Pour cette nouvelle année 2020, lepetitjournal.com a interviewé François Drémeaux, historien et grand amoureux de Hong Kong, qui nous fait part de sa vue sur le rôle de l'historien et de l'histoire dans la société.
Propos recueillis pas Didier Pujol
Pourriez-vous nous parler de ce qui vous lie à Hong Kong?
Un coup de foudre pour commencer, puis la construction d’une belle histoire d’amour! En 2004, je vivais au Vietnam et j’ai eu l’occasion de passer un court séjour à Hong Kong. Je suis immédiatement tombé sous le charme de ce territoire où se mêlent jungle urbaine et naturelle. Cerné par l’eau de tous côtés, fortement dépendant de la Chine continentale, le territoire aurait pu procurer un sentiment d’oppression. En réalité, j’y ai trouvé un espace de liberté formidable. En 2007, on m’a proposé un poste d’enseignant en histoire-géographie au lycée français international Victor-Segalen. Avec un ami, Christian Ramage, alors consul général adjoint sur place, nous nous sommes aperçus qu’il y avait peu de choses sur l’histoire des Français dans l’ancienne colonie britannique, ce qui pouvait paraître logique mais quand nous avons commencé à gratter un peu la surface, d’innombrables sources se sont révélées. C’est ainsi qu’a commencé l’aventure du livre "Hong Kong, présences françaises". Après quatre ans de travail sur le sujet, j’ai enchaîné sur un Master2 sur l’histoire de la compagnie française de navigation des Messageries Maritimes à Hong Kong avec l’université d’Angers, puis sur une thèse de doctorat sur les présences françaises à Hong Kong dans l’entre-deux-guerres. Raconter, partager, publier, c’est ma manière de rendre à ce territoire ce que je lui dois.
Comment êtes-vous "tombé" dans l’histoire et que pensez-vous qu’elle puisse apporter à nos contemporains?
À bien des égards, l’histoire est une construction mentale. Il faut apprendre à l’apprendre. Aligner des dates n’a que peu d’intérêt. Empiler des anecdotes, non plus. En revanche, remonter le fil ténu qui nous lie au passé, pour comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés là, c’est tout de suite plus passionnant.
Je ne pense pas être ‘tombé’ dans l’histoire. C’est un rapport qui s’est construit avec l’éveil de ma conscience citoyenne et intellectuelle. Je pense aujourd’hui que c’est un outil indispensable pour appréhender nos sociétés, pour se protéger de nous-mêmes, pour transmettre des valeurs et des savoir-faire et, tout simplement, pour apprécier ce que nous sommes. Il n’est pas étonnant que dans tous les pays tentés par une dérive autoritaire ou totalitaire, l’histoire soit manipulée, voire niée. Et sans aller jusqu’à ces extrémités, on voit bien comment certains esprits nauséabonds, en France, tentent d’accaparer une certaine vision du passé pour défendre le rejet de l’Autre ou le repli sur soi. Je préfère évidemment la vision de l’historien François Durpaire qui écrivait récemment: "Pour nous rassembler, l’histoire doit nous ressembler". Je milite donc pour une histoire globale, transnationale ou même, comme on le dit dans le jargon, une histoire enchevêtrée.
Malgré tout, il faut une analyse honnête de l’histoire, objective autant que possible. C’est pourquoi il ne faut pas oublier que c’est une science avec ses méthodes, ses obligations, sa rigueur, etc. Ce qui n’empêche pas des courants de pensées différents, qui obligent à se remettre en cause sans cesse. À chaque génération, nous construisons une histoire différente, qui complète ou révise ce qui a précédé. À chaque fois, ces visions de l’histoire répondent à des questionnements contemporains. Être plus attentif au travail des historiens, c’est se donner des clés pour mieux vivre dans le présent, et mieux nous projeter vers l’avant. C’est d’autant plus vrai dans cette ère des fake news et des vérités alternatives !
La perpétuation de la mémoire est l’une de vos activités. Pourquoi cet engagement?
