Afin de rallier le célèbre lac Inlé tout en vivant une expérience originale me permettant de toucher du doigt le rythme lent de la Birmanie rurale, me voilà à bord du petit train reliant Thazi, dans la plaine brûlante de Birmanie centrale, et la fraîcheur des collines Shan. Entre les deux, près de 260 kilomètres de voie antédiluvienne escaladant un relief escarpé, des villages isolés, et beaucoup de rencontres.
Il est 5h du matin lorsque le train beige et marron souligné d'un liseré bleu s'ébranle. Sur le quai, des familles écrasées de chaleur somnolent sur des nattes, remuant faiblement un éventail. Des vendeuses s'affairent silencieusement sur des braseros qui jettent une irréelle lumière rouge.
Dans mon wagon Upper Class, une poignée de passagers terminent leurs nuits, recroquevillés sur les fauteuils gris élimés, les pieds sortant parfois par la fenêtre, bercés par le lent roulis du train. L'aube se lève sur la Birmanie Centrale et ses paysages presque sahéliens de champs fauves ponctués d'acacias, d'épineux, de bouquets de cactus, et de troupeaux de vaches. Devant nous, les premiers contreforts bleutés des collines Shan.
A 6h, un panneau blanc et quelques caractères de cet alphabet birman si rond et mystérieux nous signalent notre arrivée à Paya Ngar Su. Comme presque toutes les stations de la ligne, elle se résume à un minuscule bâtiment, un auvent de tôle, et à un Station Master en chemise immaculée, drapeau à la main. Quelques jeunes vendeuses nous attendent, panier sur la tête, le visage orné des traînées jaune pâle de thanakha si typiques de la Birmanie et du charme des femmes d'ici. D'une voix chantante, elles proposent des beignets de crevettes ou de pâte de riz, des épis de maïs à la vapeur, des bananes, ainsi que l'inévitable trilogie hsay-lei, kwan-yar, yay-than (cigarettes, chiques de bétel et bouteilles d'eau).
La vieille locomotive diesel aborde les premières saignées dans la montagne, les premiers ponts. La végétation se fait plus verte, plus dense, et nous expose à un risque tout à fait birman : les accotements de la voie n'étant pas entretenus, le train se fraie un passage à travers la broussaille; les branches griffent la tôle, se détendent par une fenêtre et giflent un passager somnolent avant de disparaître.
A 9h, notre convoi aborde le premier des deux zig-zag de la ligne, système qui illustre bien les difficultés auxquelles les ingénieurs britanniques ont été confrontés avant d'ouvrir la voie en 1915. En deux coups d'aiguillage, la locomotive tracte, pousse, puis tire à nouveau le train sur une voie en Z qui permet d'escalader un relief escarpé sans gravir d'interminables lacets. La man?uvre me laisse le temps d'observer les mines d'or de None Doe : au creux de la vallée, quelques rues poussiéreuses en damier, des cabanes de bambou, des galeries qui s'enfoncent au c?ur des collines, et des travailleurs aux traits fatigués qui embarquent à bord de notre convoi, l'un de leur seul lien avec le reste du monde.
Le train surplombe désormais des vallées encaissées ; sur les versants, une forêt dense et moutonnante, d'un vert soutenu ; au loin, une succession de crêtes indistinctes, un paysage immense et sauvage. Cependant, à y observer de plus près, les Hommes sont bien présents ici : à flanc de pente, des champs, des labours, des vergers, des plantations de thé. Des sentiers ocre escaladent les reliefs, se faufilent dans des vallées, vers de minuscules hameaux, voire des maisons isolées qui ne sont visibles que par les reflets du soleil sur les toits de tôle. Un adolescent se penche par la porte, observe attentivement le paysage avant de sauter en marche, atterrissant sur un étroit sentier de terre qui, à travers la forêt, le mènera chez lui.
