Le 26 janvier, les Indiens fêtent le Republic Day, jour férié national qui commémore l’entrée en vigueur de la Constitution indienne. Pour l’occasion, les dirigeants de 5 pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan) étaient, à l’origine, invités à assister aux cérémonies officielles à New Delhi. Néanmoins, les chefs d’Etat de ces pays d’Asie centrale ne viendront finalement pas : le ministère des Affaires internationales a en effet décidé d’annuler leur voyage, prétextant la progression du Covid dans le pays.
Alors, même si Kassym-Jomart Tokaïev (Kazakhstan), Sadyr Japarov (Kirghizistan), Shavkat Miromonovitch Mirziyoyev (Ouzbékistan), Emomali Rahmon (Tadjikistan) et Gurbanguly Mälikgulyýewiç Berdimuhamedow (Turkménistan) ne se rendront pas à Delhi, lepetitjournal.com s’est interrogé sur les relations diplomatiques entre l’Inde et ces pays d’Asie centrale : pourquoi cette région du monde a-t-elle une importance si manifeste pour le gouvernement indien ?
Un rapprochement progressif entre l’Inde et les pays d’Asie centrale
L’Inde et l’Asie centrale ont tout d’abord une histoire commune : les Kouchans (environ 100 – 300 après JC) puis les Moghols (XVIe – XVIIIe siècle) ayant réuni, à une époque, les deux régions sous le même Empire. De nombreux échanges culturels (religion, art, commerce) ont alors eu lieu, contribuant à rapprocher les peuples jusqu’à aujourd’hui.
Néanmoins, malgré cet héritage historique, les régions ont été longtemps séparées : l’Inde était occupée jusqu’en 1947 par les Britanniques, et les Soviétiques contrôlaient jusqu’en 1990 une grande partie de l’Asie centrale.
Mais, depuis la chute de l’URSS, les deux régions sont entrées dans une nouvelle dynamique. L’Inde est ainsi un des premiers pays à reconnaître l’indépendance des 5 pays d’Asie centrale en 1990. Le premier ministre indien s’est ensuite fait remarquer par ses déplacements réguliers dans la zone : en Ouzbékistan et au Kazakhstan en 1993, au Turkménistan et au Kirghizistan en 1995. Des accords axés sur l’expansion du commerce entre les deux régions ont alors été signés, tout comme des programmes d’aide au développement, mais aussi des accords dans le domaine militaire.
Ces premiers contrats ont amorcé une véritable relation de partenariat jusqu’à aujourd’hui. Cette coopération renforcée a été notamment redynamisée en 2012 par la mise en place de la politique indienne « Connect Central Asia ». Trois importants dialogues ont notamment eu lieu entre les « 5 pays en -stan » et l’Inde : en janvier 2019, octobre 2020, et décembre 2021. Les sujets abordés concernaient l’établissement d’une route commerciale vers l’Ouest de l’Asie et l’Europe, la défense, l’énergie et l’économie : autant de domaines dans lesquels l’Inde souhaite manifestement s’engager encore plus, au vu de l’invitation avortée pour le Republic Day.
EAM @DrSJaishankar welcomes Foreign Ministers of Kazakhstan, Kyrgyz Republic, Tajikistan, Turkmenistan & Uzbekistan for the 3rd India-Central Asia Dialogue.
— Arindam Bagchi (@MEAIndia) December 19, 2021
Leaders to discuss further strengthening of our relations with focus on trade, connectivity & development cooperation. pic.twitter.com/7dtgMarxRV
L’Inde veut créer une route vers l’Eurasie
Les intérêts de l’Inde pour une coopération efficace avec les 5 pays d’Asie centrale sont multiples. Tout d’abord, à cause des tensions politiques et territoriales avec le Pakistan, l’Inde se retrouve isolée de l’Ouest de l’Asie et de l’Europe, qu’elle ne peut pas atteindre par voie terrestre, sans mettre les pieds dans le pays ennemi.
En outre, passer par l’Afghanistan, tombé aux mains des talibans en 1996 puis de nouveau en juillet 2021, n’est plus une option envisageable.
Ainsi, de nombreux projets sont en cours pour relier l’Inde et l’Ouest de l’Asie et tenter de contourner ces obstacles, en coopération avec les pays d’Asie centrale, mais aussi avec l’Iran. Dès avril 1995, l'Inde, l'Iran et le Turkménistan ont signé un protocole pour créer des couloirs de transit à travers ces deux derniers États, pour faciliter le commerce.
Ensuite, l'Inde, l'Iran et la Russie ont signé en 2000 l'accord sur le corridor de transport international Nord-Sud (International North-South Transport Corridor, INSTC), entré en vigueur en 2002. Destiné au transit de marchandises à travers l'Iran et la mer Caspienne, vers la Russie et l'Europe du Nord, il pourrait offrir à l’Inde la possibilité de fluidifier les échanges avec l’Asie centrale (via l’Iran). Par conséquent, au fil des ans, le projet de l'INSTC a été de plus en plus soutenu, jusqu’à faire adhérer tous les pays d’Asie centrale.
Néanmoins, le projet de l’Inde et de l’Iran est que cette route soit accessible via le port iranien de Chabahar, puis par des corridors terrestres passant par l'Afghanistan. L’Inde a ainsi énormément investi ces dernières années dans le développement du port de Chabahar, si important pour contourner le Pakistan. Mais le problème reste aujourd’hui le passage par l’Afghanistan, qui pose certains soucis logistiques et de sécurité…
Met Uzbekistan FM Abdulaziz Kamilov for the sixth time this year.
