Durant deux jours de réunions en vidéoconférence, début août, une douzaine d'étudiants ont débattu autour de l'idée de briser un tabou qui pouvait les mener en prison : défier ouvertement la toute puissante monarchie du pays.
On a pu observer ces derniers mois une forte augmentation des allusions au roi Maha Vajiralongkorn dans les manifestations de rue et sur les réseaux sociaux, alors que des milliers de protestataires militent pour un renforcement des fondements de la démocratie.
Mais personne n'avait encore osé prononcer de façon claire et explicite un appel en public à des réformes concernant le palais.
Début août, des étudiants des universités thaïlandaises de Kasetsart et Mahanakorn ont tenu plusieurs réunions en vidéoconférence en vue d’organiser une manifestation sur le thème du monde des sorciers de Harry Potter. Selon le témoignage de deux participants, les jeunes avaient envisagé dans un premier temps de se contenter d’évoquer dans leurs revendications "celui dont on ne doit pas prononcer le nom", en référence à l'ennemi juré de Harry Potter dans les romans de J.K. Rowling, pour éviter d’entrer en confrontation ouverte avec le palais.
Mais finalement, l'argument en faveur d'une approche plus franche - mais plus risquée - l'a emporté.
C’est ainsi que, dans la soirée du lundi 3 août, l'avocat des droits humains, Anon Nampa, 35 ans, est monté sur scène au Monument de la démocratie à Bangkok et a appelé à ce que les pouvoirs du palais soient réduits. Le genre de considération qui s’exprime très difficilement en public en Thaïlande.
"Aucun autre pays démocratique n'autorise le roi à avoir un tel pouvoir sur l'armée", a-t-il déclaré devant 200 manifestants et sous les yeux de policiers impassibles venus surveiller la manifestation. "Cela accroit le risque qu'une monarchie, dans une démocratie, ne devienne une monarchie absolue", a-t-il ajouté.
La Thaïlande traverse régulièrement depuis plusieurs décennies des cycles de turbulences politiques. Mais jusqu’ici les manifestants n'avaient jamais de manière aussi ouverte et claire demandé à ce que la monarchie face l’objet de changements. Selon la Constitution, la monarchie thaïlandaise doit être maintenue "dans une position de vénération".
Toute forme de contestation de l’institution royale était extrêmement rare sous le roi Bhumibol Adulyadej, le père de Maha Vajiralongkorn, décédé en 2016 après 70 ans sur le trône.
Ni Anon Nampa, ni aucun des autres manifestants n’ont toutefois été inculpés pour avoir enfreint la très sévère loi thaïlandaise de lèse-majesté, qui prévoit pour les insultes envers la monarchie des peines pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison.
Cependant, le 7 août, la police a placé en garde à vue l'avocat pro-démocratie ainsi que Panupong Jadnok, un militant étudiant de 23 ans. Et les deux ont été inculpés pour plusieurs infractions liées à une manifestation qui aurait eu lieu le 18 juillet, dont notamment "incitation au trouble de l’ordre public et à la désaffection parmi la population", passibles d'une peine maximale de sept ans.
Anon Nampa a nié toutes les accusations, a déclaré son avocat Weeranan Huadsri. Les deux militants ont été libérés sous caution samedi.
Le palais royal a refusé de donner un commentaire sur les manifestations ou les appels à la réduction des pouvoirs royaux.
Le porte-parole du ministère de la Défense, Kongcheep Tantrawanit, a toutefois déclaré: "N'entraînez pas la monarchie dans le conflit, c'est inapproprié. La monarchie est le cœur de l'unité pour le peuple thaïlandais.
Discuter de manière rationnelle et ouverte
Cet appel ouvert à la réforme de la monarchie souligne l'ampleur et la rapidité d’une évolution en chassé-croisé qui s’est produite ces dernières années entre une partie de la nouvelle génération qui aspire à faire progresser de façon significative la société vers plus de libertés et d’égalité, et un establishment ultra-conservateur qui tend à ramener le royaume vers les traditions anciennes en capitalisant pour cela sur la relation étroite et symbiotique qui existe entre le palais et l'armée. Le roi, ancien officier de l'armée, est officiellement commandant en chef des forces armées.
