Plus de 10.000 Thaïlandais emmenés par des groupes d’étudiants se sont rassemblés dimanche à Bangkok pour former la plus grande manifestation anti-gouvernementale depuis le coup d’Etat de 2014, faisant encore monter d’un cran la pression sur l’ex-putschiste, le Premier ministre Prayuth Chan-O-Cha.
Rassemblés autour du Monument de la démocratie à Bangkok, plus de 10.000 manifestants ont scandé dimanche des "à bas la dictature" ou encore "le pays appartient au peuple". Le rassemblement débuté en milieu d’après-midi, s’est terminé en fin de soirée. Il s’agissait de loin de la plus grande manifestation antigouvernementale depuis le coup d'État de 2014.
Lorsque des étudiants appelaient au micro à réduire les pouvoirs de la monarchie – sujet extrêmement tabou – ou encore à la démission de l'ancien chef de la junte, le Premier ministre Prayuth Chan-ocha, la foule répondait par des acclamations nourries. Les jeunes demandent également une nouvelle Constitution et l’arrêt du harcèlement judiciaire des militants de l'opposition.
"Nous voulons une nouvelle élection et un nouveau parlement émanant du peuple", a déclaré à la foule une militante étudiante de 24 ans, Patsalawalee Tanakitwiboonpon. "En dernier lieu, notre rêve est d’avoir une monarchie qui se place véritablement sous la Constitution."
Depuis le début du mouvement étudiant en février, interrompu par la crise du Covid-19 puis repris en juillet, les manifestations ont rarement dépassé les 2.000 personnes. Mais dimanche, selon des organisateurs issus du mouvement "Peuple Libre" et la police, la manifestation a rassemblé plus de 10.000 personnes.
"Le Premier ministre a fait part aux responsables et aux manifestants de son souci d'éviter toute violence", a déclaré aux journalistes Traisulee Traisoranakul, une porte-parole du gouvernement, ajoutant que Prayuth Chan-O-Cha avait également ordonné au cabinet de prendre des mesures pour construire des ponts de compréhension entre les générations.
Le Palais Royal n’a pas commenté à propos des manifestations.
Meneur du coup d’Etat de 2014 et chef de la junte militaire jusqu’à l’an dernier, Prayuth Chan-O-Cha a réussi à se faire reconduire à la tête du gouvernement en 2019 grâce à un scrutin préalablement taillé sur mesure et une Constitution rédigée par les putschistes eux-mêmes pour s’assurer le pouvoir sur le long terme, dénoncent les opposants.
Deux partis d'opposition particulièrement gênants ont par ailleurs été dissous par la Cour Constitutionnelle, l’un avant même les élections, et le second moins d’un an après, renforçant le poids au Parlement de la coalition au pouvoir. Là-dessus, des cas de militants mystérieusement disparus à l’étranger ou attaqués en plein jour dans la rue par de agresseurs curieusement introuvables ont contribué à échauffer les esprits militants.
Mais au-delà de la seule notion de démocratie, la colère est plus largement alimentée par le fait que depuis l’intervention il y a six ans des militaires, qui avaient promis d’éradiquer la corruption et de relancer l’économie, les scandales de corruption et de népotisme se sont succédés -tournant le plus souvent autour de militaires- et l’économie déjà atone depuis plusieurs années est désormais en train de s’effondrer au nom d’une gestion de l’épidémie de Covid-19 que d’aucuns jugent excessivement zélée.
"La junte est au pouvoir depuis six ans et après les élections, ils sont toujours là - ils s'accrochent toujours au pouvoir. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose pour les jeunes de descendre dans la rue, je pense que nous devons essayer et changer les choses", estime Korawin Thititharawat, étudiante de 20 ans.