Les historiens sont, par essence, méfiants à l’égard de tout ce qui est lié aux activités officielles de mémoire, et plus encore à la notion de "devoir" de mémoire. Dès que l’histoire devient une mémoire officielle, il y a forcément manipulation, à bon ou mauvais escient. Dans le cadre d’une démocratie comme la nôtre, les moments glorieux ou douloureux sont instrumentalisés pour souder la nation (là aussi, c’est une construction !), et l’effet est supposé être positif. En tant que citoyen, je souscris à ce mouvement. Je pars du principe qu’en ayant une connaissance professionnelle de l’histoire, je suis bien placé pour aider à la construction de cette mémoire collective. Ma crainte, c’est que si des individus comme moi ne le font pas, même à ma modeste échelle, l’espace sera occupé par des personnes moins bien intentionnées qui veulent rejeter plutôt que rassembler. C’est ce qui se passe en France quand on voit des symboles nationaux être accaparés par l’extrême-droite. J’ai eu ce déclic quand, il y a quelques années, un élève de Première m’a dit que montrer le drapeau français ou chanter la Marseillaise, "c’était un peu facho". Je me suis dit que beaucoup de choses étaient en train de nous échapper, à nous Français, républicains, citoyens.
Je prends soin de séparer mes activités de recherche scientifique qui concernent l’histoire maritime et coloniale en Extrême-Orient de mes activités associatives dans le cadre du Souvenir français ou de la Fondation de la France Libre. Il y a d’un côté un parcours professionnel et de l’autre un engagement citoyen, nourrit des connaissances du premier.
Dans la manière dont je conçois mon travail de mémoire, il y avant tout l’idée de rendre justice à des personnes qui ont été oubliées (c’est par exemple ce qui s’est passé avec la nouvelle stèle des Français Libres au cimetière militaire de Stanley) et de donner à tous des clés de compréhension sur l’histoire de notre pays et de ses interactions avec le monde, sur l’état d’esprit des hommes et femmes qui ont vécu avant nous… Libre à chacun d’en faire ce qu’il veut! La présence d’élèves du lycée français est donc très importante lors des cérémonies car le message est bien de se projeter vers le futur, pas seulement de regarder vers le passé.
Que pensez-vous que les historiens diront de la période actuelle dans 50 ans?
Ils auront peut-être le même regard que le nôtre sur ce qui s’est passé il y a 50 ans! L’incertitude du futur est une source d’angoisse dont les historiens s’affranchissent, ils connaissent déjà la suite! Il y a 50 ans, nos parents ou grands-parents vivaient en pleine Guerre froide dans le tumulte des menaces nucléaires entre deux géants apparemment imprévisibles. Du Vietnam au Chili, le monde des années 1970 était déchiré par des horreurs, et beaucoup de mouvements sociaux ou de tentatives d’émancipation rappellent que la période était sombre à bien des égards. Malgré tout cela, beaucoup de personnes aujourd’hui cultivent la nostalgie d’une période heureuse et créative, ce qui est aussi la vérité. L’historien n’est pas là pour compter les points ou donner raison, il doit proposer une vision nuancée.
Dans 50 ans, à la lumière de ce qui passera bientôt, les historiens porteront un regard posé et global sur ce monde en mouvement. Ils évalueront nos erreurs de jugement, notre incapacité à comprendre les urgences de nos sociétés, mais aussi notre incroyable capacité à créer et à surmonter l’adversité. Les partisans du déclinisme, tenaces à toutes les périodes, pensent toujours que "c’était mieux avant"! S’il y a bien une chose que l’étude de l’histoire apprend, sur le temps long, c’est à quel point ce raisonnement est ridicule. Il n’y a rien de mieux que le présent et ce que nous en faisons.
Ceci étant dit, la manière dont nous analyserons l’histoire dans 50 ans va probablement changer drastiquement. Notre outil de travail premier, c’est le papier des archives qui disparaît peu à peu avec la dématérialisation. Nous n’avons aucune idée de la durée de vie des supports numériques, et nous pourrions être surpris par la rareté des archives sur notre période dans 50 ou 100 ans. Nous sommes capables de lire un papyrus vieux de 4.000 ans. Mais quid d’un format .pdf dans 4.000 ans? Et puis nous stockons tellement d’informations que, si celles-ci nous survivent, il sera peut-être difficile de s’y retrouver. Imaginez l’historien qui étudiera notre société sous le prisme de la télévision ou de la radio dans 50 ou 100 ans. Comment digérer ces centaines de milliers d’heures d’enregistrement? Par le temps de présence et les audiences, comment déceler qui est le plus fidèle reflet de notre société entre Cyril Hanouna ou Edgar Morin?
Pour être sûr de recevoir GRATUITEMENT tous les jours notre newsletter (du lundi au vendredi)
Ou nous suivre sur Facebook