Nous sommes allés à la rencontre du journaliste, documentariste, écrivain et linguiste roumain, Dan Alexe, pour nous parler de la Roumanie. Ayant voyagé et réalisé des documentaires en Tchétchénie, en Afghanistan, au Pakistan, au Kosovo et en Asie Centrale, Dan Alexe s'est forgé un regard critique et lucide sur son pays.
LePetitJournal.com Bucarest : Au vu de tous les voyages que vous avez fait pour vos documentaires, quel regard portez-vous sur la Roumanie d'aujourd'hui?
Dan Alexe : Je trouve que c'est un pays très exotique (rires) et très inattendu pour ceux qui ne le connaissent pas. Un pays qui change heureusement mais qui a su garder une certaine spontanéité dans les relations sociales. Je n'accorde aucun bon point au communisme, mais je pense que de par leur isolement durant cette période, les gens n'avaient pas cette sophistication, ils sont moins sur leurs gardes qu'en Occident, du coup on a préservé une sorte d'enthousiasme à la vue de l'autre et des traditions d'hospitalité toujours intactes. Ce n'est pas pour rien que c'est un pays des Balkans, même si, géographiquement parlant, il est excentré. Du coup, j'ai toujours un immense plaisir à y revenir.
Claude Lévi-Strauss disait dans «Tristes Tropiques» en 1955 : « Je ne vois que la duperie des récits de voyage, qui n'apportent que l'illusion de ce qui n'existe plus et qui devrait être encore...» Vous, qui en avez vu du pays, arrivez-vous encore à être émerveillé?
Bien sûr, j'ai même des moments de transe. Je me souviens quand j'étais en Géorgie, j'ai visité l'ancienne capitale politique, culturelle et religieuse du pays qui s'appelle Mtskheta. Il y avait une ancienne église et un monastère sur la colline mais j'ai vu au loin un château en ruine. Je suis monté m'asseoir sur les ruines et à ce moment-là j'ai eu une sorte de choc, parlons même d'extase. J'étais seul à regarder les montagnes autour, les gens au loin. Des sensations comme ça on ne peut les ressentir que dans des endroits que l'on découvre par hasard. Il n'y a pas deux voyages qui soient pareils. Je ne prépare jamais un voyage avec des livres qui balisent le terrain, au contraire, quand je vais par exemple dans un endroit comme l'Afghanistan, j'emmène des poètes surréalistes. J'ai lu Les caves du Vatican à Kaboul, c'est sain d'une part, car ça permet de garder une distance vis-à-vis de l'endroit et ça enlève l'illusion d'en faire partie. On sait qui on est, la tête n'est pas encombrée de tout ce qui forme l'illusion du voyage et du savoir que cela entraîne.
Dans votre livre «Dacopatia», vous déconstruisez les mythes liés aux racines du peuple roumain. Quelles sont selon vous les spécificités de ce peuple, au-delà des fantasmes?
Tout d'abord, il y a la spécificité latine qui est authentique et qui est étrangement contestée par ce courant pseudo-scientifique, cette obsession autour des Daces. Comme les Gaulois, les Daces n'écrivaient pas et donc les quelques toponymes des noms d'endroits que l'on connaît par des auteurs grecs ou latins sont eux-mêmes souvent mal entendus, mal retranscrits. Je vous donne un seul exemple, il y a un texte de trois mots, dont deux, sont des noms propres, trouvés sur un vase brisé. Vous imaginez que l'on ne sait pas si l'inscription est complète ou pas. On a cherché à le traduire par «le fils de». En tant que linguiste, je viens tout de suite avec l'objection que les Grecs et les Latins hellénisaient et latinisaient les noms étrangers. Donc la terminaison «us» n'est pas une garantie que les Daces aient eu cette terminaison, encore vivante d'ailleurs dans le grec contemporain et dans les langues baltiques. En Lituanien, encore aujourd'hui on lituanise automatiquement tous les noms étrangers. Bill Clinton, se dit donc Billas Clintonas (rires). Les Latins faisaient de même, on ne saura jamais si ce n'est pas un artisan latin qui a tout simplement latinisé le mot. Le point de départ est bien la latinité. Ces gens, ces pseudos-scientifiques, arrivent à rejeter l'héritage latin en prétendant que les Daces parlaient latin avant les latins et que donc certains empereurs romains étaient Daces. Ils créent ainsi une sorte de franc-maçonnerie dacique qui aurait pénétré l'Empire, et ils viennent avec des arguments qui ne tiennent pas la route. Par exemple, sur la colonne de Trajane à Rome, lorsque l'Empereur parle avec les captifs daces, il n'y a pas d'interprète représenté dessus. Et bien, je leur ai sorti des dizaines de gravures des conquistadors espagnols en Amérique du sud et centrale où il n'y avait pas non plus de traducteurs, mais cela ne veut bien évidemment pas dire que ces gens n'avaient pas besoin de traducteurs !
Vous parlez également d'un autre mythe, celui de la Roumanie comme grande protectrice de l'Europe contre les invasions ottomanes.
Les Roumains auraient défendu l'Europe de l'Islam, des Turcs, et dans le livre je déconstruis cela aussi pour démontrer que tous les peuples de Balkans ont les mêmes légendes. Les Serbes ont défendu la chrétienté, même les Albanais, donc peu à peu, en démantelant cette construction fantasmagorique, on arrive à étaler les morceaux. Le problème c'est qu'aucun de ces morceaux ne raconte toute l'Histoire. Soit on prend la mythologie en bloc, soit on accepte que l'on a un peuple comme les autres. Les Roumains doivent se construire une identité moderne européenne et non s'accrocher au passé. C'est vrai qu'il y a eu des moments historiques éclatants mais tout le monde a eu ça.
Quel message aimeriez-vous faire passer à la jeunesse roumaine d'aujourd'hui?
Se méfier des sornettes du néolibéralisme. C'est devenu une sorte de folie nationale, l'obsession de la droite, qu'il faut être de droite, au point que l'on a perdu ses repères. Quand on se place plus ou moins à gauche, comme je me considère, mais plutôt du côté anarchiste, on est traité de communiste, de moscovite. Déjà, la Russie de Poutine n'a rien à voir avec la gauche. Il est vrai que tout cela, combiné avec un gouvernement de voleurs qui se disent de gauche, le discours gagne en cohérence mais il n'y a aucun entrepreneur en Roumanie qui ait gagné honnêtement son argent. S'ils sont riches c'est qu'ils ont fait des affaires avec l'État. Il n'y a pas d'aventurier qui aurait investi pour se construire en partant de zéro. C'est tout cela qui fait dire à la jeunesse que l'Union Européenne est une construction soviétique. Alors je les invite à se méfier, à prendre le recul nécessaire.