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Confinement : pensées et réflexions d’un jeune indien confiné

siddharth bath AF bombaysiddharth bath AF bombay
Écrit par lepetitjournal.com Bombay
Publié le 1 juin 2020, mis à jour le 19 décembre 2023

Après une série de témoignages de Français résidents en Inde, la rédaction a pensé qu’il serait aussi intéressant d’avoir le point de vue d‘Indiens pendant le confinement. Les vécus de chacun sont, de toute évidence, très différents les uns des autres et subjectifs. Ils ne reflètent pas la situation ou les opinions “des Indiens” ou de tel ou tel groupe social. De même, il y a autant de façons de vivre son confinement que de personnes et de familles. Lire les vies des autres, entrer par leur témoignage dans leur quotidien, nous aide à recréer un peu de ce “vivre ensemble” mis à mal par le confinement, et aussi, nous le pensons à se sentir moins seuls.

 

Cette semaine, dans la série Témoignages d’Indiens sur le confinement, nous vous proposons, le témoignage de Siddharth Bhatt, responsable de la communication à l’Alliance Française de Bombay (For English, scroll down).


 

Siddharth Bhatt : Nous devons repenser, imaginer à nouveau ce que notre monde peut être et ce que nous pouvons être.

 

siddharth bhat alliance francaise bombay

 

Qui êtes-vous ?

Je pense que l'identité de chaque personne est fluide et pourrait changer. En allant plus loin, les histoires que nous nous racontons sont peut-être aussi importantes que ce que nous appelons la réalité. Aujourd'hui, je me considère comme un jeune homme de couleur, de la classe moyenne, homosexuel, cisgenre d’origine indienne (ndlr : le cisgenre est un type d'identité de genre où le genre ressenti d'une personne correspond à son sexe biologique, assigné à la naissance - Wikipedia). Tous ces qualificatifs ont un impact dans ma vie : par exemple, c’est probablement parce que je porte un nom hindou de haute caste que j’ai pu louer un appartement dans le quartier où j’habite même si je suis plutôt athée par conviction.

 

Quel a été l’impact du confinement sur votre vie personnelle et professionnelle ?

Je suis un peu plus rond qu’avant le lockdown :)

Plus sérieusement, je pense que nombre d’entre nous ne se rendent pas compte de leur situation privilégiée. L’impact du confinement a été minime pour moi. J’ai quitté ma famille d’accueil à 18 ans et j’ai vécu seul ou presque depuis. Exception à la règle qui prévaut dans la classe moyenne indienne, je n’emploie pas d’aide ménagère. Ce que beaucoup appellent aujourd'hui auto-isolement pour aplatir la courbe a été une constante dans ma vie quotidienne depuis plus d’une décennie. Les gens de ma génération s’identifient comme des enfants du numérique. Le sens d’appartenance à une communauté que l’on trouve en ligne peut être aussi complet et gratifiant que les interactions en personne dans le monde réel. Le confinement m’a permis de me pencher sur des oeuvres nouvelles pour moi : Mononoke (une série animée de Toei Animation), Love, Lies (un film de Park Heung-sik) et une large liste de shows dans la série South-East Asian Boys Love.

 

sidharth bhat AF bombay
Promenade le long de la mer

 

La marche quotidienne de la maison au bureau, le long de rues qui suivent plus ou moins la mer sur cinq kilomètres, me manque en ce moment. J’habite dans le même quartier depuis plus d’une décennie et au fil du temps, j’ai noué des relations de voisinage avec les personnes que je croise tous les jours. Par exemple, je me fais couper les cheveux par le même coiffeur depuis 14 ans, j'étais présent lorsqu’il a été victime d’un accident qui lui a coûté les deux jambes, j'étais là lorsque la ville de Mumbai a subi la pire inondation du siècle, je me suis réjoui avec lui lors de la naissance de son fils. Mais, aujourd'hui, le mieux que l’on puisse faire c’est d’envoyer un message WhatsApp pour demander comment ça va. Je suis aussi un peu inquiet pour tous ceux que l’on appelle ici les “invisibles” - ces gens qui font partie intrinsèque de notre écosystème local, mais que nous ignorons souvent. Le confinement a des conséquences bien plus douloureuses sur leurs vies - les marchands de petites échoppes, les aides ménagères, les vendeurs de légumes dans la rue et tous ceux qui n'ont même pas de toit pour dormir. J'espère aussi que quelqu'un nourrit Julie - le chien borgne qui vit à côté de notre bureau - et les trois chats errants du coin. A titre individuel, les citoyens et les organisations de protection des animaux tentent de faire de leur mieux pour s’occuper d’eux. Mais, aucun mécanisme officiel ni aucune structure n’existent ici pour gérer ce genre de situation. Je me demande si tous les efforts individuels vont suffire sur le long terme sans un soutien de la part du gouvernement.