— Dr. S. Jaishankar (@DrSJaishankar) December 19, 2021
Trilateral discussions with Iran on Chabahar are noteworthy.
Our development partnership can make a difference in urban infrastructure. pic.twitter.com/JhFmvMQUFC
Au-delà de ça, l’Inde s’est sentie quelques fois empêchée dans son désir de coopérer avec l’Iran, à cause du contexte délétère entre ce pays et les Etats-Unis, donc l’Inde est aussi très proche.
Par ailleurs, toujours dans l’objectif de faciliter le transport de marchandises entre l’Inde et l’Asie centrale via l’Iran, l’Inde a adhéré à la Convention douanière relative au transport international de marchandises 2017 et a rejoint l'accord d'Achgabat, qui comprend l'Iran, Oman, le Turkménistan et l'Ouzbékistan en 2018.
De l’autre côté, les pays d’Asie centrale sont des pays enclavés, qui souhaitent aussi avoir un accès à la mer. Le projet de route vers l’Inde en passant par le port de Chabahar est ainsi très intéressant pour eux.
La coopération dans le milieu militaire entre l’Inde et les pays d’Asie centrale
La défense a toujours été une partie importante des discussions entre l’Inde et les pays d’Asie centrale. En effet, face aux menaces communes telles que le fondamentalisme religieux et ethnique, le terrorisme, la violence, la criminalité, le trafic de drogue, et bien sûr face à la situation délétère en Afghanistan, les pays ont été obligés de proposer un front uni.
La reprise du pouvoir par les Talibans est un problème majeur pour ces pays, qui craignent l’expansion de la menace terroriste islamiste. L’Inde s’est ainsi engagée tôt contre les Talibans, en fournissant une aide matérielle et logistique à l’Alliance du Nord (groupe afghan ayant combattu les talibans à partir de 1996, et qui ont finalement accédé au pouvoir grâce aux Américains jusqu’en 2021), en passant par le Tadjikistan.
De nombreux accords de défense bilatéral ont par ailleurs été conclu avec le Tadjikistan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. Les gradés indiens viennent notamment entraîner les troupes locales, et des exercices militaire conjoints sont conduits chaque année. En outre, les forces armées kazakhes, après avoir suivi une formation sur les opérations de maintien de la paix en Inde en 2018, ont été déployées sous le commandement d'un bataillon indien à la FINUL Liban (opération militaire sous mandat onusien).
Le seul pays avec lequel la coopération militaire est plutôt pauvre est le Turkménistan.
Les accords dans les domaines économiques et énergétiques
Plus de 20 ans d’échanges diplomatiques entre l’Inde et les pays d’Asie centrale ont souvent eu pour issue la signature d’un accord commercial. Pendant un temps, l’idée de créer un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Asie centrale avait même été abordée. Néanmoins, le bilan est peu reluisant : le commerce entre l'Inde et l'Asie centrale ne représente que 2 milliards de dollars, alors que le commerce entre la Chine et les mêmes pays s'élève à 100 milliards de dollars.
Par ailleurs, les pays d’Asie centrale, riches en hydrocarbures (surtout le Kazakhstan et le Turkménistan), aimeraient évidemment diversifier leur carnet de commande à un pays comme l’Inde, qui est aussi dépendant de l’importation de ressources énergétiques. Néanmoins, à cause, toujours, du problème de frontières, la construction de pipelines ne s’est pour le moment pas concrétisée. Le projet de canalisations TAPI (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India), n’a jamais vu le jour, à cause de contraintes géopolitiques, de sécurité et financières. La coopération dans le domaine énergétique se limite ainsi, pour le moment, au nucléaire civil (le Kazakhstan fournit l’Inde en uranium).
Met the Foreign Ministers of Kazakhstan, Kyrgyz Republic, Tajikistan, Turkmenistan and Uzbekistan. We discussed ways to further strengthen India's close partnership with Central Asia, and also exchanged views on developments in the region. pic.twitter.com/C1Y3THdumt
— Narendra Modi (@narendramodi) December 20, 2021
La place des relations Inde-Asie centrale dans le jeu diplomatique
L’Inde craint toujours que le Pakistan ne gagne en influence dans une zone déjà très convoitée par la Chine et les Etats-Unis, et très sensible (guerres civiles au Tadjikistan et en Afghanistan, crise économique en Iran). Il semble donc urgent que l’Inde y trouve des alliés politiques fidèles. Néanmoins, la priorité diplomatique de l’Inde reste, malgré tout, les relations avec les grandes puissances (Chine, Etats-Unis, Russie, Europe). Même si son objectif est d’approfondir les relations avec les « pays en -stan », le poids plume de ces pays dans les relations internationales n’en fait pas une priorité absolue.
Cimenter les relations avec les pays d’Asie centrale est donc de plus en plus important pour l’Inde, qui se sent freinée dans ses envies d’expansion à l’Ouest par la présence gênante du Pakistan, l’instabilité de l’Afghanistan, et le jeu diplomatique où sont maîtres les Etats-Unis, la Chine et la Russie. L’Inde approfondit ainsi de plus en plus les partenariats dans des domaines très divers (élaboration d’une route vers l’Ouest, économie, défense, culture) avec le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan.