Koumarane Valavane est franco indien, né à Karikal, un ancien comptoir français, et dirige le théâtre Indianostrum à Pondichéry.
A 14 ans, Koumarane, qui n’a cessé de rêver au théâtre, part étudier en France et à la fin de ses études supérieures, rejoint pendant trois ans la Compagnie du Théâtre du Soleil sous la direction d’Ariane Mnouchkine. Revenu en Inde à Pondichéry, Koumarane après quelques années, forme une troupe de théâtre et crée Indianostrum Theatre inspiré par la Compagnie du Théâtre du Soleil.
Nous avons rencontré Koumarane avant un spectacle de danses et chants traditionnels. Ce dernier, intitulé An evening of Lavani, clôturait la semaine de stage durant laquelle trois artistes de Lavani sont venus enseigner à l’Indianostrum Theatre. Le Lavani est un art du spectacle indien né au XVIIIème siècle qui a inspiré les danses que l’on retrouve dans le cinéma Bollywood. Durant l’occupation britannique, le Lavani fut interdit du fait de ses propos et attitudes ouvertement licencieux et de certains messages politiques critiques à l’égard du gouvernement en place.
Koumarane Valavane, un homme de théâtre riche d’utopies
Koumarane est revenu en Inde avec le projet de monter une troupe de théâtre et de construire un lieu pour travailler. “Je pensais que tout était possible parce que je ne savais rien”, confie-t-il.
L’Inde est le pays du théâtre, mais ce dernier a malheureusement perdu son espace au profit de sa forme évoluée qu’est le cinéma. Avec Indianostrum Theatre, nous avons décidé de reconstruire un théâtre populaire indien.
Le théâtre est probablement le lieu le plus libre en Inde, mais il n’existe pas de grands textes de théâtre en Inde, les acteurs travaillent à partir de textes tirés de dramaturgies européennes ou de ceux du Mahabharata, “chacun s’approprie un texte selon sa langue et sa sensibilité”, avoue Koumarane. Certaines pièces inspirées du Mahabharata racontent les personnages non dans leur version héroïque habituelle, mais dans leur version plus humaine. Koumarane nous confie :
Tous les genres, toutes les sexualités sont assumés au théâtre, on dépasse tout ça et j’y crois. Tous les théâtres en Inde sont des lieux où la liberté est défendue et expérimentée, d’abord dans le vivre ensemble de la troupe. Nous explorons l’aventure humaine et racontons les démons de l’extérieur qui veulent entrer dans le théâtre. Nous combattons toutes les discriminations.
Koumarane fait un travail de théâtre qui se tisse entre les textes qui fondent la culture européenne, les tragédies d’Œdipe, Antigone, les comédies de Molière, les drames shakespeariens et la mythologie indienne dont il n’oublie pas le Dharma qui a une fonction essentielle dans la culture indienne et que Koumarane traduit par droiture en français. Une des définitions du Dharma suggère que celui-ci représente l’ordre des choses dans l’univers et son agencement.
Le théâtre traditionnel est devenu presque institutionnalisé, pourtant tous les grands metteurs en scène dans le monde sont venus s’inspirer du théâtre populaire indien.
A force de travail, à partir des inspirations prises dans le théâtre populaire d’ailleurs et de l’actualité, la troupe de l’Indianostrum Theatre commence à avoir un répertoire d’une dramaturgie indianisée.
L’Indianostrum Theatre, un lieu de transmission et de création
L’Indianostrum Theatre existe depuis 10 ans et est situé dans la ville blanche, au 7 de la rue Romain Rolland, derrière l’église Notre Dame des Anges à Pondichéry et à côté d’une merveilleuse pâtisserie. Durant la période coloniale, cette salle était un cinéma où l’on passait des films français.
En 2022, la troupe de l’Indianostrum Theatre compte 15 personnes, dont beaucoup de jeunes en provenance d’un peu partout en Inde. Koumarane leur donne l’opportunité de travailler avec la troupe de l’Indianostrum pendant un an et leur verse un salaire minimum qui leur permet de vivre leur passion théâtrale.
La journée de travail s’organise en plusieurs temps:
- Le matin, les stagiaires pratiquent le Kalaripayatt, une forme d’art martial du Kerala, pendant deux heures.
- Ensuite ils travaillent deux heures avec Koumarane ou un autre maître ou alors ils s’exercent à un travail créatif.
Ils peuvent être amenés à faire une tournée dans les villages, afin de faire connaissance avec un public différent de celui de la ville.
Koumarane veut que ces jeunes apprentis explorent un horizon très large. Lorsqu’ils partent, certains montent des compagnies, d’autres font de la création, certains rejoignent le monde du cinéma.
Si cinq d’entre eux partent avec des utopies dans la tête, j’ai gagné !
Indianostrum Theatre, un théâtre moderne dans une continuité culturelle indienne
En 2018, Indianostrum Theatre crée Chandâla, l’impur, inspirée de Roméo et Juliette de Shakespeare. La troupe y aborde la question des castes au travers d’une histoire d’amour et la pièce a été jouée au Festival de théâtre de Limoges en 2018.
Une autre création d’Indianostrum Theatre, Karuppu, explore la spécificité des relations femmes-hommes. Terres de cendres de 2017, jouée au Théâtre du Soleil à Vincennes, évoque la violence de la guerre au Sri Lanka.
Indianostrum Theatre et l’École Nomade du Théâtre du Soleil
Koumarane Valavane a été comédien de la Compagnie du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, durant trois ans. En 2015, 2018, puis en 2020, l’École Nomade du Théâtre du Soleil est venue à Pondichéry.
