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Ramasser les excréments est héréditaire, basé sur le système de castes

Shaileshkumar Sahebrao Darokar activiste dalitShaileshkumar Sahebrao Darokar activiste dalit
Shaileshkumar Sahebrao Darokar, devant une photographie de Bhimrao Ramji Ambedkar, leader historique des intouchables et père de la Constitution indienne
Écrit par Justine Braive
Publié le 26 novembre 2020, mis à jour le 17 septembre 2024

En septembre 2020, le gouvernement indien a déposé un projet de loi intitulé « The Prohibition of Employment as Manual Scavengers and their Rehabilitation (Amendment) Bill, 2020 » dans le but de durcir l’interdiction du nettoyage à la main. Ce projet de loi propose notamment de mécaniser complètement le nettoyage des égouts qui, pour l'heure, est effectué manuellement et exclusivement par des dalits (intouchables).

L’Inde compte sur ses soldats du Swachh Bharat (NDLR : littéralement « Inde propre », mission lancée par le premier ministre indien Narendra Modi en 2014) pour nettoyer sans aucune protection les tuyaux souterrains, les égouts et les fosses septiques du pays.

En septembre 2018, le journal anglophone Indian Express titrait qu’une personne décédait tous les 5 jours en effectuant ce travail, noyée ou asphyxiée par des gaz toxiques.

En 2020, l'épidémie de Covid-19 a envoyé ces soldats au front plus que jamais.

 

Shaileshkumar Sahebrao Darokar est enseignant-chercheur à l’université Tata Institute of Social Sciences, à Bombay. Il concentre son attention sur les « scavengers » du Maharashtra et du Gujarat, qui nettoient latrines et égouts à mains nues, parfois au péril de leur vie. 

 

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Shaileshkumar Sahebrao Darokar, devant une photographie de Bhimrao Ramji Ambedkar, leader historique des intouchables et père de la Constitution indienne 

 

lepetitjournal.com Bombay : Qu’est-ce que recouvre le terme de « manual scavenging »?

Shaileshkumar Sahebrao Darokar : C’est une notion dont les contours sont assez délicats à définir.

Pour le gouvernement, par exemple, est un « manual scavenger » celui qui nettoie sans aucun équipement. Selon ce dernier, pour qu’il y ait « manual scavenging », il faut un contact direct avec la matière. A titre d’exemple, il ne considère pas celui qui nettoie les matières fécales à l’aide d’un jet d’eau comme étant un « manual scavenger » puisqu’il ne les touche pas directement.

 

Est-ce la raison pour laquelle la municipalité de Bombay (Brihanmumbai Municipal Corporation, BMC) considère n’employer aucun « manual scavenger » ? 

La municipalité de Bombay nie avoir recours à des « manual scavengers ». En revanche, elle emploie officiellement ce qu’elle nomme des « conservancy workers », qui sont évalués entre 22 000 et 25 000 personnes. Elle dit qu’elle leur fournit des gants, des masques, des bottes de caoutchouc, des balais, des casques et qu’en conséquence, il ne s’agit pas de « manual scavenging ».

S’ajoutent aux employés officiels, environ 15 000 personnes supplémentaires. Ces dernières sont liées par un contrat de travail à des entreprises privées (NDLR : Shaileshkumar emploie le terme de « contractor workers »). Enfin, il y a une troisième catégorie, celle des « bénévoles » (NDLR : Shaileshkumar emploie le terme de « volunteer »). Ces derniers n’ont aucun contrat de travail.

En réalité, environ 40 000 personnes travaillent pour la municipalité de Bombay dans des conditions misérables. En outre, en ce qui concerne les deux dernières catégories, les conditions de travail sont encore plus précaires.

 

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Photographie tirée de la série "À la recherche de la dignité et de la justice". Un "scavenger" employé par la municipalité de Bombay nettoie les égouts de la ville. © SUDHARAK OLWE 

 

 

Que font-ils exactement ?

