Édition internationale

L’aide US coupée, des victimes de traite au Cambodge livrées à elles-mêmes

Privée d’appui après les coupes de Washington, Sreyheng, 26 ans, rescapée de huit ans de mariages forcés en Chine, témoigne. Les ONG réduisent la voilure., les trafics continuent.

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Photo : Camboja News
Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 27 août 2025

Une vie reprise de force après huit ans de mariages imposés

Sreyheng*, 26 ans, vit désormais avec sa mère et son beau-père dans une zone rurale de la province de Kratie, où elle élève un nourrisson né d’un mariage qu’elle n’a jamais choisi.

Promise à un « bon travail » en Chine, elle a en réalité passé huit ans piégée dans deux mariages forcés. Elle n’a pu s’échapper qu’après l’intervention d’une organisation cambodgienne de défense des droits.

Mais cet appui disparaît. Début 2025, l’aide américaine aux associations qui soutiennent des victimes comme elle a été supprimée dans le cadre du vaste démantèlement des fonds de développement international par la seconde administration Trump.

Il y a un an, Sreyheng a appelé la ligne d’assistance d’Adhoc dédiée à la lutte contre la traite après avoir déposé plainte auprès de la police cambodgienne. L’organisation, la plus ancienne ONG de droits humains du pays, dépendait auparavant pour plus de la moitié de ses activités des financements de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).

« Je n’avais pas assez de riz pour manger – seulement des nouilles – et je restais la plupart du temps dans une chambre, à regarder la télé et à jouer sur mon téléphone », raconte-t-elle à propos de ses derniers mois à Nanyang, en Chine, au sein de son second mariage forcé, où elle a eu trois enfants avant de s’enfuir. Pendant près de trois ans, dit-elle, elle n’était autorisée à sortir qu’accompagnée de son mari.

Son calvaire a commencé à 18 ans, lorsqu’un intermédiaire cambodgien lui a promis un emploi stable en Chine. À la place, elle a été vendue pour une relation servile de cinq ans, dont sont nés deux enfants – le début d’un cycle d’exploitation qui a duré près d’une décennie.

 

Sreyheng
(Sreyheng se prosterne pour honorer son père à son retour après son sauvetage de Chine, 9 août 2024. Crédit : Adhoc)

 

Des coupes américaines qui assèchent l’aide aux victimes

Alors que Sreyheng tente de se reconstruire, l’appui d’organisations comme Adhoc n’est plus viable après les coupes budgétaires. Plus de huit autres ONG cambodgiennes menant des programmes contre la traite se trouvent dans la même situation : leurs responsables de projet estiment que des centaines – potentiellement des milliers – de victimes, principalement des travailleurs migrants exploités et des victimes d’exploitation sexuelle, ne seront plus secourues ni accompagnées chaque année, l’État s’en remettant souvent à ces associations pour gérer les dossiers.

Dans le même temps, le rôle du Cambodge comme plaque tournante de l’industrie des escroqueries en ligne – qui asservirait 150 000 personnes – a continué de s’étendre malgré des opérations ponctuelles des autorités que des experts jugent largement symboliques. Les ONG ont reçu peu de soutien pour libérer des victimes détenues dans des complexes – des efforts désormais à l’arrêt.

« En raison des coupes de financement, nous ne pouvons plus aider certaines victimes trompées ou trafiquées par des groupes criminels organisés », déclare Ny Sokha, président d’Adhoc. « Beaucoup souffrent encore à l’étranger. »

Près de 5 millions de dollars avaient été engagés au profit d’Adhoc par l’USAID sur cinq ans, à partir de 2024, une part significative étant dédiée aux opérations contre la traite. L’organisation n’a reçu que la moitié des fonds avant l’annulation du contrat.

Après le démantèlement de l’USAID et son absorption par le département d’État en mars dans le cadre des coupes « DOGE » de l’administration Trump, 83 % de ses programmes ont été annulés, dont 30 au Cambodge, ainsi que 260 millions de dollars qui finançaient des initiatives cruciales contre la traite, ainsi que des programmes de santé, d’éducation, de société civile et de droits humains.

