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Fondateur du mouvement shanghaien "France quand même", Roderick Egal fut une grande figure de la Résistance française en Chine. Pourtant, avant d'entreprendre ses propres recherches, sa petite-fille Véronique ne savait pas grand-chose de ce grand-père héroïque. Tout juste une histoire lacunaire, celle d'un patriote gaulliste arrêté en 1941 en plein c?ur de la Concession française de Shanghai. Et puis la douleur de son fils, Pierre, pour ce père qui mourut à Hong Kong en 1947 après avoir attendu en vain l'ultime reconnaissance de sa patrie.
Marquée par cette blessure familiale, Véronique Egal a choisi à la fin des années 1990 de se plonger dans le passé de son aïeul qui fut d'abord prisonnier à Saigon avant de passer quatre longues années de détention dans le camp japonais de Sham Shui Po. En décembre dernier, à l'occasion de la cérémonie du Souvenir français qui rendait hommage à Roderick Egal dans le cimetière militaire de Stanley, nous avons rencontré la petite fille devenue psychanalyste : elle a remonté pour nous la trame d'une "histoire à rebondissements" qui n'a pas encore livré tous ses secrets.
Comment avez-vous découvert l'histoire de votre grand-père ? C'est votre père, son fils, qui vous l'a racontée le premier ?
Non, mon père est mort en 1980 à l'âge de 52 ans. Avant, il y avait eu les histoires de succession de Roderick en Chine. J'ai donc essayé de comprendre comment tout ça s'était mis en place. Mes parents sont tous les deux nés à Shanghai pour faire vite. Ils se connaissaient depuis l'enfance. Par ma mère, j'entendais certaines choses. J'entendais notamment parler d'une captivité à Saigon et d'une captivité par les Japonais, sans arriver à faire la jonction entre les deux.
Roderick Egal
Pourquoi était-il si nécessaire de comprendre?
J'avais entendu beaucoup de rumeurs sur l'histoire de mon grand-père. Je voulais donc connaitre la vérité sur tout ce qui était embrouillé et sur certaines rumeurs. Mon père était mort. J'avais donc en quelque sorte cette recherche en héritage. J'essayais aussi de comprendre une douleur que j'avais sentie chez lui : il avait 14 ans lorsque son père a été arrêté, alors qu'il venait lui rendre visite.
Par quoi avez-vous commencé ? Avez-vous pu interroger votre grand-mère paternelle ou votre oncle qui était adolescent quand son père a été arrêté ?
J'ai interrogé mon oncle en effet mais il était en France aux moments des faits. A cette époque, on renvoyait les jeunes au pays quand ils étaient en âge d'aller au lycée. Il était donc loin des siens.Quant à ma grand-mère paternelle, elle est malheureusement morte en 1984 mais j'ai pu savoir des choses sur ma famille paternelle par mon autre grand-mère qui, elle, est morte un peu plus tard.
Comme mes quatre grands-parents ont vécu en Chine pendant près de 20 ans, j'ai commencé par rencontrer des "Shanghaiens", c'est-à-dire ces Français qui ont vécu dans la Concession française de Shanghai et qui se réunissent une fois par an à Paris, Marseille, Nice. J'assiste donc aux repas qui ont lieu tous les ans à Paris le deuxième samedi d'octobre et à Marseille le jeudi avant l'Ascension. Ils se retrouvent et moi j'écoute, je pose des questions. J'ai donc des bribes, des choses comme ça. Et puis je lis Lucien Bodard et je retrouve chez lui des choses que j'entendais dans ma famille. J'ai donc recollé comme ça peu à peu le puzzle.
Avez-vous senti des réticences de la part de ces anciens expatriés à revenir sur cette histoire ?
Ce n'était pas facile de savoir la vérité car beaucoup de gens que j'interrogeais me disaient «Non, ce n'est pas comme ça que ça s'est passé. » Ils me prenaient pour une petite... Je n'avais pas vécu là-bas. Tous les copains et les copines de ma mère et de mon père voulaient me raconter leur histoire mais eux avaient été pris là-bas dans cette guerre à l'adolescence donc ils l'avaient vu avec des yeux d'enfants. Et moi ce que je voulais, c'était aller vers l'histoire et dépasser les petites histoires de la concession. J'ai donc procédé par croisements : quand j'avais deux ou trois informations qui coïncidaient, je savais que j'avais un n?ud de vérité.