Ils nettoient les canalisations des égouts, les latrines, balaient les rues, travaillent dans les décharges, s’occupent des fosses septiques… Il ne faut pas oublier qu’en Inde, il y a de nombreuses toilettes qui ne sont pas rattachées au système des égouts et qui nécessitent un nettoyage à la main.

 

Pourquoi cette pratique perdure alors que l’Inde a des outils technologiques très avancés ?

Je me demande toujours pourquoi les ingénieurs n’inventent pas un système de nettoyage. Mais en Inde, personne ne pense que c’est un problème, à part les activistes dont Bezwada Wilson qui fait un travail remarquable.

Bien évidemment, il y a le facteur coût qui entre en jeu. Mais c’est surtout le système des castes qui explique que cette situation n’évolue que très lentement. Il existe quatre castes, classées selon des degrés de pureté décroissante : au sommet, les brahmanes (prêtres, professeurs), puis les kshatriya (princes, administrateurs et soldats), les vaishya (artisans, commerçants, agriculteurs) et les shudra (serviteurs, ouvriers). Et, tout en bas, les hors castes, les intouchables que l’on nomme désormais dalits (écrasés, opprimés). Les « scavengers » sont tous des dalits. Cette profession se transmet alors aux membres de la famille, comme un héritage. 

Et puis, cette activité est acceptée dans la société indienne. Gandhi, dans son discours à Thandakarancheri de 1934, a d’ailleurs prononcé ces mots :

J’appelle « scavenging » l'une des occupations les plus honorables auxquelles l'humanité est appelée. Je ne considère pas cela comme une profession impure. Il est vrai que vous devez gérer la saleté. Mais c'est ce que chaque mère fait et doit faire. Mais personne ne dit que l’occupation d’une mère est impure.

Et plus récemment, le premier ministre Narendra Modi, a lavé les pieds de cinq « manual scavengers » alors qu’il se rendait pour la Kumbh Mela, le grand pèlerinage hindou qui s’est tenu à Allahabad en février 2019. Quelques années auparavant, il avait même qualifié ce travail d’« expérience spirituelle » dans son livre Karmyogi, alors qu’il était ministre en chef de l'Etat du Gujarat.

 

Et aujourd’hui, la situation des dalits et en particulier celle des « scavengers » a-t-elle évolué ?

Bien sûr, il y a eu de grands changements notables depuis l’abolition des castes, certains dalits ont connu de grands succès mais il ne faut pas oublier que 10 % de la population qui constitue l’ensemble « Brahmin-Bania » concentre 70 % des richesses du pays (NDLR : bania, commerçant de caste supérieure).

En ce qui concerne le cas spécifique des « scavengers », la situation n’évolue que très lentement. Aujourd’hui, les populations des hautes castes continuent de les asservir. Ils ne veulent pas que ces esclaves deviennent des citoyens ordinaires. Et puis, ils considèrent que cette activité est une obligation sociale qui incombe aux dalits. De cette manière, ils pensent que les dalits servent la société.

Beaucoup de gens critiquent le système de quotas, crée après l’indépendance, qui réserve certains postes, dans l’administration et à l’université, aux communautés les plus défavorisées. Je n’entends étrangement pas ces personnes critiquer le fait que le travail de « scavenger » est « réservé à 100 % » aux dalits.

 

C’est une pratique qui est pourtant interdite depuis 1993.

Malheureusement, les gens sont gouvernés par les normes sociales et non pas par la loi.

Et puis, la loi de 1993 portant sur l’interdiction du nettoyage à la main et sur la construction de latrines sèches (intitulée « the Employment of Manual Scavenger and Construction of Dry Latrines (prohibition) Act ») était imparfaite. La définition de « scavenger » retenue ne concernait que ceux qui s’occupaient des latrines et ne tenait pas compte de ceux qui vont dans les bouches d’égout, ceux en charge des fosses septiques, ceux qui traitent des excréments dans la rue (NDLR : en raison de la défécation en plein air), ni de ceux qui nettoient des voies ferrés.

 

 

La rédaction a interviewé Sudharak Olwe, le photographe qui a réalisé la série "À la recherche de la dignité et de la justice".

 

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