendant cinq ans, j’ai vécu deux vies en parallèle ».
Le livre retrace la vie de Louise et de sa bande de copains Emily, Mirek, Dorian et bien sûr, Gabriel. On fait connaissance avec l’héroïne lorsqu’elle a 15 ans au début des années 2000.
Dans cet univers adolescent et ce petit village suisse, on aborde des problématiques universelles : le harcèlement scolaire, le suicide et le racisme, ordinaire ou non.
Avec un saut dans le temps et dans l’espace, nous sommes transportés à Milan, 15 ans plus tard. On y découvre une Louise très différente de la lycéenne ronde aux cheveux en bataille qu’elle était autrefois. Elle partage sa vie avec Giuseppe, un Italien qui est tombé amoureux de la personne qu’elle prétend être. Car la transformation de Louise n’est que physique, l’Italie lui a permis d’enterrer l’ancienne Louise et de se réinventer. Treize ans la séparent de cette nuit fatidique où elle a fui sa terre natale, cette nuit qui a creusé un fossé abyssal entre celle qu’elle était et celle qu’elle est devenue.
À cette époque, un seul désir l’habitait : « l’envie de perdre totalement son identité, de se déposséder d’elle-même, d’effacer Louise ». Car bien qu’elle essaie d’oublier Gabriel, elle comprend qu’il faut s’oublier elle-même pour arriver à gommer les traces de celui dont la mémoire la hante.
Entre la Suisse et l’Italie
Nous sommes ballottés d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre, au gré de sauts temporels qui tracent deux chronologies : dans la première, on suit le parcours de Louise lorsqu’elle transite par le lycée et qu’elle navigue dans les eaux turbulentes de son premier amour ; dans la deuxième, on assiste à l’effondrement de Louise face à une lettre qui brise treize années de silence, lorsqu’elle a voulu se volatiliser et laisser derrière elle un passé douloureux, pétri de culpabilité.
Cette lettre, dont le but est d’honorer un ancien pacte, vient faire chavirer l’équilibre fragile d’une existence émaillée d’omissions, qu’elle mène depuis plus d’une décennie.
L’écho d’une amitié qu’elle croyait perdue la propulsera dans cette Riviera vaudoise qu’elle avait quittée. Nous montons dans le train avec elle, la boule au ventre, lorsqu’elle arrive enfin à Vevey.
Bien que Karine ne soit pas Louise, je crois apercevoir quelque chose d’ineffable qui la rapproche de son personnage, ou peut-être, qui nous en rapproche, nous lecteurs aussi, car on se voit aisément en quelqu’un qui, comme elle, « s’était râpé les genoux sur les chemins de traverse qu’elle avait empruntés ».
Le roman « Oublier Gabriel » sortira le 17 mars chez Torticolis et Frères, vous pouvez le précommander dès à présent à la librairie Parenthèses.