Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 0

INTERVIEW – Urban Light: "Entre 700 et 800 ados et jeunes hommes se prostituent à Chiang Mai"

ONG anti-prostitution ThailandeONG anti-prostitution Thailande
Écrit par La rédaction de Bangkok
Publié le 8 septembre 2014, mis à jour le 9 juillet 2020

Fondée en 2009 à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande, par l'Américaine Alezandra Russell, Urban Light est une association qui vient en aide aux jeunes garçons (14-24 ans), souvent mineurs, qui se prostituent dans cette ville très prisée des touristes, appelée aussi la Rose du Nord.

L'ONG estime qu'ils sont entre 700 et 800. Plus 70 commerces de la ville offriraient ce genre de services dans la ville connue pour son riche patrimoine historique et artistique mais considérée aussi comme un paradis pour les amateurs de jeunes hommes. Alors que les gouvernements successifs se contentent d'actions ponctuelles peu efficaces et que la communauté internationale pointe du doigt le trafic d'êtres humains en Thaïlande, Urban Light offre à ces jeunes un accueil et de nombreux programmes : éducation (cours d'anglais, de comptabilité...), logement, santé, emploi, prévention, etc. En 2013, 300 garçons en ont bénéficié. La directrice du centre, Phimphisa (Dao) Chailoet, nous en dit davantage sur cette organisation et l'action qu'elle mène.

Qui sont les garçons que vous aidez ?
Ces garçons sont des victimes. Ils sont souvent mineurs (en Thaïlande, la minorité est fixée à 18 ans, ndlr). C'est illégal pour eux de se prostituer, mais la loi n'est pas appliquée. Ils viennent des zones rurales, certains sont Birmans ou issus d'autres minorités.  
Ils arrêtent l'école à 12 ou 13 ans, même si l'Etat thaïlandais offre l'école gratuite jusqu'au grade 9 (l'équivalent de la troisième, ndlr). Mais leurs parents doivent quand même payer pour les uniformes, le déjeuner, etc. Cela revient très cher pour les fermiers, les ruraux en général, et les minorités, qui ne peuvent pas subvenir aux besoins de plusieurs enfants. C'est pourquoi les enfants arrêtent l'école rapidement. Les parents leur disent qu'ils doivent aller en ville pour travailler afin d'envoyer de l'argent à la maison. Mais ils sont généralement peu éduqués et n'ont pas d'expérience professionnelle. La prostitution leur permet de gagner de l'argent. Ils vont donc dans les bars, deviennent des travailleurs du sexe. Lors de nos recherches, nous avons dénombré 76 commerces de Chiang Mai qui permettent aux jeunes de rencontrer des clients. Chaque établissement a au minimum 10 ou 15 garçons prostitués. Ils veulent de l'argent, et ne savent pas comment en gagner autant autrement. D'après ce qu'ils nous disent quand nous parlons avec eux, l'argent est la clé, la motivation première.

Combien la prostitution leur rapporte-t-elle ?
La prostitution peut leur faire gagner 20.000 ou 30.000 bahts par mois s'ils sont jeunes et mignons. Mais en travaillant au 7-Eleven (épiceries 24/24, ndlr), ils ne gagnent que 7.500 bahts par mois, ce qui permet d'expliquer leur choix. Cela dit, ils travaillent et se font beaucoup d'argent, mais ils n'ont pas d'économies. L'argent part dans l'alcool, la drogue, des divertissements. Plus ils gagnent plus ils dépensent. Beaucoup de garçons commencent entre 14 et 17 ans, et veulent arrêter autour de 22-23 ans. Ils viennent alors dans notre centre pour changer de carrière.
Les garçons sont indépendants, il y a peu de "macs". Parfois, des garçons plus âgés, qui sont dans ce business depuis longtemps et deviennent trop vieux pour aller avec des clients, deviennent trafiquants. Les garçons viennent les voir pour trouver des clients. Il n'y a pas de mac ou d'agent qui les force mais ils sont coincés.
La prostitution est interdite à Chiang Mai comme dans toute la Thaïlande. Pourquoi continue-t-elle à prospérer ?
La loi n'est pas appliquée. La première raison, c'est la corruption. La prostitution est un business. La Thaïlande est une destination de premier plan pour les touristes sexuels. Pattaya est même dans le top 3 mondial. Autrefois pays du sourire, la Thaïlande devient le pays du sexe. De nombreux magazines font la publicité du tourisme sexuel en Thaïlande, en particulier les magazines gays pour Chiang Mai, qui est le paradis des hommes homosexuels.
Les gouvernements lancent sans cesse des campagnes, notamment lorsqu'un autre pays nous pointe du doigt. Mais ce n'est pas un travail permanent. Ce qu'il manque au niveau du gouvernement, c'est une action continue. Il n'y a que des actions ponctuelles, très bruyantes, mais peu efficaces.