Le rythme lent du voyage laisse tout le loisir d'observer la vie du wagon. Ici, un vieux chercheur d'or, très digne derrière ses petites lunettes, se rend à la banque à Aungban. Assis sur la tôle à l'entrée du wagon, un bûcheron d'une cinquantaine d'années bourre frénétiquement sa pipe en bambou et me serre chaleureusement la main avec les quelques doigts qu'il lui reste. Dans le wagon voisin, on est en yo-yo-tan, en Ordinary Class. Ici, les passagers sont assis sur des bancs de bois ; pour dormir, il vaut tout simplement mieux s'allonger sur le parquet disjoint, entre les lattes duquel défile le ballast. Ici se côtoient des familles de paysans qui vont vendre leurs légumes en ville, un moine bouddhiste qui somnole drapé dans sa robe, et une jeune femme d'origine indienne en sari, qui se rend à un mariage. Assis devant un tas d'enveloppes, un employé des postes les répartit dans des sacs de jute aux inscriptions délavées, qu'il ferme d'un tour de ficelle et d'un cachet de cire. Entre les travées, les vendeurs se succèdent, proposant des portions de riz emballées dans des feuilles de teck, des beignets, des bouteilles d'eau. Chacun sa méthode pour attirer l'attention : voix flutée et chant mélodieux pour les femmes, déclamation enthousiaste ou psalmodie grave pour les hommes, tandis que les vendeurs de glace s'accompagnent d'un tintement de clochette.
La tranquillité des conversations est régulièrement perturbée par les spasmes du train : la voie ferrée à écartement étroit n'est que lointainement entretenue, et sur certains tronçons, les passagers sont soumis à de furieux soubresauts cadencés; les lourdes portes des wagons claquent de tout leur poids ; le roulis fait tomber tout bagage qui n'a pas été soigneusement arrimé ; les roues émettent des gémissements métalliques déchirants. Puis d'un coup, le train retrouve un calme relatif et son tangage habituel, comme épuisé par cette lutte de l'acier contre l'acier, laissant les passagers quelque peu hébétés ramasser leurs affaires.
A midi, le train fait son entrée en gare de Myint Dai. Devant le minuscule bâtiment de briques, un bougainvillée rose colossal rivalise de hauteur avec le drapeau birman sur son mât. A l'ombre des pins parasols et des flamboyants, des vendeuses en chapeau de bambou proposent des légumes locaux, et des brassées de fleurs violettes, roses et jaune vif. Sur le quai, des femmes de l'ethnie Pa-O déambulent, reconnaissables à leur costume noir, leur turban orange, et au panier rond de bambou qu'elles portent en bandoulière ou suspendu au front. Entre deux buissons flamboyants rouille une massive trompe de fonte : l'héritage, pas si lointain, de l'époque où les locomotives à vapeur devaient régulièrement refaire le plein d'eau. Sur un boîtier d'aiguillage, on peut encore lire, en caractères usés : "Mc Kenzie & Holland Ltd, London & Worcester". Encore un legs de l'époque coloniale. Ici, le changement se fait à la vitesse du buffle indolent.
Vers 12h45, nous quittons le domaine des profondes vallées et des gares isolées pour le Plateau Shan, plus densément peuplé et cultivé ; le relief accidenté cède la place à de douces ondulations, à de grandes étendues de champs ocre soigneusement labourés, et à de petits vallons dans lesquels des fermiers s'affairent au milieu des choux, des oignons, des tomates, et des champs de fleurs.
Dans une campagne rafraîchie par les premières gouttes de la mousson, nous descendons désormais du plateau vers la dépression de Nyaung Shwe. Devant nous, la vallée étend ses rizières vert tendre, ses champs labourés, ses bosquets, et ses pagodes dorées. Au Sud, quelques reflets indistincts : le lac Inlé. Une fois parvenu à la gare de Shwe Nyaung, après 11h de trajet, je n'aurai qu'à grimper sur le toit d'un pick-up, encombré de cabas et de nattes de bambou pour rallier la perle de l'Etat Shan. Là m'attendent les pêcheurs locaux, qui rament avec la jambe, les artisans qui tissent le lotus et les fermiers qui cultivent des jardins flottants? Cependant, avant même d'arriver, mon voyage est déjà une réussite : le balancement du train, les voix chantantes des vendeuses, le souffle d'air par la fenêtre et les rencontres que j'ai faites m'ont rappelé une fois de plus qu'en voyage, le trajet est au moins aussi passionnant que la destination. Martin Michalon (www.lepetitjournal.com/Birmanie) Vendredi 12 Mai 2017