Cette semaine notre rédaction est allée à la rencontre de Raluca Belandry, une Roumaine installée en France depuis une vingtaine d'années et passionnée de littérature et de poésie. Elle a créé "Daïmon", une revue littéraire française pour tous les auteurs "possédés par un démon créateur".
Je souhaitais faire se rencontrer des écrivains exigeants avec des lecteurs qui le sont tout autant. C’était un pari : croire en l’exigence des lecteurs...
Grégory Rateau : Parlez-nous de vos racines roumaines. D'où venez-vous ?
Raluca Belandry : La Transylvanie est ma terre de naissance et le lieu où j’ai grandi, vécu, étudié jusqu’à mes 20 ans. Je viens d’une région dont la coloration culturelle tient au brassage savant et parfois complexe des Roumains, Saxons et Hongrois. Je suis moi-même le fruit de ce brassage et fière de cette identité unique. À celle-ci s’ajoute un autre héritage : le legs d’une somptueuse bibliothèque, lourde d’inestimables volumes de grands classiques universels. Ovide, Homère, Hésiode, Shakespeare, Goethe, Dostoïevski, Faulkner, Steinbeck, Dickens, Papini, Flaubert, Maupassant, Verne, Hugo, Eminescu, Mann, Hesse, Borges, Cioran, Eliade, Blaga. Ce tout littéraire m’a marquée au fer rouge de la littérature.
Depuis quand êtes-vous en France ?
Les 20 ans qui ont suivi, je les ai passés à Paris. La génération dont je faisais partie était singulière : nous avons connu le communisme, nous avons subi la transition démocratique, nous avons vu s’installer la corruption des institutions et l’avidité des parvenus, nous avons compris que notre chance de nous libérer tenait à l’audace de nos esprits. Nos écoles étaient excellentes, notre instruction parfaite. Nous maîtrisions l’anglais et le français sans difficulté. Tout naturellement, la plupart d’entre nous est partie. Admise à l’Université de droit de Paris II, puis à University College London, mes études m’ont menée vers ma future carrière : j’ai exercé en tant qu’avocate au Barreau de Paris, avant de devenir juriste. Huit ans plus tard, j’y renonçais pour la littérature.
Avez-vous gardé un lien avec la Roumanie ?
Tout au long de ce cheminement, la Roumanie est restée en toile de fond, empreinte de souvenirs de reliefs majestueux, d’hommes et de femmes courageux et dignes. La langue s’est quelque peu fondue dans la prééminence du français et de l’anglais. Pendant des années, j’ai vécu un dédoublement similaire peut-être à ceux qui ont sciemment renoncé à leur langue natale. Mais un jour j’y reviendrai : la langue est comme le sang.
Vous avez créé votre propre revue, Daïmon. Quelle en fut sa genèse ?
À Paris, à l’image de ces autres exilés littéraires roumains que nous connaissons, m’attendait le renouvellement de mon amour pour les mots. D’avide lectrice, j’ai intensément désiré écrire. Non pas seule, mais en lien avec les autres.
La création de la Revue Daïmon a été le fruit de ce désir. Je souhaitais faire se rencontrer des écrivains exigeants avec des lecteurs qui le sont tout autant. C’était un pari: croire en l’exigence des lecteurs et en leur besoin de lire des livres doués d’un souffle et non des produits d’un certain commerce littéraire. Or, une revue littéraire peut tout se permettre: son privilège est celui d’oser, d’expérimenter, de proposer des créations inédites, avant-gardistes.
Daïmon est une revue de création littéraire en prose. Nous n’avons pas voulu créer une énième revue de poésie – la place en regorge. Nous voulions retourner à la source de la réflexion sur la nouvelle et le roman. Ainsi, la revue devient un espace de liberté, un laboratoire de création. Beaucoup d’écrivains en expriment la nécessité. Nous sommes là pour offrir ce lieu et répondre à leurs appels authentiques.
C’est ainsi qu’un collectif littéraire est né autour du manifeste "daïmonique". Depuis sa création en 2018, Daïmon a publié sept numéros et trois hors-séries.
Comment pourriez-vous définir l'identité de Daïmon pour de futurs lecteurs ?
Le nom Daïmon évoque le daïmôn socratique, selon la citation d’Apulée: « Tout ce que nous disons, que nous sachions le dire ou que nous croyions le dire, est au service de l’inconnu qui fait signe en nous. C’est cet inconnu qui est en nous plus que nous que Socrate se mit à appeler daïmôn. » Tout créateur est mû par un esprit inconnu, le poussant, le retenant, l’inspirant, le poursuivant.
Et le manifeste de la revue l’affirme :
« Daïmon accueille des auteurs possédés par un démon créateur, pour lesquels l’expérience du présent est l’autre et l’ailleurs. Daïmon convoque les démons littéraires du passé, l’imaginaire, la révolte, le rêve et propose un regard libre et vif sur le pouvoir de la littérature. »
Vos projets pour la revue ?
Les projets de Daïmon ne se dissocient pas de mes propres projets, étant poète, traductrice et auteure moi-même. La direction et l’édition de cette revue se nourrit donc de mes expériences et réflexions personnelles. On pourrait dire que je me fais passer par leur forge avant de les proposer aux auteurs qui forment notre collectif. Car nous sommes égaux au sein de Daïmon, animés par des convictions communes, et ce fil rouge nous permet de dépasser nos individualismes.
Ainsi, nous sommes en échange permanent. Nous construisons de manière subtile notre aventure collective, souvent sans nous en rendre compte. Mais à chaque nouvelle rencontre, nous nous retrouvons plus forts et plus animés. Je trouve cela fantastique ! Ce fut justement mon désir premier: faire advenir la rencontre.
Récemment, Daïmon a créé de réjouissantes synergies avec une jeune maison d’édition – Les défricheurs – dont le manifeste fait écho au nôtre. Nous souhaitons renforcer nos liens et nous servir de nos aspirations en miroir pour donner la chance aux auteurs de la revue d’être publiés et de gagner en rayonnement auprès des lecteurs. Nous envisageons de nombreux évènements et performances pour encourager la rencontre avec les lecteurs et porter plus vivement encore une écriture incarnée.
Site de la revue : www.revuedaimon.com / Site de Raluca Belandry : www.ralucabelandry.com