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Enrico Muratore : une vie à la quête de la Paix et de la Justice

Enrico Muratore : une vie à la quête de la Paix et de la JusticeEnrico Muratore : une vie à la quête de la Paix et de la Justice
Écrit par Irène Idrisse
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 18 février 2021

Vivre sans se sentir utile n’est pas une option pour Enrico Muratore, italien, travaillant pour l’ONU et  voué à la recherche de la paix et de la justice. Ayant foulé de nombreux pays africains, il revient pour nous sur les pages les plus sombres du Rwanda ainsi que sur certains hommes et femmes qui au cours du génocide, s’érigèrent en modèles de courage. Le Capitaine Mbaye Diagne, Sénégalais, est de ceux-là. Un Juste en somme.  Honoré à titre posthume du Rwanda à l’Italie et par l’Organisation des Nations Unies, le Capitaine Diagne mourut à Kigali le 31mai 1994 fauché par un obus. Toutefois, son haut sens moral et sa bravoure à sauver les Rwandais restent gravés dans les mémoires. Louable de témérité et d’humanisme, l’anniversaire de sa mort nous donne l’occasion de nous entretenir avec Enrico Muratore qui participa à la mise en place de l’Association du Capitaine Mbaye Diagne et, qui plaide encore et toujours, pour une mémoire vivifiée de ces hommes et femmes courage qui parfois, au péril de leur vie,  montrèrent et continuent de montrer l’exemple afin que tout quidam, tout être, puisse se poser en Juste, en défenseur de ce qu’il y a de plus essentiel et fragile dans l’Humain : son souffle de vie.

Notre monde est victime d’une lâcheté de chaque jour. C’est cette lâcheté qui permet au mal d’œuvrer sans rencontrer de résistance 

Pouvez-vous présenter ?

Je m’appelle Enrico Muratore, je suis Italien, j’ai 45 ans.

Dans combien de pays d’Afrique avez-vous vécu et dans quel cadre fut-ce ?

J’ai vécu en Angola, Rwanda, Kenya et Sénégal et voyage dans de très nombreux autres pays. J’y ai travaillé essentiellement pour les Nations Unies comme officier des droits de l’homme pour le département de maintien de la paix et puis comme directeur d’un programme d’information humanitaire des Nations Unies (pendant mes sept ans en Angola) ; ensuite comme Chef de Mission d’Avocats sans Frontières au Rwanda (dans le processus de justice nationale qui a suivi le génocide), et au Sénégal dans de divers rôles dans le domaine de la gouvernance participative et des droits humains avec UNDP, UNICEF et Oxfam.

Je suis peut-être […] un prédestiné de l’Afrique. Je viens de Grimaldi, le petit village à la frontière entre France et Italie […] où se trouvent les cavernes dans lesquelles l’on a trouvé « l’homme de Grimaldi » dont parle Cheikh Anta Diop dans « Nations nègres et cultures 

Votre période au Sénégal  fut de quand à quand ?

J’ai vécu au Sénégal de 2009 à 2016. Mais je maintiens un lien fort avec ce pays qui est ma deuxième maison et où vivent beaucoup de mes amis.

Pouvez-vous revenir sur votre période au Rwanda ?

Je n’ai pas vécu longtemps au Rwanda mais je me suis intéressé à ce pays et à ce qui s’y était passé pendant de nombreuses années avant et après y avoir séjourné.

Avant de vous y rendre, le continent africain vous intéressait-il déjà ? Et pourquoi ? 

Je suis peut-être quelque-part un prédestiné de l’Afrique. Je viens de Grimaldi, le petit village à la frontière entre France et Italie surplombant la mer où se trouvent les cavernes dans lesquelles l’on a trouvé « l‘homme de Grimaldi » dont parle Cheikh Anta Diop dans « Nations nègres et cultures ».

Les restes de 14 individus ainsi que leurs équipements et objets d’art et de culte - dont la plus grande série de vierges paléolithiques d’Europe -15 statuettes- furent excavés dans les grottes qui se trouvent juste derrière l’une des deux plages de Grimaldi, à partir du XIX siècle, par des archéologues monégasques, italiens et français. 

Dans notre musée préhistorique, on conserve encore une partie des restes de ces hommes, femmes et enfants, qui, venus d’Afrique de l’Est pendant le Paléolithique Supérieur, peuplèrent cette zone jusqu’alors inhabitée de l’Europe.