Entre l’Indianostrum Theatre et le Théâtre du Soleil, ce sont des allers retours d’utopies et de désir de théâtre. Ariane Mnouchkine est venue trois fois en Inde, elle est inspirée par l’Asie et l’Inde, moi je suis inspiré par Ariane Mnouchkine !
A quoi Ariane Mnouchkine répond dans une interview, “L’ Inde est un de mes maîtres, depuis toujours le Théâtre du Soleil est influencé par les formes traditionnelles de théâtre et il y puise son inspiration, sa pédagogie et son amour de l'art de l'acteur”.
Pour la troisième session en 2020, Ariane Mnouchkine et neuf comédiennes et comédiens ont dirigé un stage de deux semaines à l’Indianostrum Theatre auquel 141 apprentis comédiens ont assisté et participé.
Indianostrum Theatre fonctionne selon un modèle économique de redistribution
Le modèle économique d’Indianostrum Theatre est composée de plusieurs sources de revenus qui sont redistribuées en cinq parts :
- Deux parts sont issues des revenus perçus lors des tournées à l’étranger, par exemple le festival des francophonies de Limoges (deuxième festival international francophone le plus important).
- La troisième part vient des collaborations avec des troupes étrangères ou indiennes ou des projets auxquels la troupe de Pondichéry collabore.
- La quatrième part est issue de la participation de l’Indianostrum Theatre à différents festivals en Inde.
- Enfin la cinquième part vient de la billetterie locale, des stages et des formations.
Pour 2022-2023, aucune collaboration à l’étranger n’a été programmée du fait de la pandémie de Covid-19 les deux années précédentes. Les festivals en Inde ont été annulés, il ne reste donc plus comme revenus que les deux dernières parts. Cependant, selon Koumarane, la troupe de l’Indianostrum a du travail jusqu’en juin 2023.
On a connu des situations tellement plus mauvaises ! Parfois je commence la journée avec les comédiens en disant : notre mort est annoncée pour tel jour. Juin 2023, c’est loin encore ! Nous ne sommes pas inquiets.
Le Lavani, un art traditionnel combinant danses et chants traditionnels
Le Lavani est uniquement exécuté par des femmes, ce sont des danses sensuelles, dont le rythme est donné par le tabla et soutenu par les grelots appelés Ghungroo que les interprètes portent en bracelet autour des chevilles. Le Lavani est interprété sous forme de comédie de mœurs, accompagné par des chants aux paroles provocantes, parfois piquantes et coquines qui font passer des messages socio-politiques et traitent des relations amoureuses et sexuelles entre hommes et femmes.
Koumarane partage avec nous ses réflexions :
Les danseuses de Lavani ne sont jamais vulgaires ni dans les gestes, ni dans les propos et finalement ces danses interrogent notre regard. En 2019, lorsque j’ai vu la danseuse de Lavani qui se produit ce soir, j’ai été soufflé par sa performance parfois provocatrice mais jamais vulgaire. Il n’y avait que des femmes sur scène et j’ai eu une vision, c’était L’Ecole des femmes de Molière. Je me suis toujours demandé ce que Molière voulait montrer avec cette comédie et j’ai alors pensé qu’il voulait montrer une grande liberté.
En 2022, Koumarane a créé une adaptation déloyale, très libre de l’Ecole des Femmes tout en gardant le thème central “d’un homme qui veut créer une sorte de femme idéale, une sorte de Frankenstein”.
Une fois les 3 actes écrits, Koumarane a invité des artistes de Lavani à venir travailler des scènes avec la troupe, durant une semaine. “Et c’est ainsi que cette adaptation très indienne et inspirée par la vie est née !” Tout comme dans le Lavani, selon Koumarane, “Molière défend l’idée que le désir est naturel et partie prenante du corps. Le corps féminin est là, on vit avec, ce n’est pas un récipient vide.”
Dans l’Ecole des femmes, Molière dit que pour être libre, il faut être capable de s’exprimer, il faut posséder la langue et les mots. L’émancipation des femmes passe par la langue et pas par le mariage.
L’École Nomade du Théâtre du Soleil vient accompagner une politique exigeante de coopération culturelle entre la France et l’Inde, en coopération avec l’Institut français en Inde et le réseau des Alliances françaises en Inde. Elle assure une formation régulière et gratuite à destination d’apprentis comédiens venus de toute l’Inde et elle propose une approche pédagogique différente de ce qui est habituellement enseigné dans les écoles ou pratiqué dans d’autres compagnies en Inde.
Fidèle à ses principes, elle participe à la renaissance et la valorisation du Terukkuttu, patrimoine culturel traditionnel populaire du Tamil Nadu. Le Terukkutu est une forme de théâtre de rue, un divertissement et un moyen d’instruction sociale qui met en scène l’histoire du Mahabharata.
En lien avec l’Indianostrum Théâtre, ces sessions ont favorisé la mise en relation de jeunes acteurs qui ainsi participé à l’essor d’un théâtre populaire contemporain indien.
En 2016, la compagnie du Théâtre du Soleil, dans sa totalité, a monté et répété à l’Indianostrum Théâtre, pour la première fois, « Une chambre en Inde ». La pièce a ensuite connu un succès mérité dans son lieu d’origine, la Cartoucherie de Vincennes. La troupe indienne de théâtre populaire qui a travaillé avec Ariane Mnouchkine et ses comédiens garde des liens très forts avec le Théâtre du Soleil.