 

 

Depuis le confinement, nos vies personnelles ont débordé sur nos vies professionnelles et je me demande dans quelle mesure on parvient à séparer les deux aujourd'hui. Par exemple, un de mes collègues travaille chez lui alors même que son domicile vient de subir une infestation de parasites (ndlr : les appartements de Mumbai sont régulièrement traités pour éviter ce genre de problème, mais tout a été arrêté durant le confinement). Un autre subit les demandes souvent excessives de ses beaux-parents. Le lieu de travail n’est pas seulement un endroit où l’on exerce son métier - cela peut aussi être un endroit à l’abri loin de la maison qui aujourd'hui n’est plus accessible pour ceux qui en ont le plus besoin. De plus, travailler depuis chez soi, ce n’est pas de tout repos. En moyenne, je pense que les gens travaillent plus depuis le confinement et cela peut générer du stress pour les plus fragiles. Je suis plus “connecté” à mon travail que je ne l’ai jamais été et je devrais poser mon téléphone loin de moi de temps en temps. Entre collègues, nous avons décidé de ne pas nous envoyer de messages en dehors des heures de travail. Mais, nous communiquons tout de même via des groupes WhatsApp pour échanger des informations, des vidéos, des mèmes, des GIF… C’est sympa de découvrir que malgré nos personnalités si différentes et nos centres d'intérêt divers, les mêmes choses nous font rire. Nous ne prenons plus nos déjeuners ensemble ou la pause-thé, mais nous sommes parvenus à recréer le sentiment d’appartenir à une communauté - même si ce n’est parfois qu’autour de l'échange d’un mot de passe Netflix :)

 

sidharth bhat AF bombay
Un "invisible"

 

Je travaille dans le domaine culturel qui est un secteur ni organisé ni formel. Comme dans beaucoup de pays, en Inde, il n’existe pas de filet de sécurité social pour les artistes. Je me demande comment les professionnels et les organisations de ce secteur survivent. Le confinement a généré une tendance à rechercher les événements en ligne et à partager les ressources. J'espère de tout coeur que les gens se rendent compte que cela n’est pas gratuit. Oui, on peut proposer des concerts, des ateliers, des sessions de yoga sur Instagram ou Facebook, mais à la fin de la journée, chaque artiste doit payer ses factures. Les gens doivent faire attention à ne pas verser dans la complaisance et à soutenir l'écosystème culturel local comme ils le peuvent. Sans parler de l'écosystème artisanal qui a été mis particulièrement à mal. Même lorsque le déconfinement aura lieu, je ne pense pas que la population dépensera en premier lieu pour la culture et retournera tout de suite dans des lieux fermés comme les salles de cinéma, de théâtre ou les clubs. Le secteur doit repenser dans son ensemble la manière dont il interagit avec son audience.
 

Quelle est votre vision de la fin du confinement en Inde ?

Dans le monde de la crise sanitaire, les gouvernements ont empiété sur des libertés civiles durement gagnées et il en est de même en Inde. Nous assistons à une augmentation de la surveillance de masse, à l'étouffement des voix dissidentes, à la mise à l'écart des communautés minoritaires, aux restrictions de liberté de la presse, à la propagande de masse et à la paranoïa qui invariablement en résulte. J'espère que nous serons capables de maintenir les principes de base de la démocratie dans notre pays. J'espère aussi que les Indiens sortiront de cette crise comme des citoyens plus engagés qui acceptent leurs devoirs et tiennent les autorités institutionnelles pour responsables.

Le confinement est une période très particulière et j'espère que l’Inde restera une société humaine and inclusive. Depuis trop longtemps, nous avons ignoré les plus pauvres et l'insensibilité avec laquelle ils ont été traités durant cette période aura sûrement des répercussions. Même si on ne peut comparer les deux, j'espère que la situation actuelle a donné aux gens un aperçu de ce qu’est la vie dans une zone de conflit. Nous sommes si facilement enclins à faire la guerre sans en réaliser les conséquences et je me dis qu'aujourd'hui que comme notre liberté a été estropiée pendant un temps, cela rendra les gens plus compatissants.

 

Qu’avez-vous appris durant le confinement ?