Je voulais notamment comprendre les mouvements des consuls de l'époque- pourquoi un consul avait d'abord soutenu mon grand-père et pourquoi ce dernier avait été finalement arrêté. Il me fallait faire des recherches plus approfondies. C'est pour ça que je suis allée au Ministère des Affaires Etrangères où on rentre comme dans une prison. On nous donne une heure d'entrée, on ne peut pas sortir à l'heure qu'on veut : il faut attendre comme pour les heures de parloir.
Véronique et Marion Egal, petites-filles de Roderick Egal, lors de la cérémonie-hommage aux combattants de la France libre tombés à Hong Kong, organisée par le Souvenir français le 6 décembre 2013 au cimetière militaire de StanleyAvez-vous eu tout de même accès sans trop de difficultés à des documents ?
J'avais entendu parler d'une expo sur Shanghai, le Paris de l'Orient au musée Albert Kahn à Boulogne et à cette époque-là j'avais justement fait des recherches sur le Dr Mankiewicz, une femme qui avait officieusement dirigé l'Institut Pasteur de Shanghai après que tous les hommes soient morts du typhus à la guerre. J'avais eu accès à elle par l'intermédiaire de ma grand-mère maternelle et j'avais trouvé son mémoire passionnant. Cette femme a sauvé des milliers de Chinois en mettant au point un vaccin extraordinaire contre la rougeole à partir du placenta de femmes blanches qui étaient elles immunisées contre la maladie. J'étais donc tombée sur son parcours et j'avais envie de le faire connaître. J'en parle aux responsables de l'exposition, on me répond « oui, c'est très intéressant » mais rien n'a paru dans l'expo des documents que j'avais apportés. Je sens par contre qu'on m'a repérée comme la petite fille de Roderick Egal et qu'on m'accueille avec pas mal d'effroi.
De l'effroi, carrément ?
On m'a accueilli en me disant "Oh, Egal ! Mais il a divisé la Concession française: c'était une affaire!"
Mais qui étaient ces gens ?
La directrice des Archives de l'époque. Je ne la connaissais pas, mais une connaissance à qui j'avais parlé de mes recherches sur Shanghai m'avait donné son nom. Je suis donc allée la voir pour lui parler du Dr Mankiewicz. Une fois l'exposition passée, je lui ai dit que j'aimerais faire des recherches sur mon grand-père et là, elle m'accueille effrayée en me disant "Cette affaire a divisé la Concession française". Elle m'en parlait comme si c'était hier. En sortant, j'en étais toute tremblante, parce que je découvrais que tout cela était encore vif, que je n'avais pas rêvé.
Mon grand-père a été arrêté par une grande famille de France et tous sont à des postes haut placés à Paris. On a accepté que je fasse ces recherches aux Archives à l'unique condition que je promette de ne pas en faire état : c'était implicite? La personne qui a fait arrêter mon grand-père fait en effet maintenant croire qu'il est un Français libre donc il y a un petit souci. La fille de ce monsieur est aux Musées nationaux de France. Je pense qu'ils ne voulaient pas de grabuge. C'est mon interprétation, elle n'a pas été confirmée.
Avez-vous finalement pu passer ces barrages ?
J'ai en effet tout de même demandé à consulter les archives. J'ai fait une lettre et je suis allée voir les dossiers qui pouvaient être intéressants. J'ai sorti, année après année, tout ce que j'ai pu au-delà de 60 ans et j'ai trouvé des documents qui attestaient de la correspondance entre le consul de Shanghai, les Anglais et le gouverneur d'Indochine. Mon grand-père avait été envoyé en Indochine parce qu'on disait qu'il ne pouvait pas être jugé à Shanghai : ça faisait beaucoup trop de bruit, ça aurait divisé la Concession française. C'est pour ça qu'il a été envoyé en Indochine, même si officiellement ils disaient qu'ils n'avaient pas l'administration pour organiser un procès à Shanghai.
Photo du capitaine Roderick Egal à Shanghai, juste avant la guerre, archives de Marion Egal
Avez-vous pu apprendre la véritable raison de l'arrestation de votre grand-père?
Il y avait des désertions de soldats, de marins. Mon grand-père a été accusé d'incitation à la désertion. On appelait "déserteurs" à l'époque ceux qui partaient rejoindre la France libre. C'est d'ailleurs intéressant de voir comment les mots bougent.
Votre grand-père a été arrêté sur dénonciation dans la Concession française au moment où il rendait visite à son fils et à sa femme dont il était séparé. Avez-vous découvert au cours de vos recherches qui l'avait dénoncé ?
Non, mais il y a aussi une rumeur là-dessus. Et je ne sais pas si je peux en parler là car c'est compliqué.
Ce serait des histoires de jalousie, de règlements de compte ?