 

Un pays durablement pointé du doigt

Le Cambodge figure depuis longtemps en queue du rapport annuel américain sur la traite et a été classé au « Tier 3 » ces trois dernières années en raison d’une forte hausse des cas liés aux réseaux d’escroqueries en ligne, que des analystes estiment opérés avec une complicité étatique.

Selon Sokha, Adhoc a maintenu une ligne d’assistance pour les travailleurs cambodgiens à l’étranger, coordonné des sauvetages d’urgence et employé des conseillers pour fournir une thérapie des traumatismes et une aide juridique – souvent la seule bouée de sauvetage pour des victimes sans soutien familial et un relais pour leur réintégration.

Sreyheng indique avoir bénéficié plus tôt cette année d’un accompagnement psychologique et d’un soutien aux moyens de subsistance de la part d’Adhoc, des services qui ne sont plus disponibles.

Sokha se dit peiné de ne plus pouvoir aider systématiquement les victimes, mais promet que l’organisation fera tout son possible tout en recherchant de nouveaux bailleurs. Avant les coupes, Adhoc procédait en moyenne à 100 sauvetages et rapatriements de victimes de la traite par an.

 

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L 'Adhoc interroge Sreyheng à son arrivée à Phnom Penh après son sauvetage de Chine, 1er août 2024. Crédit : Adhoc

 

Central et Chab Dai réduisent la voilure

D’autres ONG locales financées par les États-Unis pour la lutte contre la traite ont indiqué à CamboJA News avoir dû réduire leurs activités.

Moeun Tola, directeur exécutif du Center for Alliance of Labor and Human Rights (Central), explique que la suspension des contrats historiques de l’USAID a forcé le groupe à ramener son maillage de dix implantations à seulement deux, amputant ses campagnes locales de prévention dans huit provinces.

L’organisation dépendait fortement d’un contrat de près d’un million de dollars sur cinq ans. Avant sa résiliation en mars, Central avait pris en charge cette année 75 cas de travailleurs migrants cambodgiens soupçonnés de subir du travail forcé et des formes d’exploitation, selon les chiffres partagés avec CamboJA News. Elle a dû interrompre son assistance.

Moeun Tola, qui alerte aussi sur les effets systémiques du retrait de l’aide étrangère sur la société civile, souligne que l’exploitation de jeunes Cambodgiennes par des services de recrutement à haut risque demeure endémique. Il cite un cas récent : 100 femmes et filles exploitées ont été rapatriées de Chine plus tôt cette année.

Sans le soutien des ONG et des organisations de défense des droits, prévient-il, ces réseaux d’exploitation risquent de s’enraciner davantage.

En plus de coordonner les rapatriements de travailleurs migrants exploités, Central fournissait une assistance juridique à des Cambodgiens escroqués de plusieurs milliers de dollars par des courtiers en emploi.

Phanith* a perdu plus de 4 000 dollars après avoir été trompé par un homme se présentant comme recruteur de talents pour une entreprise manufacturière sud-coréenne, qui promettait de lui obtenir un emploi et de prendre en charge visas et voyage contre rémunération.

Lui et 40 autres plaignants aux dossiers similaires travaillaient avec Central pour déposer des plaintes et engager des poursuites, mais sont restés en suspens après la fermeture du bureau dédié à ces affaires.

La Chab Dai Coalition, ONG internationale basée à Phnom Penh et engagée contre l’esclavage moderne, a licencié huit employés, réduit ses capacités et transféré la plupart de ses 37 dossiers d’accompagnement de victimes aux autorités, à la suite des coupes.

Selon son directeur, Hor Kosal, ces réductions limitent l’accès des survivants à l’aide juridique, au soutien psychologique, à l’alimentation et aux soins de santé ; les ressources publiques ne suffisent pas à répondre à la demande.

