Ang Choulean consacre sa vie à la préservation de trésors : les hautes tours d'Angkor bien sûr mais aussi les humbles rites du quotidien. Invités à prendre le thé dans sa maison de campagne de Siem Reap, nous avons saisi l'occasion de découvrir le professeur
Genèse d'un passionné
L'histoire commence début des années 70. Ang Choulean est alors l'un des meilleurs étudiants de la faculté d'archéologie de la République khmère. En 1974, il saute sur une possibilité exceptionnelle: celle d'étudier 3 ans à Paris à l'Ecole des hautes études des sciences sociales. Le jeune Khmer part alors sans savoir qu'il ne pourra bientôt plus rentrer... L'arrivée au pouvoir des khmers rouges le force à poursuivre ses études d'anthropologie des religions sur la capitale francaise. Avec humilité, il avoue avoir été un étudiant comme les autres "c'était difficile, je vivais de petits boulots". De ces années, Ang Choulean conserve un français parfait et un goût immodéré pour la culture de l'hexagone. Il finit cependant par revenir au Cambodge une première fois en 1989 puis définitivement en 1993. A nouveau sur le sol khmer, il contribue pour beaucoup à la formation des premiers ethnologues du pays notamment à la faculté d'archéologie : "j'y allais autrefois en tant qu'étudiant maintenant c'est en tant que professeur". Sa renommée au Royaume vient pourtant d'ailleurs. Dès son retour au pays, l'ethnologue offrit en effet sa collaboration à APSARA, l'Autorité pour la Protection du Site et l'Aménagement de la Région d'Angkor. Il admet même avec fierté être l'un de ses fondateurs même s'il n'y participe plus maintenant. Plus âgé, Ang Choulean préfère désormais consacrer son temps à khmererenaissance.info, son site web au contenu riche en anecdotes sur la vie cachée d'Angkor et objet régulier de petits imprimés.
Souvenirs d'APSARA
Pressé de questions, le Khmer raconte avec plaisir l'histoire de APSARA, une histoire à laquelle il a contribuée. On y apprend que la création d'une telle autorité ne répondait pas uniquement au besoin de protéger le site d'Angkor mais aussi d'accompagner le développement de la ville de Siem Reap. Déjà, un afflux massif du nombre de touristes était prévu. Ang Choulean s'explique "Siem Reap allait changer. Il fallait s'y préparer". En 1997, APSARA n'intéresse pourtant pas encore une sphère politique trop occupée par des luttes internes violentes. Les financements manquent. Il faut attendre encore un peu avant que le potentiel touristique du site d'Angkor ne soit révélé quand les membres du conseil d'administration seront de plus en plus liés aux ministères de l'intérieur, de la Culture, de l'Environnement.... APSARA devient alors réseau de compétences. Cela explique que Ang Choulean trouve aujourd'hui l'autorité bien changée par rapport au temps ou il était un collaborateur fidèle. Les fondateurs sont désormais comme lui "vieux et dispersés aux quatre coins du Royaume". Pourtant le Khmer ne nie pas que l'autorité possède toujours un énorme potentiel. Tentant de faire un bilan, le professeur estime que la protection du site d'Angkor est un succès à 70%, l'accompagnement du développement de Siem Reap a par contre tout d'un échec. Le "patrimoine intangible" de la région a en effet durement pâti de l'arrivée massive des touristes.
Découverte du patrimoine intangible
La notion de patrimoine intangible est aujourd'hui plus que jamais à la mode dans les milieux de l'anthropologie et de la protection des sites. Apparue au début des années 90, elle désigne l'ensemble des cultures traditionnelles, des savoir-faire quotidiens aux rites sacrés. Le Sbek Thom, théâtre d'ombres khmer ou le ballet royal en sont des exemples . Ils sont protégés depuis 2006 par "une convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel" signée par les membres de l'UNESCO. Ang Choulean affirme avoir appris la notion de "patrimoine intangible" sur le tas, même s'il lui a toujours semblé l'avoir dans le coeur. Persuadé de sa nécessité, le professeur khmer a été agréablement surpris que la notion devienne à la mode. Il regrette que la protection des cultures traditionnelles n'ait pas été la priorité d'APSARA à ses débuts : "Personne ne pensait au patrimoine immatériel. L'urgence était au développement sain. Résultat, on est complètement passé à coté". Pour lui, cependant, il n'est pas trop tard et c'est peut être aux étrangers de créer le déclic, de susciter l'intérêt de l'Autorité. La popularité du patrimoine intangible est une vraie chance dans ce sens.
Ce n'est que depuis 5 ans que Ang Choulean s'intéresse vraiment à la vie des gens, leurs cultures traditionnelles. Il s'en amuse souvent "Je ne mange pas comme mes propres voisins, et je n'utilise pas non plus le même calendrier". Pour l'ethnologue, le folklore est véritablement la science du peuple. Il se souvient avec émotion avoir assisté au tout dernier rite de l'"appel des âmes du riz" dans un village. Avec une ironie amère, le professeur raconte "A 300 mètres je voyais un bulldozer faire l'autoroute".
Ang Choulean, attristé, ne nous quitte pas sans nous prendre à témoin: "Ces traditions qui disparaissent, à qui le raconter? Ça me fait de la peine. Vous êtes seulement la troisième personne à qui j'en parle". Alors LePetitJournal.com transmet le message pour lui...
Marion Le Texier (www.lepetitjournal.com/cambodge.html) jeudi 20 mai 2010