Que pouvez-vous faire pour mitiger la prostitution ?
Nous travaillons avec les autorités locales, avec la police. Quand nous avons des informations, par exemple sur les bars à free-lance, nous les leur communiquons. C'est ensuite à eux de se charger de l'action, en particulier de l'action judiciaire. Mais la corruption empêche le changement.
Nous appelons le gouvernement thaïlandais à l'action, mais aussi les gouvernements des pays dont les clients sont originaires. Les Etats-Unis, dont nous dépendons, nous demandent de signaler au FBI les Américains qui payent pour du sexe (avec des mineurs, ndlr) en Thaïlande, et restreignent ensuite leurs entrées dans le pays. Cette initiative est un bon début, mais malheureusement elle est peu répandue. Pourtant, de ce que nous observons, il y a plus d'étrangers que de thaïlandais parmi les clients. Ils viennent d'un peu partout : Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Chine... Ce sont très majoritairement des hommes.
UL cherche également des fonds pour lancer un projet de soutien aux consommateurs de drogue à Chiang Mai. Cette consommation (héroïne et amphétamines notamment) reste souvent l'obstacle majeur pour permettre aux garçons que nous côtoyons de sortir de la précarité de leur situation.

Voyez-vous un changement depuis l'arrivée au pouvoir de la junte en mai dernier ?
Nous n'avons pas perçu de changement de politique depuis le coup d'Etat. Cependant, nous avons vu un changement pendant le couvre-feu. Les garçons ne pouvaient pas rester dans les bars, qui devaient fermer à 22h. Ils n'avaient pas d'argent, ils avaient faim, ils étaient en souffrance et sont venus vers nous, au centre. Nous préférons bien entendu les voir ici plutôt que dans les bars. Mais la junte n'a pas eu de politique particulière sur la prostitution.
Cependant, aujourd'hui, on sent un début de prise de confiance, notamment suite au rapport américain sur le trafic humain (lire notre article). La Thaïlande a été rétrogradée au niveau 3, le plus bas niveau, au même niveau que la Syrie ou la Corée du Nord. Pour la première fois, le rapport a mentionné la prostitution masculine, ce qui est pour nous une victoire. Cela a alerté les autorités car c'est très mauvais pour la réputation du pays. Cependant, les critiques internationales, et les réactions du pouvoir, se sont concentrés sur le travail forcé, mais pas sur le trafic sexuel.

Pourquoi avez-vous choisi de prendre en charge uniquement des garçons au sein d'Urban Light ?
Beaucoup d'organisations, à Chiang Mai et en Thaïlande, se concentrent sur les femmes et les filles prostituées. Nous sommes la seule organisation qui se focalise sur les garçons. Nous avons de quoi faire, puisqu'il y en a entre 700 et 800 qui se prostituent rien qu'à Chiang Mai. Nous aimerions nous occuper de tout le monde, mais ce n'est pas possible car les différences entre les genres sont importantes, on ne s'occupe pas de la même manière des garçons et des filles. Il y a déjà beaucoup d'ONG pour les filles, mais les garçons sont souvent laissés pour compte. Spontanément, lorsqu'on évoque la prostitution, en Thaïlande comme ailleurs, les gens pensent aux femmes. Ils sont surpris quand nous les informons sur la prostitution masculine. C'est pour cela que nous souhaitons développer l'aide pour les garçons.