A moins de 200 mètres de là, se trouve aujourd’hui la frontière entre Italie et France. Devant cette frontière les collectifs no-border européens organisèrent en 2015 un groupe nourri de migrants et refugiés, dont une bonne partie issue d’Afrique de l’Est, pour réclamer le droit de traverser librement les frontières. Après quelques mois de résistance, la police italienne mit fin à cette situation.

Aujourd’hui, un nombre toujours changeant de migrants et refugiés arrive chaque jour en train à Vintimille - la ville dans le territoire de laquelle Grimaldi est situé - et de là, se rend à pieds à la frontière de Grimaldi, huit kilomètres plus loin, pour essayer de rentrer en France.

D’autres font la route en sens inverse car ils ont été refoulés. Ils ne savent peut-être pas que deux kilomètres après la frontière, à la fin du joli Boulevard de Garavan, sur la colline surplombant la mer, dans ce beau paysage naturel partagé entre la Riviera dei Fiori et la Côte d’Azur, se trouvent, l’un en face de l’autre, deux cimetières. Et que si l’on monte les escaliers qui mènent à celui du Trabuquet, on a la surprise d’y trouver un mémorial dédié aux Tirailleurs Sénégalais ainsi que les tombes de 1.137 soldats de divers pays d’Afrique, morts pour la France pendant la première guerre mondiale. D’ailleurs, à la libération, en 1945, les Français essayèrent d’occuper Vintimille par les services d’une autre génération de Tirailleurs. Il y a donc eu une longue histoire d’Afrique à Vintimille, à Grimaldi et en France. Peut-être l’esprit de ces ancêtres m’aura été inconsciemment inoculé.

Encore aujourd’hui, près de 1.000 réfugiés en moyenne sont quotidiennement présents, sans interruption depuis 2015, dans ma petite ville de Vintimille (24.000 habitants). Ils y séjournent le temps de réussir à passer en France, dans des conditions difficiles et avec une exaspération croissante de la population. Une autre partie de la population, des deux côtés de la frontière, devant la mer et sur les montagnes, se montre parfois plus solidaire des migrants lesquels, venant de loin et ayant vécu auparavant beaucoup d’expériences traumatisantes, tombent souvent en désespoir lorsqu’ils atteignent le bouchon de Vintimille. En tout cas, l’histoire de l’Afrique continue de se dérouler dans mon petit coin de monde aussi.

La Justice n’est pas de l’héroïsme à leurs yeux. C’est normal, c’est un devoir, et ils n’auraient pas pu faire autrement

 

Ancien directeur d’Avocats sans frontières au Rwanda, intéressé par les droits de l’homme et par extension droits de Tous les hommes, d’où vous vient cet intérêt ?

Peut-être du fait que j’écoute du reggae depuis mes 14 ans. J’ai été producteur radio et journaliste pour la presse écrite spécialisée dans cette musique, organisateur de concerts et chanteur amateur. Et le reggae nous parle d’égalité, de libération, des droits des peuples et des droits des hommes, des femmes et des enfants. De justice. D’histoire et de vérité. D’activisme. Et d’amour.

 

Capitaine Mbaye Diagne

 

Vous faites partie de ceux qui ont mis en place l’Association du Capitaine Mbaye Diagne au Sénégal. Tout d’abord, comment avez-vous entendu parler de cet homme ?

J’ai étudié le Rwanda pendant de nombreuses années afin de comprendre ce qui s’était passé là-bas, car c’était quelque chose de très anormal et qui m’avait beaucoup impressionné. Avec le temps, pour dépasser l’écœurement que l’histoire du génocide suscite chez tout le monde, j’ai préféré rechercher des raisons d’espoir dans l’humanité et me concentrer donc sur l’approfondissement des histoires de ceux qui précisément, n’avaient pas perdu leur humanité dans cette horrible histoire ; et donc, les Justes : comme l’ancien consul honoraire d’Italie Pierantonio Costa, la missionnaire Antonia Locatelli, la vieille Zura Karuhimbi, et naturellement, le Capitaine Mbaye Diagne, pour n’en mentionner que certains.

Leurs histoires ont peu à peu fait surface car les personnes qu’ils ont sauvées, et celles qui les ont vues sauver, et qui savaient, ont avec le temps, commencé à en parler. Les Justes, de Raoul Wallenberg à Gino Bartali, ne parlent jamais de leurs actions. Soit parce qu’ils meurent en les accomplissant (comme Antonia Locatelli, ou comme le Capitaine) soit parce qu’ils estiment n’avoir rien fait de spécial, mais juste leur devoir. La Justice n’est pas de l’héroïsme à leurs yeux. C’est normal, c’est un devoir, et ils n’auraient pas pu faire autrement. C’est comme ça qu’ils ont été éduqués. Ça fait partie de leurs valeurs normales. Zura raconte par exemple avoir sauvé les Tutsis car elle avait vu sa mère sauver des Tutsis lors des massacres de 1959.