"C'est une question dont les gens veulent parler", estime Patsalawalee Tanakitwiboonpon, 24 ans, étudiante en génie civil à l'Université Mahanakorn qui a aidé à l’organisation et a pris la parole lors de la manifestation du 3 août. "Elle a été mise sous le tapis pendant si longtemps. C’est pourquoi nous pensons qu’il vaut mieux parler de cette question de manière rationnelle et ouverte."
Cette manifestation s’inscrit dans une série de rassemblements qui a commencé fin février, passant d'une poignée de flashmobs pacifiques et organisés en ligne, principalement sur les campus universitaires, à des dizaines de manifestations de rue à travers la Thaïlande et plusieurs millions d’internautes suivant et relayant des mots dièse tels que #FreeYouth.
Jusqu'à présent, la réaction des autorités a été relativement limitée. Le Premier ministre Prayuth Chan-O-Cha, qui a pris le pouvoir pour la première fois lors d'un coup d'État militaire en 2014, a déclaré aux journalistes, le 4 août, au lendemain du discours d'Anon Nampa, que le gouvernement restait ouvert à toute discussion avec les étudiants. Un peu plus tôt, le 15 juin, il avait souligné que le roi lui avait demandé que personne ne soit poursuivi en vertu de la loi de lèse-majesté.
Le chef de l'armée, Apirat Kongsompong, n'a pas été aussi conciliant. Dans un discours donné devant des cadets d’une académie militaire, le 5 août, il a déclaré que "le COVID est une maladie guérissable, mais haïr la nation, haïr son propre pays, est une maladie incurable."
Le 4 août, au lendemain de la fameuse manifestation, Anon Nampa avait déclaré à Reuters qu'il n'était "pas trop inquiet" de se voir arrêté. Il avait prévu d’aborder le sujet de la monarchie lors de deux autres manifestations dans les prochains jours, selon sa page Facebook.
Après l’arrestation d'Anon et de Panupong, vendredi, la police a déclaré dans un communiqué qu'une enquête était en cours, refusant toutefois de dire qui s'était plaint ou de décrire la nature des plaintes.
La police n'a pas non plus expliqué pourquoi Anon n'avait pas été inculpé en vertu de la loi lèse-majesté pour son discours lors de la manifestation du 3 août.
Une vieille relation symbiotique
Même si le roi Vajiralongkorn passe une grande partie de son temps en Allemagne, son image est omniprésente en Thaïlande. Des dizaines de portraits royaux encadrés de dorures toisent les rues des villes et des villages. L’hymne royal, au son duquel tout le monde doit se lever, est systématiquement joué avant chaque projection de cinéma et autres spectacles.
Dans la sphère conservatrice thaïlandaise beaucoup estiment que le lien entre la monarchie et l'armée est une garantie de stabilité.
L’armée soutient avec force la position du palais comme étant la plus haute autorité morale de la Thaïlande. Et l’institution militaire profite de sa relation étroite avec la monarchie pour justifier son rôle de premier plan dans la politique thaïlandaise. Ancien chef de l'armée lui-même, Prayuth Chan-O-Cha, a nommé trois anciens chefs militaires à la retraite à des postes ministériels, et plus d'un tiers des sièges du Sénat sont occupés par des officiers militaires actifs ou anciens.
Pendant ce temps, le roi a renforcé ses pouvoirs constitutionnels depuis son accession au trône en 2016. Dans son discours, Anon Nampa a cité deux exemples de pouvoirs augmentés du roi qu'il estime incompatibles avec la démocratie: le monarque s’est vu octroyer en 2017 le contrôle direct du vaste patrimoine immobilier de la couronne, et en 2019, le gouvernement Chan-O-Cha a transféré deux unités de l'armée sous son commandement personnel.
"Oui, j'ai peur. Mais si nous ne sortons pas pour parler de ce qu’il est nécessaire de faire, alors les problèmes vont continuer", s’inquiète Thanapol Panngam, étudiant de 27 ans parmi les organisateurs de la manifestation du 3 août.
