

Double bind (Impasse) et Romo Sapiens sont les deux spectacles roumains à voir absolument pour comprendre les non-dits de la coexistence entre cultures - quelles que soient ces cultures -, surtout dans l'actuel contexte international. Produits par le Théâtre national de Târgu-Mureş (centre de la Roumanie), ces deux projets posent sans détours une question plutôt répandue, mais restée muette : et si l'on s'est gravement trompé de multiculturalisme ?
Photo : www.teatrunational.ro
Pas facile d'être l'autre, ces temps-ci. Surtout cet/te autre qui a des origines différentes de la majorité, qui vient d'ailleurs, qui dialogue avec un au-delà différent du nôtre, qui a un vécu, une histoire, des traditions nous apparaissant comme "exotiques". Un/e autre qui vit, toutefois, à la porte d'à côté. Après ces deux phrases, vous vous inquiétez probablement que je vais vous sortir encore une autre litanie sur le multiculturalisme et les amalgames à ne pas commettre, dans le sillage des attentats de Paris. Et vous avez raison, car ces jours-ci multiculturalisme est sur les lèvres de tout un chacun. Utilisé ad nauseam par les journalistes, ce mot déchaîne des passions et vous avez sans doute remarqué combien il est fustigé, voire carrément cloué au pilori, dans les médias roumains. Ceux-ci se sont empressés de pointer du doigt les pays occidentaux pour leur laxisme dans la gestion des problèmes ethniques sur leurs territoires. Le problème avec ce mot - starifié, sujet de programmes nationaux et européens - c'est que peu d'entre nous savons encore ce qu'il désigne et surtout ce qu'il cache (1).
Pour preuve, Târgu Mureş, ville multiculturelle ou, plutôt, fortement biculturelle: les Roumains y représentent 52% de la population, tandis que les Magyars sont 45%. Une ville qui, en mars 1990, a été le théâtre des heurts interethniques les plus graves et violents connus par la Roumanie moderne. Depuis, nombreux ont été ceux ayant tenté de comprendre ce qui a accroché, ce qui n'a pas marché, où le dialogue entre les deux communautés a été court-circuité... Pourtant, toutes ces démarches se sont prudemment arrêtées en cours de route, là où le terrain devenait trop glissant, où les réalités qui faisaient surface n'étaient plus inconfortables mais fortement désagréables pour toutes les parties impliquées.
Fin 2014, le Théâtre national de cette ville brise ce tabou et sort Double Bind, un dialogue écrit à quatre mains et mis en scène par deux auteurs très connues, originaires de Târgu Mureş - Réka Kincses et Alina Nelega. C'est le choc ! La population de Târgu Mureş et, en général, de Transylvanie, se retrouve pas seulement devant un miroir, mais surtout un immense projecteur dans les yeux. Joué par les comédiens des compagnies hongroise et roumaine du théâtre, le spectacle met sur le plateau tout ce que l'on n'a pas osé dire depuis des dizaines d'années - obstacles culturels, difficultés d'approcher et d'appréhender l'autre, problèmes d'utilisation des deux langues, exclusions en tout genre et dans les deux sens, décryptage différent du passé d'un seul et unique endroit (région, ville, rue, personnalité historique), discours d'auto-victimisation, événements qui font la joie des uns et le malheur des autres. Toute une zone grise, enfouie soigneusement sous le tapis bariolé, rassurant mais trompeur "de la coexistence pacifique séculaire des Roumains avec les minorités ethniques du pays", comme on peut toujours lire dans certains documents officiels. Le spectacle a fait le tour de la Transylvanie et du pays et il a eu l'impact d'une secousse sismique. Les auteurs ont été aussi bien encensées pour leur courage que vilipendées par les nationalistes de tout bord.
Néanmoins, Réka Kincses et Alina Nelega ne se sont pas laissées intimider et récidivent, en octobre 2015, avec Romo Sapiens, un spectacle encore plus mordant, taillé sur la même formule, une vivisection des relations entre communauté rom et gadjé (Roumains génériques et Allemands - car Réka Kincses vit en Allemagne). A nouveau, l'aveuglement culturel, l'intolérance et l'hypocrisie des deux côtés, la mauvaise foi, le faire semblant sont passés au peigne fin. Ne comprenez pas que le spectateur est poussé dans une sorte de gouffre du désarroi, après avoir été giflé avec un répertoire de fiascos. Au contraire, on rit beaucoup à Double Bind et à Romo Sapiens, mais à la fin on n'est pas conforté par l'embrassade générale (pour ne pas parler d'un happy end) à laquelle le théâtre conventionnel nous a habitués. Aucun des groupes que l'on voit sur scène, aucun d'entre nous, dans la salle, ne s'en sort honorablement après ces spectacles.
De même, majoritaires, minoritaires, communautés, groupuscules etc, nous devrions tous assumer notre part de contribution à ce que nous avons fait de l'Europe, telle qu'elle nous apparaît en cette fin de novembre 2015. Car, il paraît que nous avons raté l'essentiel : le bon préfixe devant le mot culturel. Au lieu de mettre en dialogue, d'imbriquer, de mélanger (pourquoi pas ?) nos cultures, nous nous sommes contentés d'une juxtaposition, avec les résultats que l'on connaît. Alors, je me permets juste de reprendre Alina Nelega qui mettait les points sur les i, lors d'un entretien (2) : "quand est-ce que nous allons devenir interculturels ?"
Andrei Popov, journaliste culturel à la rédaction francophone de Radio roumaine internationale (www.lepetitjournal.com/Bucarest) Mardi 10 novembre 2015
Double Bind - jeudi, 26 novembre 2015, 21h, la Petite Salle du Théâtre national de Târgu Mureş. Sous-titres anglais, hongrois, roumains.
(1) - Coexistence de plusieurs cultures, souvent encouragée par une politique volontariste – Larousse.
(2) http://www.hotnews.ro/stiri-film-20477187-video-interviu-alina-nelega-trebui-existe-reciprocitate-romanii-din-ardeal-fie-putin-unguri-kincses-reka-acest-conflict-interetnic-exista-nivel-psihologic-social-sau-politic-este-foarte-important-luam.htm