Le principal témoin des actes accomplis par le Capitaine Mbaye Diagne est un anglais, Mark Doyle, qui était le correspondant de la BBC au Rwanda en 1994. Il fut lui-même sauvé par le Capitaine. Il avait déjà parlé de lui dans le documentaire « Ghosts of Rwanda » et est l’auteur du documentaire de la BBC dédié au Capitaine, « A Good Man in Rwanda ».

Peut-être, même sans Mark Doyle l’histoire du Capitaine aurait de toute façon fait surface, mais c’est certain que Mark a joué un rôle déterminant pour accélérer sa reconnaissance, également au niveau de l’organisation au service de laquelle le Capitaine est mort : l’Organisation des Nations Unies. Car ce documentaire, lancé le 6 avril 2014, à 20 ans du début du génocide, fut visionné par un autre homme qui a dédié sa vie a la cause des droits humains, le Prince Zeid Ra’ad Zeid Al-Hussein, alors Chef de la Mission Permanente de Jordanie aux Nations Unies à New York, et promoteur de la résolution 2154/2014 adoptée a l’unanimité par le Conseil de Sécurité le 8 mai 2014, reconnaissant le courage exemplaire du Capitaine et instituant la médaille du Capitaine Mbaye Diagne pour le courage exceptionnel.

Le Prince Zeid est aujourd’hui le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme des Nations Unies et le premier Membre d’Honneur de notre Association, l’Association du Capitaine Mbaye Diagne pour la Culture de la Paix.

Nous avons commencé par le Prix Nobel de la Littérature Dario Fo, et continué avec Yolande Mukagasana, rescapée, témoin actif et écrivain 

Avec qui avez-vous mis en place cette association et quel est son but ?

Les racines de l’Association se trouvent dans mes initiatives précédentes sur le Rwanda. En 2009, pour le 15ème anniversaire du génocide, j’ai conçu, négocié et mis en œuvre, avec l’aide d’un groupe de volontaires et amis italiens, rwandais et d’autres pays, une campagne d’information sur le génocide des Tutsis du Rwanda, par laquelle toutes les semaines, à partir du 6 avril et pendant chaque semaine jusqu’à la fin du génocide en juillet, nous avons publié sur le blog le plus fréquenté d’Italie, celui de Beppe Grillo - ancien comédien et actuel chef du parti de majorité relative dans mon pays, mais qui à l’époque n’avait pas encore fondé le Mouvement 5 Etoiles - un témoignage d’une personnalité, rwandaise ou pas, qui expliquait les différentes facettes du génocide.

Nous avons commencé par le Prix Nobel de la Littérature Dario Fo, et continué avec Yolande Mukagasana, rescapée, témoin actif et écrivain ; Emmanuel Murangira, le gardien du site mémorial de Murambi ; et nous avons parmi d’autres laissé la parole aux Justes aussi, car Pierantonio Costa a été parmi ceux qui ont accepté de s’exprimer. Et puis l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop - autre homme dont j’admire la profondeur intellectuelle - nous a parlé du Capitaine.

La même année, je suis parti travailler au Sénégal. Une fois retrouvé Boris, je suis allé à la rencontre de la famille du Capitaine, et grâce a lui j’ai fait la connaissance de Madame Yacine Diagne et des jeunes Coumba et Cheikh. Avec eux, ainsi qu’avec des amis militaires et civils sénégalais, nous avons posé les bases pour la fondation de l’Association du Capitaine Mbaye Diagne pour la Culture de la Paix Nekkinu Jàmm, dont la Présidente est Madame Yacine Diop Diagne et dont je suis le Secrétaire. L’Association naît pour promouvoir la mémoire du Capitaine Mbaye Diagne et la culture de la paix et la non-violence au Sénégal et dans le monde, essentiellement à travers des campagnes de communication et de plaidoyer, et la construction de partenariats.

Ne serait-il pas possible de montrer un peu de courage avant d’en arriver aux extrêmes conséquences ? 

Qu’est ce qui fait que vous vous intéressiez aux Justes ?

