La Thaïlande a redoublé d’efforts ces dernières années pour lutter contre le trafic sexuel d’enfants, mais le phénomène évolue et prend de nouvelles formes comme l’utilisation croissante de filles comme "animatrices" pour attirer les hommes dans des bars, selon les cadres de la police et des militants dans la lutte contre la traite d’êtres humains.
Un câlin, une main sur son genou, un baiser sur la joue: Pim, jeune serveuse adolescente dans un bar karaoké du nord de la Thaïlande, ne laisse pas les clients aller plus loin.
Âgé de 16 ans, elle fait partie d’un groupe de quatre serveuses adolescentes découvertes en septembre dans le cadre d'une opération contre le trafic humain à Chiang Mai, deuxième ville de Thaïlande doté d’un commerce du sexe bien établi.
Les quatre jeunes filles, toutes âgées de moins de 18 ans, ont déclaré aux travailleurs sociaux après un raid effectué sur deux bars qu’elles n’étaient pas obligées d’avoir des relations sexuelles avec des clients ni de porter des minijupes ou des décolletés.
"Certains clients ont cherché à toucher mes seins, mais j'ai écarté leurs mains", confie Pim, qui pouvait gagner jusqu'à 700 bahts (21 euros) chaque nuit - plus du double du salaire minimum quotidien en Thaïlande - travaillant pour la propriétaire du bar qu’elle appelle systématiquement "mère".
La Thaïlande a redoublé d’efforts ces dernières années pour lutter contre le trafic sexuel d’enfants, mais le phénomène évolue et prend de nouvelles formes comme l’utilisation croissante de filles comme "animatrices" pour attirer les hommes dans des bars, selon les cadres de la police et des militants dans la lutte contre la traite d’êtres humains.
La majorité des clients, des serveuses adolescentes et des propriétaires de ces bars ne perçoivent pas ce travail comme pernicieux ni même illégal. Mais les autorités y voient une forme de traite d’êtres humains qui passe largement sous les radars -et donne du fil à retordre aux enquêteurs et s’avère difficile à poursuivre en justice.
"La plupart des délinquants sont des propriétaires de bars à karaoké qui ne voient pas de mal à ce que des adolescents fassent ce type de travail alors qu’en fait cela est considéré comme du trafic sexuel", explique le lieutenant-colonel de police Likhit Thanomchua à la Fondation Thomson Reuters.
"La plupart du temps, la première chose que disent les propriétaires de bar quand ils sont interrogés est: ‘Je n'ai pas utilisé ces enfants à des fins de prostitution’", ajoute Thanomchua, membre de la force d’intervention TICAC (Thailand Internet Crimes Against Children).
Il souligne que dans la plupart des cas, la police retrouve les victimes présumées sur l’Internet, les bars présentant leurs jeunes serveuses sur les réseaux sociaux.
Les propriétaires des deux bars karaoké ayant fait l’objet de l’opération policière en septembre ont été accusés de traite d'êtres humains et d'avoir employé des personnes de moins de 18 ans sans autorisation.
Mais rendre la justice dans de tels cas reste difficile, car la police souvent ne perçoit pas ce genre d’abus comme des crimes ou répugne à ouvrir des enquêtes, regrette Wirawan Mosby, directeur du HUG Project, une organisation caritative qui aide les enfants victimes du trafic à Chiang Mai.
"La police sait que les jeunes ne coopéreront pas et que les procureurs risquent fort de ne pas procéder à l’inculpation, étant donné qu’il est plus difficile de produire des preuves que pour des affaires de prostitution".
"(Beaucoup) d'enfants appellent les propriétaires de bar "mère". Il y a un sens de la famille et (...) une forme d’obligation qui interviennent", ajoute Wirawan Mosby.
Question de confiance
La Thaïlande est à la fois une importante source, une plaque tournante et une destination pour les enfants victimes de trafic sexuel sur l'Asie du Sud-Est.