"Nous assistons à un changement de stratégie du mouvement étudiants qui devient plus inclusif", estime Titipol Phakdeewanich, doyen des sciences politiques à l'Université d'Ubon Ratchathani, faisant référence à l'accent mis par les manifestants sur l'économie autant que sur la politique. "Ils en appellent à un large éventail de questions politiques et montrent à leurs partisans que les questions politiques portent sur des problèmes de tous les jours, dont font partie l’économie et les droits civiques", ajoute-t-il.
Certains groupes d'étudiants ont également présenté 10 propositions de réformes qu'ils souhaitent voir appliquées à la monarchie du roi Maha Vajiralongkorn – parmi lesquelles une limitation de ses pouvoirs sur la Constitution, sur la fortune royale et sur les forces armées.
Ras-le-bol du féodalisme
"A bas le féodalisme, vive le peuple", ont scandé les manifestants. "Nous ne serons plus de la poussière pour personne."
La loi thaïlandaise sur la lèse-majesté prévoit une peine pouvant aller jusqu'à 15 ans pour toute critique envers la monarchie mais, selon Prayuth Chan-O-Cha, le roi aurait demandé qu'elle ne soit pas invoquée pour le moment.
Alors que les militants pro-démocratie commençaient à se rassembler dimanche après-midi, un mouvement royaliste a tenté de mobiliser une contre-manifestation. Mais seulement quelques dizaines de personnes se sont réunies, agitant le drapeau national et brandissant des portraits encadrés de dorures à l’effigie du roi et d'autres membres de la famille royale.
"Je m'en fiche qu'ils protestent contre le gouvernement, mais ils ne peuvent pas toucher la monarchie", a déclaré Sumet Trakulwoonnoo, un leader d’un groupe représentant des élèves de formation professionnelle militant pour la protection des institutions nationales.
Les manifestants antigouvernementaux accusent la monarchie d'avoir aidé les militaires à étendre leur emprise sur la politique. La Thaïlande a connu pas moins de 13 coups d'État réussis depuis la fin de la monarchie absolue en 1932.
Avant le coup d'État de 2014 le royaume avait été secoué par près d'une décennie de turbulences politiques alimentées alternativement par l’un ou l’autre des deux camps -les chemises rouges et les chemises jaunes- et marquées par des violences ayant fait plusieurs dizaines de morts.
Jusqu’ici, aucun heurt n’est venu entacher la nouvelle vague de manifestations.
"Je suis vieux maintenant et ne peux plus atteindre mon objectif", confie Ueng Poontawee, un ancien manifestant des chemises rouges, âgé de 62 ans. "Désormais, il y a de nouvelles têtes. Je suis très heureux qu'elles aient émergé."
Lorsque la manifestation s’est dispersée dimanche soir, après un peu plus de neuf heures à battre le pavé, un groupe de militants s’est rendu au commissariat le plus proche pour offrir aux policiers de les arrêter au cas où des mandats d'arrêt eut été émis contre eux pour avoir organisé les manifestations précédentes.
Mais la police n'a arrêté personne et les militants sont repartis. Les policiers n'ont fait aucun commentaire aux médias.
Au total, trois leaders étudiants ont été accusés jusqu’ici d'avoir enfreint la loi en organisant des manifestations ces dernières semaines. Ils ont été libérés sous caution mais, selon la police, des mandats d'arrêt ont été émis contre 12 autres leaders et d'autres font l'objet d'une enquête.
Les manifestants ont juré de continuer jusqu'à ce que leurs demandes soient satisfaites.
Ce mouvement de protestation, en particulier son audace à questionner le positionnement de la monarchie, a placé le gouvernement dans une impasse.
Les analystes politiques estiment que si ce dernier réagit trop durement, il risque de provoquer un dangereux retour de flamme en suscitant un soutien populaire accru en faveur des manifestants. Mais si au contraire il ne fait pas preuve de fermeté, le précédent créé par les manifestants vis-à-vis du tabou de la mornachie risque de faire boule de neige et les encourager à briser d'autres acquis chers aux ultra-conservateurs.