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Rencontre - Camille Morando commissaire de l'exposition Victor Brauner

interview Camille Morando commissaire exposition Victor Brauner Musée d’Art Moderne de Parisinterview Camille Morando commissaire exposition Victor Brauner Musée d’Art Moderne de Paris
Écrit par ARTA GRAFICA
Publié le 12 octobre 2020, mis à jour le 5 novembre 2020

Depuis le 18 septembre 2020 et jusqu'au 10 janvier 2021, le Musée d’Art Moderne de Paris consacre à l'artiste roumain Victor Brauner (1903-1966), figure singulière du surréalisme, une importante monographie, "Je suis le rêve, je suis l'inspiration". L'exposition regroupe plus d’une centaine d’œuvres, peintures et dessins, dont certaines montrées en France pour la première fois depuis la dernière rétrospective à Paris en 1972. Rencontre avec Camille Morando, l'une des trois commissaires en charge de l'exposition.

 

Grégory Rateau: Pourquoi vous êtes-vous intéressée en particulier à l'artiste Victor Brauner?

Camille Morando: En tant que pensionnaire à l’Institut National d’Histoire de l’art (INHA, Paris), on m’a confié en 2002, avec une autre pensionnaire, Sylvie Patry, la publication des archives de Victor Brauner qui a donné lieu à l’ouvrage "Victor Brauner Écrits et correspondance 1938-1948" (Paris, INHA/Centre Pompidou, 2005). J’avais déjà croisé l’œuvre de cet artiste lors de mon doctorat. Et ce fonds d’archives légué par la veuve de Brauner à l’État français en 1986 et conservé à La Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou, m’a permis véritablement d’entrer dans l’univers de cet artiste. Et depuis près de vingt ans, je n’ai eu de cesse de l’explorer.


L'exposition a déjà commencé. Pouvez-vous nous la décrire en quelques mots pour encourager nos lecteurs à s'y rendre?

Intitulée « Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration », notre exposition (nous sommes trois commissaires, Jeanne Brun, Sophie Krebs et moi-même) est la première rétrospective à Paris depuis 1972 consacrée à Victor Brauner (1903-1966). Elle s’attache à rendre hommage à ce grand artiste, encore trop méconnu, en présentant de manière chronologique sa création selon sept salles :

Une jeunesse roumaine (1920-1925) ; Paris, rencontre avec l’univers surréaliste (1925-1932) avec une section consacrée aux dessins de l’artiste ; L’aventure surréaliste (1933-1939) ; Les frontières noires de la guerre (1939-1945) ; Autour du Congloméros (1941-1945) ; Après la guerre (1946-1948) ; Au-delà du surréalisme (1949-1966).
Plus de 160 œuvres sont exposées : peintures, dessins, objets, sculptures ainsi que quatre œuvres d’art primitif collectionnées par Brauner. Trois vitrines documentaires accompagnent le parcours, montrant les revues roumaines des années 1920-1930, des catalogues des premières expositions du peintre, des revues autour du surréalisme, des lettres, des photographies, un carnet et un manuscrit ainsi que sa fausse carte d’identité. Les œuvres sont en grande majorité conservées dans les collections publiques françaises (grâce au Legs de sa femme), d’autres proviennent de musées américains, italiens et espagnols, et d’autres encore (plus inédites) de collections privées dont le magistral tableau à l’entrée de l’exposition, Cérémonie (1947) en provenance du fonds de dotation de Jean-Jacques Lebel.

L’œuvre de Brauner est intrinsèquement liée à sa vie, il le dit lui-même « ma peinture est autobiographique. J’y raconte ma vie. Ma vie est exemplaire parce qu’elle est universelle ». Malgré une existence semée d’exils, de privations et de dénuements, notamment pendant ses années de clandestinité (1942-1945), la création de Brauner témoigne de la magie, de son humour et de sa ténacité et offre des œuvres diverses, colorées, denses, inventant une cosmogonie personnelle et un bestiaire enchanté.

 

J'aimerais revenir avec vous sur l'une de ses toiles les plus célèbres, qui a construit sa légende, Autoportrait à l’œil crevé. Il s'y représente avec un œil crevé, ce qui est une sorte d’art prémonitoire car, sept années plus tard, l’artiste perdra effectivement son œil gauche lors d’une bagarre.

