J’ai trouvé récemment au Netto des articles de la gamme « La reine des neiges » : décidément Andersen règne en maître sur notre imaginaire , quoique malheureusement annexé par les vendeurs du temple. Pauvres de nous....Retour aux sources, je remets mon nez rougi par le froid dans les contes d’hiver de l’écrivain danois, dans « Le Sapin » plus particulièrement. « Le soldat qui ne rêve pas de devenir général est un mauvais soldat » (p. 9) écrivait le génie national dans une lettre. Nous qui voulons être un peu danois, ne devons-nous pas rêver de connaître notre Andersen sur le bout des doigts ? J’en connais pourtant plus d’un qui serait recalé à l’examen du candidat à l’expatriation culturelle et qui ne rêve pas de prendre du galon dans cette aventure. Je ne suis pas mieux pour ma part, je n’ai même pas appris deux mots de danois, optant sans scrupules pour la traduction française. Et l’on verra dans une autre vie, à laquelle croyait Andersen en bon croyant, si je me mets au combat avec la langue danoise !
Il adorait lire à haute voix ses contes ou des chapitres de ses romans, comme moi qui n’ai plus d’ élèves à qui infliger mes tocades ; je me rabats donc sur deux pauvres petits échoués chez moi alors que le ballet de « Casse-Noisettes » que nous devions aller voir au théâtre royal danois est annulé pour cause de Covid ayant touché un danseur. Par politesse on m’a écouté. Et d’un discret petit coup de coude, l’aîné a fait comprendre à son cadet, se permettant un léger mouvement, qu’il s’agissait de bien se tenir, geste suffisant pour le rappeler à l’ordre. Mais la lecture finie, bien qu’ayant fait preuve de bonne volonté, ils sont peu enclins à se lamenter sur le sort du sapin disparu, on est vite passé à autre chose, trop vite à mon goût de professeur de français ayant rendu son tablier (provisoirement) : « Les petits restèrent silencieux... mais un instant seulement, puis ils reprirent leurs cris de joie, cela faisait un joli charivari ! » (p. 137) Cela m’apprendra à me prendre un peu pour Andersen ! Car « il n’est pas donné à tout le monde d’être intéressant à ce point » (p. 8), écrit le préfacier plus lucide que tous ceux qui se piquent de s’improviser conteurs comme par un coup de baguette magique. Mais est-ce bien pour les enfants ? Magnifiquement écrit, j’espère pourtant qu’il leur en restera une impression, le souvenir sublimé d’une tristesse ou bien quelques mots « justes » glanés au passage et on sait qu’en matière de justesse, c’est tout un art, qui différencie les auteurs des faiseurs, habiles manipulateurs de mots. Il aurait fallu expliquer les nuances, préciser ce que l’expression ironique « sentir le sapin » signifie. Mais est-ce bien opportun si l’on ne veut pas gâcher la magie de Noël pour ces enfants qui n’ont rien demandé et se seraient bien contentés du film qu’on leur avait promis à défaut de ballet, sans subir le conte imposé ! Andersen, auteur de contes cruels, l’affaire est entendue ! Et si le lecteur s’apitoie sur le sort du sapin, en fait-il autant pour ces êtres à peine esquissés et voués à une solitude certaine : « Des domestiques et des demoiselles étaient en train de le décorer » (p. 136) ? Bercé par la poésie discrète mais efficace des allitérations, celles de la traduction reflétant probablement celles du texte originel, il pourrait en oublier les êtres humains qui se cachent derrière leur fonction subalterne ou leur statut peu enviable. Andersen qui n’a jamais été aimé se sent sûrement un peu demoiselle intérieurement et aussi domestique, lui qui est un petit fils de cordonnier pauvre à Odense et de lavandière ayant fini alcoolique.