 

CTIP amputé, alors que les escroqueries prospèrent

Une grande partie des financements dont dépendaient Central, Adhoc et Chab Dai pour lutter contre l’esclavage moderne provenait du programme « Counter Trafficking in Persons » (CTIP) de l’USAID, qui a injecté des dizaines de millions de dollars depuis 2006 dans les actions interinstitutionnelles contre la traite et l’accompagnement des victimes – le plaçant au cœur de la réponse cambodgienne.

Mais avec des organisations d’escroquerie en ligne solidement implantés dans plus de 350 complexes sur le territoire cambodgien et exploitant environ 150 000 personnes originaires de 22 pays pour générer au moins 12 milliards de dollars de revenus illicites par an, selon Winrock International (ancien opérateur du CTIP), s’attaquer à l’épicentre de la traite dans le pays suppose désormais de confronter ces réseaux criminels.

Mark Taylor, ancien chef de projet de Winrock, déclarait en mai à The Diplomat que les partenaires du CTIP avaient secouru et rapatrié plus de 200 personnes – principalement des ressortissants étrangers – contraintes à la criminalité dans les centres d’escroquerie, avant l’arrêt du programme.

 

Une répression officielle qui s’essouffle

Si le gouvernement a lancé le mois dernier une répression nationale contre les centres d’escroquerie, l’élan semble retombé. Les autorités assurent que les opérations se poursuivent, mais l’attention s’est déplacée vers le conflit frontalier avec la Thaïlande, tandis que d’importants sites présumés et des personnalités influentes qui leur seraient liées n’ont pas été inquiétés.

Le dépistage de situations de traite parmi les milliers d’étrangers interpellés lors des raids a semblé limité.

Choun Bun Eng, vice-présidente permanente du Comité national de lutte contre la traite, déclarait alors à CamboJA News que les premiers contrôles mettaient surtout au jour des « violations du droit de l’immigration et du travail ». Elle a appelé à une « responsabilité partagée » avec les pays d’origine des personnes détenues.

Interrogée récemment sur la suspension de l’aide américaine, elle a estimé que ces coupes n’affecteraient pas la capacité du gouvernement à combattre et prévenir la traite.

« Par le passé, leur [aide américaine] soutenait certaines activités, notamment lorsque les personnes ne coopéraient pas toujours directement avec le gouvernement. Nous valorisons toujours cet appui comme une collaboration directe et indirecte », dit-elle, en référence à la prévention, à la sensibilisation du public et à la formation des agents de première ligne.

« Nous restons engagés à mettre en œuvre notre plan stratégique », ajoute-t-elle, affirmant que les cas sont en baisse et que des progrès ont été accomplis cette année, tout en citant des données gouvernementales qu’elle n’a pas fournies.

 

Un filet de sécurité fragilisé

En dépit de ces déclarations, les canaux de soutien non gouvernementaux peinent à maintenir l’ensemble de leurs actions.

Depuis plus de cinq mois, depuis le retrait de leur bailleur principal, les ONG et organisations de droits humains du Cambodge peinent à trouver de nouveaux financeurs. Sous tension, l’écosystème déjà fragile d’aide aux survivants de la traite et de prévention de nouveaux cas s’enfonce dans l’incertitude.

Les astérisques indiquent que les noms de famille ont été omis pour des raisons de confidentialité et de sensibilité.

Phanith* a perdu plus de 4 000 dollars après avoir été trompé par un homme se présentant comme recruteur de talents pour une entreprise manufacturière sud-coréenne, qui promettait de lui obtenir un emploi et de prendre en charge visas et voyage contre rémunération.

Lui et 40 autres plaignants aux dossiers similaires travaillaient avec Central pour déposer des plaintes et engager des poursuites, mais sont restés en suspens après la fermeture du bureau dédié à ces affaires.