Si ce tableau est célèbre, c’est parce qu’il est prémonitoire en effet. Brauner peint cet Autoportrait (Paris, Centre Pompidou) à Paris en 1931 sur un très petit panneau de bois. Il raconte qu’il se place devant un miroir et que, pour rendre extravagant son portrait, il s’enlève un œil (son œil gauche devenu l’œil droit dans le tableau selon le renversement du miroir). Le motif de l’œil est présent dès 1925 dans ses dessins, puis dans ses tableaux dans les années 1930, associé à la mutilation et au surgissement violent de cornes se substituant aux yeux. Sept ans après l’exécution de son Autoportrait, Brauner se retrouve accidentellement au milieu d’une rixe entre les peintres espagnols Óscar Domínguez et Esteban Francés dans la nuit du 27 au 28 août 1938 et reçoit un verre brisé qui ne lui était pas destiné, ce qui le prive définitivement de son œil gauche. Ainsi cet Autoportrait devient une prémonition qui inscrit d’emblée l’artiste, avant son adhésion au surréalisme à l’automne de 1933, dans l’histoire du « hasard objectif », cher à André Breton.

Brauner conservera toute sa vie ce tableau comme un document, car il occupe une place symbolique dans la vie et la création de l’artiste. Son accident à l’œil et la guerre seront pour lui les deux évènements capitaux de son existence. Ce tableau fait partie d’un ensemble d’œuvres prophétiques de l’artiste, dont Paysage méditerranéen (1932, Paris, Centre Pompidou) également présent dans l’exposition.

 

Quelle place occupe Victor Brauner aujourd'hui dans l'histoire de l'art?

A mon sens, il n’occupe pas la place qu’il mérite ! L’histoire de l’art retient communément la prémonition de son accident à l’œil qui en fait un artiste « voyant » lié de ce fait au surréalisme. D’ailleurs, Brauner est le plus souvent associé au seul surréalisme, ce qui est réducteur quand on observe sa création abondante et diversifiée. Il fait partie de la deuxième génération d’artistes qui rejoint le surréalisme au début des années 1930, notamment les artistes étrangers qui ont traversé les avant-gardes historiques du début du XXe siècle (cubisme, expressionnisme, constructivisme, cubo-futurisme et bien sûr dada) avant d’arriver à Paris dans le groupe de Breton.

Comme tous les grands artistes du surréalisme, Brauner, comme Max Ernst ou André Masson, propose une œuvre personnelle et érudite qui échappe à une école ou un style à proprement parler.

Nous espérons que cette exposition permettra une meilleure connaissance de sa création pour la communauté des chercheurs, des historiens de l’art et bien sûr pour le public.

 

Trouvez-vous qu'il soit assez mis en valeur dans son pays d'origine, la Roumanie?
 
Non, malheureusement ! Il est plus connu en France, en Suisse, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis qu’en Roumanie… Brauner est né à Piatra Neamț, petite ville dans les Carpates orientales (Moldavie) en 1903, et après deux séjours à Paris, il quittera définitivement son pays en 1938 pour créer son œuvre en France. Même si les musées roumains conservent quelques œuvres des années 1920-1930, début de sa production, il faudrait absolument faire découvrir ou mieux faire connaître son œuvre en Roumanie, par une rétrospective. Montrer la place importante qu’il a eue au sein de l’avant-garde roumaine avec ses créations ou participations dans les revues à Bucarest, ses liens avec la poésie, la littérature et ses relais entre Bucarest et Paris. Montrer aussi qu’il restera lié aux arts populaires de son pays en les transposant dans son œuvre. Et aussi montrer combien il renouvelle son art, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est caché dans les Hautes-Alpes en France, puis après la guerre et ce jusqu’à sa mort en 1966.

 

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Brauner s'est préoccupé du sort des Roumains émigrés de manière illégale en France, sachant que, pour la plupart d'entre eux, la fuite et l’exil représentaient leur dernier espoir. Pouvez-vous nous parler de ses engagements?