Selon des estimations, des dizaines de milliers de personnes travailleraient dans le commerce du sexe, certes illégal mais largement toléré - la plupart le font en toute liberté, mais d'autres contre leur gré – et les militants disent que beaucoup sont des enfants.
L'exploitation sexuelle est la principale forme d'esclavage moderne en Thaïlande - elle représente plus de la moitié des 191 cas de traite d’êtres humains répertoriés par le gouvernement sur les trois premiers trimestres de cette année.
Bien que la plupart des affaires impliquent des enfants vendus pour des relations sexuelles ou utilisées dans la production pornographique, policiers et activistes se trouvent face à de nouvelles formes d’abus qu’ils classent dans le trafic d’êtres humains.
L’unité thaïlandaise de lutte contre le trafic humain a œuvré dans une douzaine d'affaires "d’enfants animateurs" - la plupart impliquant des bars karaoké - après avoir procédé à la première arrestation en 2017 en relation avec trois enfants travaillant dans un bar de la région de Nakhon Ratchasima, dans le nord-est du pays.
L’opération la plus importante à ce jour concerne deux propriétaires de bars karaoké à Chiang Mai - un homme et son épouse – qui ont été emprisonnés en mars pour près de 23 ans pour trafic d’êtres humains et autres infractions, et condamnés à payer 500.000 bahts à cinq enfants victimes.
Ratchapon Maneelek, directeur de la division de lutte contre la traite des êtres humains, explique que mettre au jour ce crime a été difficile, car il était compliqué de l'identifier comme tel en comparaison des affaires de prostitution d'enfants.
"Ce qui est difficile, c'est de gagner la confiance des victimes (...) parce que les enfants ne veulent pas que quiconque sache qu'ils font ce type de travail ou qu'ils ont été touchés", dit-il.
Boissons, argent, opportunité
Le commerce sexuel impliquant des enfants en Thaïlande a évolué ces dernières années. Les hommes vont moins chercher les mineurs dans des maisons closes, et entrent davantage en contact avec eux dans les bars karaoké ou en ligne, explique Ketsanee Chantrakul, responsable de programme pour la fondation ECPAT, une organisation caritative qui lutte contre la traite des enfants.
"Compte tenu des lois strictes en matière de prostitution, les entreprises ont modifié leur modèle économique, affirmant que les enfants se font des extras en tant qu'"animateurs", dit-elle.
Pour beaucoup de filles thaïlandaises comme Pim, qui a grandi dans un village agricole à environ 70 km de la ville de Chiang Mai, ce qui s’apparente à une opportunité et un revenu stable est souvent difficile à refuser.
"La vie est dure à la maison. Je ne voulais pas rester là-bas", avoue Pim, qui a quitté son domicile il y a environ un an pour se rendre en ville avec 1.000 bahts en poche que lui a donnés sa mère. "Mon amie disait que je gagnerais beaucoup d'argent (au bar karaoké), et mes parents ne s'y sont pas opposés."
"Au moins, je ne me suis pas ennuyée là-bas", ajoute-t-elle. "Je devais juste boire et parler aux gens."
Pim - qui a déclaré que le propriétaire du bar ne lui avait pas demandé de remplir de formulaire d’embauche et n’avait pas vérifié sa carte d'identité avant de la recruter - se trouve maintenant dans un centre d’accueil et devrait témoigner bientôt devant le tribunal.
Alors qu’elle ne sait plus trop quelle direction donner à sa vie, d’autres filles ayant travaillé dans des bars ces dernières années ont bon espoir pour leur avenir, comme Nat, âgée de 18 ans, qui travaille maintenant comme infirmière auxiliaire.
"Nat était au centre d’accueil depuis seulement un mois, mais (...) elle a dit avoir compris qu'elle pouvait faire mieux que le travail qu'elle faisait auparavant", rapporte une assistante sociale qui travaillait avec l'adolescente après qu’elle a été secourue l'année dernière. "Elle en est venue à se valoriser."
Par Nanchanok Wongsamuth @nanchanokw (traduit de l’anglais) pour la Thomson Reuters Foundation