Simplement, je poursuis, avec mes défauts et insuffisances, un idéal de courage et de Justice. Je veux être à la hauteur si les autres ont besoin de moi. Je ne voudrais pas me comporter en lâche ou pire. Bien entendu il faut essayer de vivre, de sauver sa peau. Mais y a-t-il besoin de faire sa part seulement quand les choses tournent au génocide ? Ne serait-il pas possible de montrer un peu de courage avant d’en arriver aux extrêmes conséquences ?

Notre monde est victime d’une lâcheté de chaque jour. C’est cette lâcheté qui permet au mal d’œuvrer sans rencontrer de résistance. Nous devons faire un effort pour refuser cette succession de petits comportements lâches et mesquins. Nous devons essayer de ne pas en faire partie, car le risque est là, nous avons tous du mauvais à l’intérieur de nous. Mais nous avons aussi du bon. Cultivons-le.

A cette fin, nous devons connaitre la différence entre le bien et le mal (il suffit d’écouter sa conscience) et être critiques envers nous-mêmes. Nous devons avoir à cœur notre honneur d’hommes et de femmes. Qu’y a-t-il de pire qu’un lâche ? Et pouvons-nous vivre de la même façon après avoir été lâche et avoir permis le mal ? Car les autres ne le savent peut-être pas, mais nous, nous n’allons pas l’oublier. Comment voulons-nous nous regarder dans un miroir ?

Je vous invite à ce propos à visionner le court-métrage « Bon Voyage » du réalisateur suisse Marc Wilkins, qui traite magistralement de tous ces thèmes : de l’intérêt égoïste et du devoir de solidarité, de la justice, du courage, de l’obéissance ou la désobéissance aux lois injustes. La lâcheté n’est pas la peur, tout comme le courage n’est pas l’absence de peur. L’absence de peur n’est pas du courage: c’est de l’inconscience. Le courage est par contre la capacité d’affronter sa peur.

 

 

Martin Luther King le dit clairement le jour même qui précéda sa mort : « comme tout le monde je voudrais vivre une longue vie, la longévité a sa place… mais nous ne sommes pas ici pour parler de ça aujourd’hui, je veux juste faire la volonté de Dieu, et il m’a permis d’atteindre le sommet de la montagne. Et j’ai regardé au-delà, et j’ai vu la Terre Promise. Peut-être je n’y arriverai pas avec vous, mais je veux que vous sachiez, que nous, en tant que peuple, arriverons à la Terre Promise. Donc je suis heureux ce soir, je ne suis préoccupé de rien, je n’ai peur d’aucun homme, mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur ».

Je vous invite aussi à écouter cette interview que j’ai donnée il y a un an à la Radio des Nations Unies où je parle du courage du Capitaine et du sens de son action.

Capitaine Mbaye Diagne

Pouvez-vous nous parler du capitaine Mbaye Diagne ?

« Mbaye Diagne était un capitaine sénégalais, observateur militaire à Kigali pour la Mission ONU au Rwanda, qui sauva des centaines de vies durant le génocide des Tutsis, avant de perdre la sienne sous un obus à Kigali le 31 mai 1994. 

Né le 18 mars 1958 à Coki, au Sénégal, le capitaine Mbaye Diagne a cependant surtout vécu, avec ses nombreux frères et sœurs, dans le quartier populaire de Pikine, à la périphérie de Dakar.

Après sa maîtrise en sciences économiques à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, il choisit le métier des armes et est admis à l’Ecole nationale des Officiers d’Active (ENOA) de Thiès où, sous ses dehors de compagnon blagueur et un peu désinvolte, tous ceux qui l’ont approché devinent déjà ses qualités d’officier d’élite. 

Pour sa première mission à l’étranger, le capitaine Diagne est envoyé au Rwanda. Au début du génocide des Tutsi, en avril 1994, les troupes de l’ONU se retirent mais il reçoit l’ordre de rester dans le pays comme observateur de la Mission des Nations unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR) sous les ordres du général canadien Romeo Dallaire. 

Or, dès le premier jour du génocide, le capitaine Diagne a commencé à agir. Les premiers à avoir été secourus par le valeureux capitaine Mbaye Diagne ont été les cinq orphelins, âgés de 3 à 18 ans, du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana, Hutu modérée tuée dans des conditions particulièrement barbares le 7 avril 1994. Cette date est significative car elle est la preuve que le capitaine Mbaye Diagne a pris, dès le début du génocide, la noble résolution de n’écouter que son sens de l’humain et son cœur de musulman connu pour être très pratiquant. 