L’œuvre de Brauner est politique, au sens étymologique du terme. En tant qu’artiste, être au monde et en faire partie, c’est savoir choisir et du coup pouvoir dénoncer. Très tôt, il fustige la montée des nationalismes dans des dessins, comme ceux caricaturant Hitler et Mussolini dès 1934. Avec un humour féroce, il témoigne de ses engagements politiques en élaborant dans une série d’œuvres le personnage de M. K., emblème caricaturale du pouvoir politique en ces temps de fascismes menaçants. Plusieurs œuvres importantes dans l’exposition présentent M. K., assimilé parfois à l’Ubu de Jarry, symbole comme lui de la cruauté et de la bêtise humaines. Dans le grand format Force de concentration de Monsieur K. (1934, Centre Pompidou) présenté dans l’exposition, Brauner dénonce par ce personnage au gros ventre avec une petite tête, la bêtise ridicule du pouvoir politique, cannibale et déjà fascisant, du nouvel ordre du monde à ce moment-là. Aussi présent dans l’exposition, le dessin Sans titre (Hindenburg), 1935-1936, Centre Pompidou) exhibe une effigie du nazisme avec ce portrait présumé du maréchal Hindenburg. Brauner signe par un pseudonyme, « Ve.Ber », qu’il utilise dans ses caricatures politiques publiées dans les revues de gauche, le plus souvent censurées par le pouvoir roumain engagé aux côtés des fascistes. Là aussi, l’œuvre de Brauner est prémonitoire, annonçant avec force la barbarie à venir.

À Bucarest, en 1935-1936, il se rapproche du parti communiste clandestin, qui s’opposait alors à la monarchie de Carol II. Sans être membre de ce parti, il partage le même combat politique antifasciste avec le poète Gherasim Luca, rencontré probablement à Bucarest au début des années 1930. Il s’éloignera définitivement du communisme en 1937 suite au deuxième procès de Moscou. Toute sa vie, Brauner est resté attentif à la politique et à ses dérives pour pouvoir les contrer en les dénonçant dans son œuvre et ses écrits.

 

Pourriez-vous revenir sur le catalogue consacré à Victor Brauner que vous aviez supervisé et sur l'exposition qui a été annulée à Bucarest?

Lors de la saison croisée France-Roumanie, placée sous le commissariat général de Messieurs Jean-Jacques Garnier et Andrei Tarnea, devait se tenir, à partir du mois d’avril 2019, une rétrospective Victor Brauner au MNAR à Bucarest, sous le commissariat de Didier Ottinger. Mon directeur, Bernard Blistène, m’avait confié la direction du catalogue. Cette exposition aurait été la première rétrospective de ce grand artiste dans son pays d’origine. Pour des raisons malheureuses, l’exposition a été annulée mais la publication du catalogue a été maintenue ! Ce qui a été un grand soulagement, je dois dire, car l’ouvrage était prêt et que tout ce travail aurait été perdu… Grâce à la générosité et la ténacité de M. et Mme Derveloy que je remercie chaleureusement, le catalogue, devenu un ouvrage de référence (bilingue roumain/français), a été édité et je l’ai présenté le 17 décembre 2019 à l’Ambassade de France à Bucarest. Cet ouvrage réunit sept essais inédits de spécialistes (roumains, français et américains), le catalogue des 87 œuvres des années 1920 à 1965 choisis par Didier Ottinger pour l’exposition, une anthologie de textes de l’artiste et d’autres écrivains, une biographie analytique et une bibliographie sélective. Je suis très heureuse que ce livre, qui présente la trajectoire artistique de Brauner de Bucarest à Paris, existe et j’espère vivement qu’il favorisera une meilleure reconnaissance de l’œuvre de ce grand artiste dans son pays natal et une future exposition.

 

Propos recueillis par Grégory Rateau

 

 


Mme Camille Morando, PhD, Responsable de la documentation des collections modernes au Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle / Centre Pompidou, Professeure à l’École du Louvre (Paris) et Commissaire de l’exposition « Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration », au Musée d’art moderne de Paris, 18 septembre 2020-10 janvier 2021.
Paris, le 28/09/2020

Légende de la photo :
Camille Morando dans l’exposition « Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration », au Musée d’art moderne de Paris, le 17/09/2020.
Photographe : Laurent Morteau. Droits réservés

 

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Publié le 12 octobre 2020, mis à jour le 5 novembre 2020

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