Retrouver le chemin de la démocratie
Jusqu'ici, seule une poignée des dizaines de groupes qui forment le mouvement de protestation étudiante ont osé critiquer ouvertement la monarchie. Mais ils sont unis pour exiger des changements après les élections controversées de l'année dernière qui ont permis à l'ancien chef de la junte de conserver le pouvoir. Les détracteurs de Prayuth Chan-O-Cha disent que le scrutin était pipé par des règles rédigées par l'armée lui donnant d’emblée un nombre important de voix. L’intéressé soutient que ces élections étaient justes.
"Notre principale idéologie est de promouvoir la démocratie", souligne Jutatip Sirikhan, 21 ans, président de l'Union étudiante de Thaïlande, qui a aidé à organiser les manifestations sans toutefois critiquer le palais.
Les manifestations anti-gouvernementales étudiantes avaient commencé en début d’année après la dissolution du parti Anakot Mai (Nouvel avenir, connu aussi sous le nom de "Future Forward" en anglais).
"Quel temps fait-il en Allemagne?" pouvait-on lire sur une pancarte lors de l'une des toutes premières manifestations organisée à Bangkok en février. Une question d’apparence anodine mais que la plupart des Thaïlandais peuvent facilement percevoir comme une référence à Vajiralongkorn qui passe plus de temps en Bavière qu’à Bangkok.
Le mouvement de protestation a été interrompu par la crise du Covid-19 et les mesures restrictives strictes mises en place pour empêcher la propagation du coronavirus, parmi lesquelles l’état d’urgence imposé depuis fin mars et toujours en vigueur.
Mais armés de leurs téléphones et ordinateurs portables, les jeunes militants ont maintenu la pression depuis chez eux, en ligne.
En mars, le mot dièse en thaï correspondant à #unroipourquoifaire? a été utilisé plus d'un million de fois sur Twitter, et un groupe Facebook en langue thaïe qui a tendance à moquer la monarchie a attiré plus de 850.000 membres.
Pendant le confinement, les étudiants ont également planifié leurs actions à venir. «Il y avait des réunions Zoom qui pouvaient rassembler plus d'une douzaine de personnes et qui duraient des heures», se souvient Jutatip Sirikhan.
Malgré le maintien de l’état d’urgence et alors que les mesures sanitaires s’assouplissaient, la grogne anti-gouvernementale a commencé à reprendre de la voix début juin après l’enlèvement d’un activiste exilé au Cambodge. Puis le 18 juillet, les étudiants sont descendus dans la rue en nombre pour une première manifestation demandant la démission du gouvernement de Prayuth Chan-O-Cha. Depuis, des rassemblements réguliers ont lieu dans Bangkok et en province.
Souvenir des années 70
Ces manifestations menées par des jeunes ressemblent aux mouvements étudiants pro-démocratie des années 1970, estiment certains analystes.
La Thaïlande a connu des cycles répétés d'intervention militaire: il y a eu 13 coups d'État réussis depuis la fin de la monarchie absolue en 1932. Le roi Bhumibol Adulyadej est intervenu en 1973 et 1992 pour apaiser des tensions après des répressions sanglantes engagées par les dirigeants militaires.
Et comme à l’époque, les jeunes Thaïlandais ne sont pas tous du même côté. Des manifestations en faveur de la démocratie ont vu face à eux la mobilisation, plus modeste, de défenseurs royalistes du gouvernement.
«De nombreux Thaïlandais se sont inquiétés des choses offensantes contre la monarchie», affirme Totsapol Manoonyarat, un ancien élève royaliste de formation professionnelle qui dit avoir été inspiré par l'amour du roi pour rejoindre une contre-manifestation à Bangkok.
Selon certains analystes, des divisions trop fortes posent un dilemme au gouvernement.
«S'ils répriment les critiques, ils risquent de susciter un retour de bâton», estime Matthew Wheeler, analyste pour l'Asie du Sud-Est pour l'International Crisis Group. "Mais s'ils laissent glisser, il y a un risque que le tabou s'effondre."