Dans les jours suivant cette première mission de sauvetage, le capitaine Mbaye a veillé à ce que les enfants orphelins du premier ministre Madame Agathe soient protégés ; il a sauvé des dizaines des civiles (des blancs aussi bien que des rwandais) en les ramenant a l’hôtel des Mille Collines ; et après l’abandon du Rwanda par le monde, il continua à sauver autant de rwandais qu’il pouvait.

Ulcéré par les massacres atroces de milliers d’innocents perpétrés sous ses yeux il décide, sans tenir compte de son statut officiel d’observateur, de n’épargner aucun effort pour sauver le plus grand nombre possible de personnes. N’étant pas autorisé à porter une arme et ayant de surcroit affaire à des miliciens ivres de sang et de haine, il conçoit et exécute seul le projet de discuter avec les tueurs pour les convaincre de laisser la vie sauve à quelques victimes, qu’il transportait par groupes de cinq dans sa Jeep blanche. 

L’idée était audacieuse, pour ne pas dire insensée, mais le capitaine Diagne, homme chaleureux et au contact facile, avait réussi à tisser des relations cordiales avec ceux qui étaient en train de mettre en œuvre, méthodiquement, le plan d’extermination des Tutsi, c’est-a-dire les militaires de l’armée nationale rwandaise et les milices extrémistes, les implacables Interahamwe. 

A chacune des 23 “barrières” de Kigali où les assassins identifiaient les Tutsi avant de les humilier puis de les découper en pleine rue à coups de machette, le capitaine Mbaye Diagne s’arrêtait pour supplier les chefs des Interahamwe d’épargner au moins le petit groupe qu’il avait pris sous sa protection. Il plaisantait avec eux, leur offrait des cigarettes et quand ils se laissaient convaincre, il transportait ses protégés à l’hôtel des Mille-Collines ou au Quartier-Général des Nations Unies. Et dès qu’il les savait hors de danger, il repartait à la recherche de nouvelles victimes potentielles à mettre en sécurité. Puisque les partisans d’une Solution finale à la rwandaise répandaient nuit et jour la terreur, il était hors de question pour cet être hors du commun de s’accorder une minute de répit. 

Ainsi pendant deux mois, celui que l’on a si justement surnommé “le brave des braves” poursuivit ses missions de sauvetage. Il savait qu’il le faisait au péril de sa vie et les faits lui donnèrent malheureusement raison car le 31 mai 1994 il fut mortellement atteint par un tir de mortier alors qu’il allait remettre un message au général Dallaire. Il avait trente six ans. »

Ce texte vient de notre page associative sur FB. L’auteur est Boubacar Boris Diop.

…tous les hommes et les femmes ont une voix qui leur parle de l’intérieur, peu importe leur profession

Le Capitaine a désobéi à l’ordre des Nations Unies qui était de ne pas intervenir dans les combats opposant Tutsis et Hutus. Croyez-vous à la désobéissance vertueuse même pour les corps armés?

J’y faisais référence plus haut, tous les hommes et les femmes ont une voix qui leur parle de l’intérieur, peu importe leur profession. Il faut écouter cette voix qui nous dit ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Le Capitaine l’a fait. Être militaire ne signifie pas être un criminel et encore moins un lâche et les Forces Armées du Sénégal ont démontré cela au Rwanda en appliquant dignement, et seuls au monde on pourrait dire, leur devise "On Nous Tue, Mais On Ne Nous Déshonore Pas". Nous savons en effet que d’autres militaires sénégalais ont mis leur vie en péril pour sauver des vies au Rwanda.

C’est le cas du Colonel Mamadou Sarr. Ce sont des Rwandais qui nous ont écrit pour nous raconter que le Colonel Sarr avait sauvé des membres de leurs familles. Le Colonel Sarr est décédé en 2014 sans en avoir lui-même jamais parlé, et c’est moi qui ai appris ça à son fils, le Professeur Felwine Sarr de l’Université Gaston Berger de Saint Louis. Et je pense que vu que la médaille du Capitaine Mbaye Diagne n’a jusque-là pu être remise à personne, faute de candidat suffisamment méritant, les Nations Unies pourraient commencer par la décerner à titre posthume au Colonel Sarr : on sait qu’il la mérite.

Le Capitaine est un Juste, peu importe le théâtre de son action finale

On a beaucoup parlé des Justes qui lors de la seconde guerre mondiale ont caché, sauvé des Juifs. Le Capitaine ne mérite t-il pas pleinement ce titre ?