Cela peut paraître déplacé ou stupide et je ne sais pas en quoi cela est lié au confinement, mais je voudrais dire à l’homme que j’aime que je veux être avec lui. Le monde peut surprendre - à la fois par sa cruauté mais aussi par sa compassion. Je veux qu’il sache que s’il est d'accord, je veux me tenir à ses côtés et construire quelque chose ensemble.

Je pense souvent à la puissance que procure l’argent aujourd'hui. Par exemple, je me disais que c’était étrange que je puisse payer quelqu'un pour me livrer un repas un jour de forte pluie ou de forte chaleur. Cette pensée prend une autre dimension quand on se trouve dans une période de pandémie : l’argent nous permet de demander à quelqu'un de risquer sa vie pour aller faire nos courses ou nous conduire quelque part. Nous n’avons jamais manqué d'électricité ni d’eau courante. Les poubelles sont ramassées et les égouts débouchés. Cela veut dire que des gens ont continué à sortir, à aller travailler et ont risqué leur vie pour que nous puissions rester à la maison. Mais ils sont “invisibles” et on entend peu parler d’eux. Cela semble injuste à tous les niveaux. Je ne sais pas quelles pourraient être les solutions mais nous devons bâtir une société aussi équitable que possible.

 

Comment envisagez-vous l'évolution de la société après la sortie de la crise ?

Ma crainte est que le monde se concentre sur le retour à la situation d’avant la crise sanitaire en relançant l'économie et en se concentrant uniquement sur une augmentation du PNB… S’il y a bien des leçons que la crise sanitaire nous a apprises, ce sont les faiblesses de nos systèmes, de nos façons de vivre et de nos institutions. Nous ne pouvons pas simplement revenir en arrière - l'humanité était dans une voie qui ne pouvait pas être poursuivie et qui était dramatique pour l’environnement. Nous devons repenser, imaginer à nouveau ce que notre monde peut être et ce que nous pouvons être.

J'espère aussi que le télétravail sera dorénavant reconnu comme une option valable sur le long terme. J’ai travaillé comme écrivain/journaliste free lance pendant huit ans et j’ai dû arrêter car le fait de travailler depuis chez moi était considéré comme suspicieux et ne représentait pas une source honnête de revenus. Se débarrasser de ce type de préjugés permettrait d'ouvrir un monde d'opportunités pour tous et surtout pour les catégories de la population pour qui se déplacer pose un problème : les personnes vivant avec un handicap physique ou mental, les femmes enceintes...


 

******

Who are you?

I like to think that a person's identity is fluid and subject to change. Furthermore, the stories that we tell ourselves about who we are might just be more important than our so-called truths. For the moment, I identify as a young-ish, brown, middle class, gay, cis-man of Indian origin. Each of these vectors has very real-world implications. For example, the fact that I have an upper-caste Hindu name has made it easier for me to rent a house in certain neighbourhoods even though I'm more or less a 'practising' atheist. 

 

What’s the impact of the lockdown on your personal and professional life?

I'm a little softer and a little more round than I was before the lockdown :) 

In all seriousness, I think many of us don't recognize the extent to which our privilege protects us. Not much has changed personally - I separated from my foster family when I was 18 and have largely lived alone since then. Contrary to many middle-class Indian households, I also don't have any domestic help. What many people now call 'self-isolation to flatten the curve' has been my daily life for more than a decade. Many people from my generation would also identify as being digital natives. The sense of community and connection that we find online can be just as meaningful and rewarding as offline, 'real-world' interactions. The lockdown has given me more time to explore works that I probably wouldn't have appreciated earlier. These include Mononoke (an anime series by Toei Animation); Love, Lies (a film by Park Heung-Sik); and a wide variety of South-East Asian Boys Love shows. 

What I do miss is being able to walk home from work - a route which runs slightly more than 5 km beside the sea. I've lived in the same area for over a decade now and over time you build relationships with the people you cross daily. For example, the same barber has cut my hair for the last 14 years. I've seen him through an accident in which he lost his legs, the Mumbai floods, and even the birth of his son. But today, the best we can do is check over WhatsApp if the other is doing ok. I'm a bit worried about the so-called 'invisible' - people who are inextricably part of our local ecosystems and who we often ignore. The lockdown will have a much more profound effect on their lives - our shopkeepers, maids, vegetable-vendors, and homeless people who do not have the same structural support. I also hope that someone's been feeding Julie - the one-eyed dog outside our office - and the 3 other stray cats who stay in the same compound. Individual citizens and animal-welfare organizations are trying their best. But we lack official mechanisms and frameworks. I wonder if local efforts will prove enough in the long run without some kind of systemic support.  