Oui, voilà. Ce serait en effet un règlement de compte de la part de personnes qui savaient qu'il serait là à ce moment-là.
Des règlements de compte qui n'avaient pas forcément à voir avec la politique ?
Peut-être. Ceux qui ont initié la rumeur sont aussi ceux qui l'ont arrêté. Et je ne sais pas si ce n'est pas un moyen de se couvrir et de détourner l'attention sur une autre personne. Mon grand père était très amer. Après la guerre, il espérait avoir la Croix de la Libération. Il a eu d'autres médailles mais il aurait aimé avoir celle-là. Il a sollicité De Gaulle pour ça plusieurs fois. J'ai des courriers.
Il a découvert que parmi les gens qui l'avaient fait arrêter, un était mort mais un autre avait été décoré. Celui qui a donné l'ordre de son arrestation, a été réhabilité 9 mois après la fin de la guerre et a eu de nouveau de hautes fonctions. Mon grand-père en a conçu beaucoup d'amertume. Bien qu'il ait été toujours très optimiste, très combattant, voir comment après la Libération on ne reconnaissait pas ce qu'il avait donné a été, je crois, un coup terrible pour son moral.
Ça a contribué selon vous à son décès en décembre 1947 ?
Je pense. C'est mon interprétation. J'ai lu tellement d'amertume dans la dernière conférence qu'il a donnée à Hong Kong en anglais à ses amis britanniques en remerciant le journaliste, l'ambassadeur de l'époque, Sir Archibald Clark Kerr. Il était très très amer. Il disait « un Français Libre, c'est quelqu'un qui a perdu toutes ses illusions, c'est un fou, un idiot, un imbécile qui s'est fait avoir sur toute la longueur ». Ça, c'était sa position par rapport aux Français mais il est toujours resté reconnaissant envers les Britanniques.
A-t-il laissé quelques écrits ?
Seulement quelques documents. J'ai des courriers qu'il a échangés après la Libération avec les différents Britanniques qui l'ont soutenu, des courriers de son entreprise. J'ai aussi quelques lettres importantes que mon père a gardées. Et des choses qu'il lui avait dites, que mon père a dites à ma mère et que ma mère m'a répétées ; mais je me suis surtout basée sur des documents écrits car moi, quand j'écris quelques chose, j'ai besoin de ne pas me tromper.
Stèle des combattants de la France libre tombés à Hong Kong, cimetière militaire de Stanley
Vous êtes psychanalyste. Avez-vous le sentiment que votre métier vous a aidé dans cette recherche?
Je pense que mon métier m'a aidé à comprendre à travers ses mots l'amertume profonde de mon grand-père. Il m'aide en général à comprendre à travers les mots qu'on dit ce qu'on peut vivre et les souffrances. Mes deux parents sont nés en Chine et je suis née peu après leur retour en France, j'ai porté quelque chose de cette histoire. Ce n'est peut-être pas un hasard si c'est moi, comme dit ma mère, qui me coltine la mémoire de la famille.
Comment a régi votre famille justement à votre recherche et à vos découvertes ? Avez-vous reçu un intérêt, du soutien de sa part ou vous-a t-on dit de laisser tomber, que ce n'était là que de vieilles histoires ?
Il y a eu tout cela. "Qu'est-ce que tu vas chercher là ? A quoi ça sert ?" Donc je me suis débrouillée toute seule. J'ai déjà écrit un article dans une revue qui s'appelle Sigila sur le secret. C'est une amie psychanalyste qui m'y a invitée pour leur numéro spécial Orient. Je m'y suis donc mise et j'ai trouvé ça douloureux mais ça m'a fait finalement du bien. J'ai non seulement posé tout ce que j'avais entendu quand j'interrogeais des amis de ma mère qui me traitaient comme une gamine mais j'ai aussi obtenu leur assentiment car quand ils m'ont lu, ils m'ont dit après que c'était "tout à fait ça". J'étais donc contente.
Pour vous, cette histoire est-elle vraiment ce qu'on appelle un secret de famille ? Avec tout ce que cela suppose de réticence à le déterrer?
Absolument. C'est absolument un secret de famille. Je pense qu'il y avait des choses qu'il ne fallait pas toucher parce qu'elles faisaient trop mal. Mais tout le monde était intéressé par la figure héroïque que représentait mon grand-père. Mon oncle Georges notamment voyait absolument son père comme un héros. Il était pour lui formidable. Du coup, il noircissait sa mère. Mais, moi, en tant que psychanalyste, je voulais dépasser cela, rétablir un peu les choses.Tout n'est jamais tout noir ou tout blanc. Je voulais comprendre ce bonhomme dont je lisais des choses. Je ne voulais pas que ce soit dans d'autres mains. C'est pour ça que je m'y suis attelée.