Bien entendu, même si le Yad Vashem n’attribue ce titre qu’aux Gentils ayant sauvé des Juifs pendant la Shoah. Mais peu importe, le courage, l’amour et la justice n’appartiennent pas plus à un peuple qu’à un autre. Le Capitaine est un Juste, peu importe le théâtre de son action finale.

je peux dire que nous parlions au vent, car en ce temps, personne au Sénégal ne connaissait le Capitaine ni  ne comprenait le caractère héroïque de son sacrifice 

 

GRAFFITI

 

Véritable héros plus grand que nature, pourquoi, dans un monde rempli de personnages non vertueux, son histoire n’est-elle pas plus vulgarisée ? Selon vous, comment faire pour qu’elle le soit  réellement ?

On a fait quand même beaucoup de pas en avant. Si vous m’avez contacté, c’est parce que vous aviez déjà entendu parler du Capitaine. En 2009, quand nous avons commencé le travail, je peux dire que nous parlions au vent, car en ce temps, personne au Sénégal ne connaissait le Capitaine ni  ne comprenait le caractère héroïque de son sacrifice, dans un pays qui a perdu beaucoup d’autres de ses enfants dans la cause du maintien de la paix des Nations Unies.

Depuis lors, nous avons contribué a la production de trois films (celui de Mark Doyle et de la BBC, le film de Moussa Sene Absa Niani : « On Nous Tue, On Ne Nous Déshonore Pas », et « Etoiles Noires, le Capitaine Mbaye Diagne » de Djeidi Djygo), d’une bande dessinée produite par la Fondation Konrad Adenauer ; nous avons organisé un tournoi de football avec la Fédération Sénégalaise de Football, et depuis 2014 chaque année à Dakar - et depuis 2017 à Genève- des manifestations publiques dédiées au Capitaine avec le partenariat des Nations Unies. Et nous avons donné énormément d’interviews, écrit des articles, créé la page FB de notre Association (avec plus de 3.000 adhérents), et le web site, et tout ça sans un sou, seulement avec notre travail et à l’aide de volontaires et amis. Car le Capitaine n’a pas sauvé des vies en échange d’argent.

Peu à peu le Capitaine commence à être présent dans l’imaginaire collectif et la culture des Sénégalais : aujourd’hui, Il y a une peinture murale de l’artiste Docta sur le mur des HLM à Dakar, et le Ministère du Renouveau Urbain du Sénégal va ériger une Statue du Capitaine dans la place du Tirailleur en train d’être aménagée à Dakar. Le Président du Sénégal lui-même parle souvent du Capitaine dans ses discours. Et l’ONU l’a reconnu [le Capitaine] par la résolution 2154 du 8 mai 2014, tout comme l’ont fait les gouvernements du Rwanda, des États-Unis et de nombreuses institutions et Jardins des Justes de l’Italie à la Bosnie. Le Capitaine n’est donc pas mort, car nous nous souvenons de lui.

Comment qualifieriez-vous le capitaine Mbaye Diagne ?

Un modèle pour nous tous. Et un modèle spécialement pour les agents des Nations Unies.

Maintenant, vous vivez en Suisse. L’Afrique, ses tensions et sa chaleur ne vous manquent-ils pas ?

Je vais souvent en Afrique et la semaine dernière j’ai passé une semaine splendide au Sénégal avec mes frères et sœurs de Dakar.

Enfin, pouvez-vous vivre sans vous sentir utile ?

Ce ne serait pas vivre.

Enrico Muratore

Les préférences d’Enrico Muratore

Pays d’Afrique préféré : ils sont plusieurs mais mon cœur s’est installé progressivement au Sénégal. Mais l’Angola est aussi un pays avec qui j’ai des liens très profonds. Et puis bien entendu, l’Ethiopie, d’où nous venons tous. J’ai été deux fois à Addis Ababa mais je rêve de visiter la vallée du fleuve Omo, rencontrer les Mursi, et en général visiter le reste de ce pays extraordinaire et sans comparaison. Et de l’Ethiopie, par le Nil Bleu, naviguer jusqu’à Khartoum et puis remonter le Soudan et l’Egypte jusqu’à la Méditerranée et au Sinaï. Ce fut probablement une partie du parcours suivi par les hommes qui arrivèrent à Grimaldi il y a 40.000 ans.

Saison préférée : l’été (sinon pourquoi aimer l’Afrique ?)

Raison préférée : la vérité

Déraison préférée : le rêve

Moment de vie préféré : l’action

Sentiment préféré : aimer et être aimé

Page de l’Association du Capitaine Mabaye Diagne 

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