Our personal lives bleed into our work lives and I'm not sure to what extent we can separate the two. For instance, one of my colleagues is working from home despite a pest-infestation. Another one is dealing with unnecessarily demanding in-laws. The office is not just a place of work - it can also be a space away from home which has been taken away from those who might just need it most. Furthermore, working from home is by no means a paid vacation. In general, I think people are working harder than they have ever before and the stress might be starting to get to some of us. Personally, I am more 'connected' than I have ever been and it would be nice to just put my phone away for some time. As colleagues, we avoid messaging with each other outside of working hours. But we do interact over WhatsApp groups and share videos, memes, GIFs etc. It is fun to discover that despite our vastly different personalities and interests, the same things can make us laugh. We may no longer eat lunch or take tea-breaks together, but we have managed to create a sense of community - even if it's over shared Netflix passwords :) 

I work in the Cultural Field which is a somewhat informal and disorganized sector. Like many countries, India does not have a social security net for its artists. I wonder how our creative professionals and organizations are surviving. There is also an increased impetus towards finding online initiatives and sharing resources. I do hope that people realize that this comes at a cost. Sure you can offer concerts, workshops, and yoga sessions over Instagram or Facebook but at the end of the day, even artists need to pay their bills. I hope people don't get too complacent and support the local cultural ecosystems in whichever way they can. Not to mention, that there is an entire artisanal ecosystem which has progressively been crippled. Even once the lockdown is lifted, I don't see the general population being keen on spending on the Arts or immediately returning to enclosed spaces like cinema halls, theatres, or clubs. The entire sector will probably need to rethink how we engage with our artists and reach our audiences. 

 

What is your vision of India’s end of lockdown?

Governments around the world are infringing on hard-won civil liberties and India is no exception. We are witnessing increased mass-surveillance, a silencing of dissenting voices, the other-ing of minority communities, clamping down of the free press, wide-scale propaganda, and the resulting paranoia that invariably ensues. I hope that we will be able to hold on to the principles which are the foundations of a democratic country. I also hope that Indians will come out as more engaged citizens who accept their responsibilities but also hold their authorities accountable.

The lockdown is a very specific situation and I hope that India will manage to remain a humane, sympathetic, and inclusive society. For far too long, we have ignored the poorest of the country and the callousness with which we have treated them during the lockdown will undoubtedly have repercussions. Though there is no comparing the two, I hope that the current situation has also given people a very general idea of what living in a conflict-zone is like. We seem far too eager to wage war without realizing its consequences and I hope that having our freedom taken away for a while will make people a bit more understanding towards whose who have known little else their entire lives. 

 

What did you learn from this lockdown?

This is somewhat silly and I'm not sure to what extent this is related to the lockdown but I just want to tell the man I like that I want to be with him. The world can surprise you - both with its cruelty and its kindness. But I want him to know that, if he is willing, I would like to stand with him and build a life together. 

A recurrent thought has also been the unimaginable power that money holds today. To give you an example, I've been thinking about how strange it is that I can pay someone to deliver food for me on the hottest or the rainiest of days. This takes on another dimension altogether during a pandemic when you can literally pay someone to risk their life and buy your groceries or do your chores or drive you around. We are still getting electricity and drinking water. Our trash is still being cleaned and the sewers are not clogged. This means that there are people who are running these operations, putting their lives at risk. But they are 'invisible' and we do not hear their stories. This feels unfair on many levels. I'm not sure what the solutions are but surely a more just and equitable society is possible. 

 

How would you like things to evolve, as a society, for better cohesion and collective growth, by the end of the crisis?

My fear is that the conversation focuses a bit too much on going back to the world as it existed 'before' the lockdown - re-launching the economy, arriving at a certain GDP etc. If anything, the current global scenario has proven the fragilities of our systems, practices, and institutions. We simply cannot go back - humanity was heading down a path that was not sustainable and was damaging our environment. We need a rethink - newer re-imaginings of what the world can be and of what we can be.

I also hope that working from home is recognized as a legitimate possibility in the long term. I worked as a freelance writer/editor for over 8 years but had to eventually quit because working online was looked at with suspicion and not considered as a valid source of fixed income. Getting rid of the stigma around it can open a world of possibilities not just for the general public but also for specific demographics like the differently-able community, people with mental health issues, and pregnant women amongst others.


 


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