Dans son ouvrage Le Prince mystère de l’Arabie, la journaliste française dresse le portrait du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (MBS) et propose des clés de décryptage pour comprendre le royaume ultraconservateur.
Lepetitjournal.com Beyrouth : Que dit l’affaire Khashoggi sur la pratique du pouvoir de MBS si on en croit le récit des instances turques ?
Christine Ockrent : Il est évident que cet horrible assassinat jette une lumière crue sur le pouvoir absolu qui régit l’Arabie Saoudite. Cet assassinat affreux révèle le côté noir de la force, et la difficulté pour les Européens d’analyser ces faits avec nos critères, lesquels s’avèrent parfaitement inadaptés à la réalité telle qu’elle s’exerce en Arabie saoudite. C’est ce qui m’a poussée à écrire ce livre parce que le rôle de l’Arabie Saoudite reste central aussi bien sur le plan géostratégique face à l’Iran que sur le plan économique avec le pétrole et les énormes capacités d’investissement du royaume. MBS est un jeune prince qui, tout à coup, surgit dans ce royaume archaïque où on avait l’habitude de voir des vieillards cacochymes gouverner très lentement, flanqués d’un pouvoir religieux dont on méconnaît la puissance. Ce qui m’a intéressé à travers le personnage de cet homme jeune, c’est d’essayer de comprendre comment un tel système archaïque peut se transformer ou non.
Quelles conséquences aura cet assassinat à plus ou moins long terme pour MBS et l’Arabie Saoudite ?
Dans ce contexte, il est évident que l’assassinat de Jamal Khasshoggi s’inscrit comme une de ces secousses que l’on voit dans des régimes autoritaires. Mais d’habitude, on voit ça du côté de Poutine et consorts qui sont plus malins dans leur manière d’éliminer. Il faut dire aussi que le président turc Recep Erdogan, avec une habileté certaine, a distillé, jour après jour, toutes sortes de détails dont il n’a d’ailleurs jamais fourni les preuves concrètes jusqu’à présent, de manière à obtenir à la fois l’humiliation du prince héritier saoudien avec lequel il dispute la domination du monde sunnite et probablement aussi d’embarrasser l’administration Trump dont on connaît les liens étroits avec la dynastie saoudienne.
Quelle influence le royaume saoudien exerce-t-il sur le Liban ?
Il exerce une influence ancienne à la fois financière et longtemps culturelle jusqu’à cette génération-ci avec MBS. Je crois qu’il n’est jamais venu au Liban d’ailleurs, contrairement à la génération de son père et de ses oncles pour qui Beyrouth était la première étape de tous les plaisirs.
Comment doit-on réexaminer après coup la mise en demeure de Saad Hariri à Riyad l’année dernière ?
En réalité, il y a deux épisodes Hariri. Le dernier date d’il y a quelques jours lorsque MBS a voulu plaisanter en disant : « comme ça, on ne pourra pas dire que je l’ai kidnappé pendant deux jours » en serrant la main Premier ministre libanais lors du « Davos du désert ».
Il est certain qu’il y a un an, les circonstances étaient très différentes et il faut reconnaître que le rôle de la France et du président Emmanuel Macron a été décisif pour sortir M. Hariri de ce mauvais pas, le prince héritier lui reprochant de ne pas parvenir à mieux maitriser le Hezbollah. On a vu qu’après cet épisode qui a tourné au fiasco pour Riyad, M. Hariri est revenu à Beyrouth où il y a eu un élan de solidarité nationale, ce qui est assez rare pour être souligné et applaudi. Néanmoins, cela ne l’a pas aidé lors des élections législatives qui ont suivi puisqu’il a perdu quelques sièges et que le Hezbollah en a gagné, dans la limite du nombre de sièges attribués. J’imagine que, depuis, le prince héritier a compris que la situation au Liban était plus complexe qu’il ne l’imagine.
Est-il regrettable qu’il faille attendre le meurtre d’un journaliste pour remettre en cause le désastre humanitaire en cours au Yémen ?
Khashoggi n’était pas un journaliste lambda. C’est un personnage qui a fait tout son parcours au sein du système du pouvoir saoudien. C’est ce qui explique la façon inacceptable dont le pouvoir à Riyad a réagi. Pour en revenir à la guerre au Yémen, pensez-vous que nous nous sommes beaucoup émus de ce qui s’est passé en Syrie depuis sept ans ? Le conflit yéménite n’oppose pas des gentils à des méchants. Les rebelles houthis, soutenus par l’Iran, ne sont pas des gentils. Il y a maintenant des pressions conjointes des Etats-Unis et du Royaume-Uni, les deux plus grands vendeurs d’armes à l’Arabie Saoudite, pour essayer de trouver une sorte de compromis. C’est dans l’intérêt de Riyad car cette guerre lui coûte une fortune et elle est catastrophique en termes de résultats.
Que peut-on craindre des affrontements interposés entre Arabie Saoudite et Iran au Moyen-Orient ? La Turquie peut-elle avoir son mot à dire ?
C’est le duel déterminant dans cette partie du monde et le véritable arbitre, c’est Vladimir Poutine. Les Européens sont complètement marginalisés malheureusement. L’Iran contrôle la Syrie et l’Irak, et finance le Hezbollah. En même temps, son économie est en très mauvais état et la seconde vague de sanctions américaines va encore plus l’affaiblir.
L’économie turque est, elle aussi, en mauvais état. C’est encore une fois dans ce triangle Poutine – Erdogan - (le guide suprême iranien Ali) Khamenei que se joue la partie, avec MBS sur le flanc. De son côté, la France joue sa partie de son mieux mais ce n’est pas un acteur central dans ce jeu.