On nous le présente comme un homme étrange, « dégingandé », longue silhouette aux « membres interminables dans lesquels il s’empêtrait à plaisir » (p. 3). Je pense d’abord aussitôt à l’un de mes acteurs préférés James Stewart et à ses jambes encombrantes dont il ne sait que faire lorsqu’il s’assoit dans un film d’Hitchcock, « L’homme qui en savait trop » (1956) que commentait jadis Rohmer, sous le charme de cette maladresse. Puis je pense à mon fils dont les jambes s’allongent aussi... Je ne pourrais lui dire sans que cela lui parût un langage étranger ce que conseille la lumière du soleil au petit sapin ne rêvant que de quitter sa forêt natale pour partir au loin : « Réjouis-toi de ta saine jeunesse au grand air ». « Mais il ne se réjouissait pas du tout » ajoute (comiquement et tragiquement) le conte. Je parle ici du sapin mais aussi de cet adolescent contemporain qui semble, comme ses pairs, il est vrai, avoir pris racine devant son écran.
Cet arbre relégué au fond d’un grenier après ses bons et loyaux services de sapin de Noël finit par y rencontrer des souris et des rats à qui il raconte sa belle jeunesse dans la forêt et le soir de sa gloire. On nage en pleine féérie avec ces animaux ! Tout cela n’est pas bien sérieux, me dira-t-on. Et quoi ? N’avez-vous jamais rencontré de rats ? Récemment, sortant toute ragaillardie de l’hôpital de Fredericksberg où je venais d’apprendre une bonne nouvelle, j’attends un taxi. Et devinez quoi, je vois un rat passer en trombe devant mes yeux éberlués. Mais il a filé ni vu ni connu, évitant d’être enrôlé dans une histoire si moderne : un peu plus et on le voudrait transformé en ... mais pour qui le prend-t-on ? Un carrosse, passe encore mais un taxi ! De qui se moque-t-on ? Rats et souris qui parlent n’ont cependant rien d’étonnant pour nous qui avons été à si bonne école avec notre La Fontaine ! De toute façon, maintenant que nous partageons les méditations d’un sapin, nous n’en sommes plus à ça près ! Et pour épouser ses pensées, Andersen n’hésite pas à nous forcer un peu la main par une comparaison explicite : « « le mal à l’écorce est aussi pénible que, pour nous autres, le mal de tête » (p. 137), pour persuader les derniers récalcitrants à cette identification de faire preuve d’un peu d’empathie.
Mais comment ne pas être conquis par ce pauvre bougre qui nous ressemble ? Il est si facile de se comparer à lui, si touchant, si naïf qu’il croit aux histoires qu’on lui raconte. Il écoute attentivement celle que l’on offre aux enfants en ce lendemain de Noël et se dit : « peut-être que moi aussi (...) j’épouserai une princesse » (p. 138). Ce sapin est, nommons son mal, bel et bien atteint de bovarysme ! Mais à sa décharge, qui ne l’est pas un peu ? Plus tard il aura le mal du pays mais alors sa litanie de « Ah si seulement » n’y feront rien. Regrets élégiaques ne ramèneront pas l’époque de naguère dont il eût fallu profiter quand il en était encore temps. Soyons franc, sans mauvais jeu de mots : ce « carpe diem » d’Andersen me réjouit infiniment plus que celui d’un Ronsard dont j’ai toujours trouvé sinistre les exhortations à vivre : « vivez si m’en croyez, n’attendez à demain ». On connaît la suite, qu’il garde ses roses ! Au moins Andersen fait- il de l’humour et se moque tendrement de son vaniteux sapin qui s’aveugle sur son état et s’indigne d’être taxé de « vieux sapin » par d’insolentes souris alors qu’il ne se sent « pas vieux du tout ».