On parle en effet beaucoup de votre grand-père mais votre grand-mère avait elle-même une sacrée personnalité?
Ma grand-mère était en effet elle aussi d'une sacrée trempe. Elle a quitté son Sud-ouest natal à 18 ans avec son brevet des écoles en poche pour prendre toute seule à Marseille un bateau pour la Chine.
Roderick Egal dessiné par un autre prisonnier du camp de Sham Shui Po, Alexander Zkvorzov
On dit que ce sont leurs convictions politiques qui ont séparé vos grands-parents?
Ma grand-mère était vichyste. En tout cas, elle ne pouvait comme mon grand-père afficher des idées gaullistes. Elle aurait perdu son boulot de professeur d'anglais au lycée français de Shanghai. J'ai cru comprendre qu'ils vivaient séparément avant l'arrestation de mon grand-père. Je me mets donc à la place de cette femme qui avait ses enfants à élever. Elle pouvait avoir peur. Mon grand-père faisait sa guerre, il était tellement passionné qu'il ne semble pas qu'il y ait eu tellement de place pour autre chose.
Quelle image a-t-elle d'ailleurs donné à ses fils de leur père ?
Une bonne image et mon grand-père pareil. Du camp où il était prisonnier, il a écrit à mon père : "ta mère, j'ai beaucoup d'admiration pour elle." Il y avait donc un respect et une admiration mutuels. Ils ont visiblement tenu à protéger ça.
Leurs relations devaient pourtant être très compliquées, en temps de guerre, à une époque où la séparation n'était pas chose courante.
Ça devait en effet être très tendu. Et la question, c'est aussi la rumeur. Robert Jobez, un des premiers à avoir rejoint De Gaulle grâce aux deniers de mon grand-père, qui fut ensuite consul de France à Hong Kong, est venu un jour voir ma mère, alors qu'il écrivait ses mémoires et lui a dit. "Nicole, pourrais-tu demander à Pierre, si c'est vrai que c'est sa mère qui a dénoncé son père ?"
On y pense en effet en lisant l'histoire de vos grands-parents puisque c'est chez elle que votre grand-père a été arrêté.
Ma grand-mère maternelle m'a dit un jour : "Véronique, tu sais, ce n'était pas facile de vivre seule à l'époque dans la Concession française avec un mari qui vivait à quelques centaines de mètres avec une autre femme."
Parce qu'il avait quelqu'un d'autre ?
Oui. Et j'ai retrouvé son nom. C'était une Russe blanche, une musicienne, qui a gardé un lien avec mon grand-père car j'ai retrouvé une enveloppe avec son nom dans les documents.
Arnaud Barthélémy, consul général de France à Hong Kong et Macao, Véronique et Marion Egal, petites-filles de Roderick Egal, et François Dreémeaux du Souvenir français lors de la cérémonie-hommage aux combattants de la France libre tombés à Hong Kong, le 6 décembre 2013 au cimetière militaire de Stanley
On se dit donc que par jalousie votre grand-mère aurait pu dénoncer son mari.
Et ça aurait été dans le caractère de ma grand-mère. Mais en même temps on fait les choses une fois, sans forcément en mesurer les conséquences, et puis on le regrette à vie.
Vous n'avez donc aucune certitude ?
J'ai rencontré des gens qui m'ont affirmé qu'elle l'avait fait mais qui le lendemain se sont rétractés. Alors je me suis dit, c'est quand même curieux. Et je sais que si je veux, je peux trouver la réponse dans les archives de la Marine mais je ne suis pas encore allée jusqu'au bout parce que je me dis que le plus grave dans cette histoire est le dol commis par l'Etat français. Peu importe finalement l'histoire de famille en arrière plan !
Propos recueillis par Florence Morin (www.lepetitjournal.com/hongkong) jeudi 13 mars 2014
En savoir plus: Lire l'histoire de Roderick Egal dans le livre de Christine Leang "Embarquement pour la Chine, Histoires et destinées françaises dans l'Empire du Milieu" en vente chez Parenthèses. Lire également l'article de Véronique Egal-Porret "Changhai des pas perdus. Vichy en Asie." dans le N°13 de la revue Sigila thème Orients. Paris, Ed. Gris-France, Printemps-été 2004. Lire également: "HONG KONG - PRESENCES FRANÇAISES" - Un livre, une page Facebook et des conférences |