La Chab Dai Coalition, ONG internationale basée à Phnom Penh et engagée contre l’esclavage moderne, a licencié huit employés, réduit ses capacités et transféré la plupart de ses 37 dossiers d’accompagnement de victimes aux autorités, à la suite des coupes.

Selon son directeur, Hor Kosal, ces réductions limitent l’accès des survivants à l’aide juridique, au soutien psychologique, à l’alimentation et aux soins de santé ; les ressources publiques ne suffisent pas à répondre à la demande.

 

CTIP amputé, alors que les escroqueries prospèrent

Une grande partie des financements dont dépendaient Central, Adhoc et Chab Dai pour lutter contre l’esclavage moderne provenait du programme « Counter Trafficking in Persons » (CTIP) de l’USAID, qui a injecté des dizaines de millions de dollars depuis 2006 dans les actions interinstitutionnelles contre la traite et l’accompagnement des victimes – le plaçant au cœur de la réponse cambodgienne.

Mais avec des organisation d’escroquerie en ligne solidement implantés dans plus de 350 complexes sur le territoire cambodgien et exploitant environ 150 000 personnes originaires de 22 pays pour générer au moins 12 milliards de dollars de revenus illicites par an, selon Winrock International (ancien opérateur du CTIP), s’attaquer à l’épicentre de la traite dans le pays suppose désormais de confronter ces réseaux criminels.

Mark Taylor, ancien chef de projet de Winrock, déclarait en mai à The Diplomat que les partenaires du CTIP avaient secouru et rapatrié plus de 200 personnes – principalement des ressortissants étrangers – contraintes à la criminalité dans les centres d’escroquerie, avant l’arrêt du programme.

 

Une répression officielle qui s’essouffle

Si le gouvernement a lancé le mois dernier une répression nationale contre les centres d’escroquerie, l’élan semble retombé. Les autorités assurent que les opérations se poursuivent, mais l’attention s’est déplacée vers le conflit frontalier avec la Thaïlande, tandis que d’importants sites présumés et des personnalités influentes qui leur seraient liées n’ont pas été inquiétés.

Le dépistage de situations de traite parmi les milliers d’étrangers interpellés lors des raids a semblé limité.

Choun Bun Eng, vice-présidente permanente du Comité national de lutte contre la traite, déclarait alors à CamboJA News que les premiers contrôles mettaient surtout au jour des « violations du droit de l’immigration et du travail ». Elle a appelé à une « responsabilité partagée » avec les pays d’origine des personnes détenues.

Interrogée récemment sur la suspension de l’aide américaine, elle a estimé que ces coupes n’affecteraient pas la capacité du gouvernement à combattre et prévenir la traite.

« Par le passé, leur [aide américaine] soutenait certaines activités, notamment lorsque les personnes ne coopéraient pas toujours directement avec le gouvernement. Nous valorisons toujours cet appui comme une collaboration directe et indirecte », dit-elle, en référence à la prévention, à la sensibilisation du public et à la formation des agents de première ligne.

« Nous restons engagés à mettre en œuvre notre plan stratégique », ajoute-t-elle, affirmant que les cas sont en baisse et que des progrès ont été accomplis cette année, tout en citant des données gouvernementales qu’elle n’a pas fournies.

 

Un filet de sécurité fragilisé

En dépit de ces déclarations, les canaux de soutien non gouvernementaux peinent à maintenir l’ensemble de leurs actions.

Depuis plus de cinq mois, depuis le retrait de leur bailleur principal, les ONG et organisations de droits humains du Cambodge peinent à trouver de nouveaux financeurs. Sous tension, l’écosystème déjà fragile d’aide aux survivants de la traite et de prévention de nouveaux cas s’enfonce dans l’incertitude.

L’astérisque indique que le nom de famille n’est pas publié pour des raisons de confidentialité et de sensibilité.

KHUON Narim

Avec l'aimable autorisation de Camboja News, qui a permis la traduction de cet article et ainsi de le rendre accessible au lectorat francophone.

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