Car le sapin ne devient pourtant pas âgé en un clin d’oeil, sa métamorphose est condensée par le conte elliptique et la vieillesse est un moment enviable au regard du sort mortel : « c’était fini maintenant, et l’arbre était fini et l’histoire avec lui. Fini, fini comme toutes les histoires. » La chute ne s’embarrasse donc pas d’attendrissement. Ce pauvre sapin n’a même pas eu droit à la sobre et belle « oraison funèbre » réservée à son homologue dans l’autre conte de Noël « Le Dernier Rêve du vieux chêne » : « L’arbre a disparu ! (...) Qui va pouvoir le remplacer ? Personne ! ».
Le lecteur était prévenu du caractère irréversible de l’histoire à qui il avait été annoncé « une seule histoire ».
Le cinéaste Jean Eustache en raconte, lui aussi, « une sale histoire » selon le titre d’un de ses films (1977) mais il le fait alors en s’y prenant à deux fois. Que vient donc faire Eustache, cinéaste français, auteur maudit de La Maman et la putain (1973) et du tendre Mes petites amoureuses (1974) dans un texte sur Andersen, me direz-vous ? C’est qu’il s’est laissé lui aussi inspirer par la magie (la fausse magie) de Noël dans « Le père Noël a les yeux bleus » (1966) ; Jean-Pierre Léaud tente d’y séduire les filles sous son déguisement de circonstance, qui lui permet de survivre en faisant des photos avec les passants. Le film laisse apparaître en arrière- plan un ou deux sapins extérieurs en pot, faisant piètre figure : il est placé sous le signe de la pauvreté, celle de ses protagonistes mais aussi celle des moyens du cinéaste, qui doit à la générosité de Godard la possible réalisation de son film.
Un critique écrivait de ce film que c’était une confession. Tout comme le conte d’Andersen, qui ne fait jamais que se raconter. Mais si l’art déguise une matière autobiographique, c’est pour le plus grand plaisir du lecteur qui y trouve aussi son compte.
L’irremplaçable Andersen (tel le chêne) séduit par son ton inimitable. N’allez le chercher ni au cimetière, ni dans les produits dérivés mais bien dans ses récits pleins de charme qui, tout en prémunissant contre l’illusion, se piquent de divertir leur public. Ils n’ont pas que vocation à briller dans les salons mais souhaitent qu’on les fasse intimement siens. Vive ces contes qui offrent un viatique littéraire pour affronter moins seul la vie et ses vicissitudes, muni de ce bagage littéraire ! Et il sera trop tard après pour déplorer de ne pas les avoir lus : « ah si seulement ! »...Bien que lire « Le Sapin » donne un grand coup de vieux en faisant de chaque lecteur un vilain petit sapin en puissance, il nous incite aussi à redevenir un enfant mais un enfant moins égoïste et plus attentif au monde qui nous entoure, sans oublier les « domestiques et demoiselles » ni « la vieille bonne d’enfants » ! Il évite surtout par son laconisme, sa précision, sa poésie et son humour de nous administrer un sermon contrairement à moi qui ne suis pas Andersen. Il est surtout une cure de jouvence par la verdeur de son expression.
Car, n’en doutons pas, « Maintenant, la vie recommence ! » (p. 142) à chaque relecture d’Andersen ! Ne négligeons pas le pouvoir des histoires en ces temps sombres puisqu’ils nous apprennent l’élégance digne de la pirouette faussement désinvolte qui contrecarre la dureté du dénouement ; la morale du conte, « Fini comme toutes les histoires », invite en effet avec brio à ne pas en faire, justement, toute une histoire... Andersen était en proie à toutes sortes de terreurs : celle « d’être volé, de perdre son passeport, de manquer d’argent, de tomber victime d’une épidémie, ce grand voyageur ne se déplaçait jamais sans une corde destinée à lui permettre de sortir sans encombres de sa chambre d’hôtel en cas d’incendie » (p.11). Mais à chacun sa parade ! Offrir un recueil de contes et une corde pour sortir de chez eux à nos jeunes trop planqués derrière leur ordinateur ne serait peut-être pas complètement inutile ! Joyeux Noël !
Toutes les citations des Contes de Hans Christian Andersen viennent de l’édition Folio classique, 2018.