Les ONG peuvent-elles vraiment faire changer les choses ?
Oui, mais pas toutes seules. Ce n'est pas aux ONG de tout faire. L'implication des professionnels aide beaucoup. C'est par exemple ce que cherche à développer l'ONG The Code (qui fournit des consignes aux professionnels du tourisme afin de repérer et d'empêcher la prostitution des mineurs, ndlr). Par exemple, un jour, une fille de 15 ans qui était entrée dans un hôtel avec un client allemand, s'est disputée avec le réceptionniste qui ne voulait pas la laisser entrer. Elle disait avoir le droit et l'envie de se prostituer. Mais l'hôtel a refusé quand même, et l'homme a dû quitter sa chambre. Les grands hôtels peuvent être vigilants et ne pas autoriser des mineurs à aller, sans leurs parents, dans leurs chambres. Mais il y a tellement de petits hôtels, guest-houses, motels...

Par ailleurs, les ONG ne sont pas toujours sur la même longueur d'onde. Il y a des organisations qui aident les prostitué(e)s à travailler dans de bonnes conditions. Elles les aident en faisant de la prévention sur le sida, de l'éducation aux rapports sexuels protégés, elles donnent des cours d'anglais... Mais elles ne remettent pas en question le fait même de se prostituer. Ces organisations estiment que celles et ceux qui se prostituent le font de leur plein gré, qu'il ne s'agit donc pas de trafic, qu'il s'agit d'un choix libre de leur part.

Nous, nous voulons qu'ils changent. Nous avons des buts et des missions différents. Nous voulons qu'ils changent de carrière. Quand un garçon me dit "c'est mon choix, je veux me prostituer", je lui demande "quand tu avais cinq ans, quel était ton rêve ?". Je pense que personne ne répondra qu'il voulait être prostitué. Leurs choix ont des limites et leurs opportunités sont minces. Leurs choix n'en sont pas. C'est pourquoi nous sommes parfois en conflit avec d'autres organisations, même si cela reste très "soft". Nous travaillons simplement  chacun de notre côté.

Quelle est votre priorité ?
La première étape, pour moi, c'est d'arrêter la prostitution des mineurs. On ne devrait pas voir de garçons ou de filles de moins de 18 ans vendre des fleurs dans la rue, puis vendre autre chose. C'est comme ça que beaucoup commencent. Il faut renforcer l'application de la loi, auprès des propriétaires de bars par exemple. Les mineurs devraient être notre priorité. On ne devrait pas avoir cela en Thaïlande. C'est mon rêve.

Comment voyez-vous le futur d'Urban Light ?
Nous aimerions nous concentrer sur les programmes de prévention. Mais pour cela, une autre organisation doit prendre le relais de notre action dans les autres programmes. Pour moi, le programme de prévention est primordial. Nous nous rendons régulièrement dans les villages et les minorités dont sont issus les garçons. C'est bien plus efficace de les rencontrer maintenant, alors qu'ils vivent encore dans leur village, plutôt qu'après, lorsqu'ils sont déjà arrivés en ville et qu'ils ont commencé à travailler dans les quartiers rouges. Nous leur enseignons l'intégrité du corps, les limites à poser. Nous mettons aussi en avant l'humanité de chacun, en leur expliquant qu'ils ne sont pas un objet que l'on peut vendre. Nous voulons enfin leur montrer que ce travail ne dure pas longtemps. C'est peut-être un moyen de gagner beaucoup d'argent pendant un temps, mais à 25 ans, c'est fini. Ils sont moins jeunes, considérés moins mignons, et donc moins prisés. Se pose alors la question de ce qu'ils peuvent faire. C'est très dur pour eux de trouver un travail, ils n'ont ni qualification ni expérience. C'est pourquoi nous les encourageons à retourner à l'école et commencer une autre carrière. La prévention permet d'éviter que ces jeunes quittent l'école pour aller se prostituer en ville.

La prévention est efficace. Nous avions à Chiang Mai un groupe d'une vingtaine de garçons prostitués, tous originaires du même village. Lorsque l'un vient en ville et prévient ses amis qu'il gagne beaucoup d'argent, tous suivent et se regroupent. Nous sommes allés régulièrement dans ce village dans le cadre de notre programme de prévention, et aujourd'hui, nous ne voyons plus personne de ce village se prostituer à Chiang Mai, filles comme garçons.

UL cherche également des fonds pour lancer un projet de soutien aux consommateurs de drogue à Chiang Mai. Cette consommation (héroïne et amphétamines notamment) reste souvent l'obstacle majeur pour permettre aux garçons que nous côtoyons de sortir de la précarité de leur situation.

Que diriez-vous à nos lecteurs qui souhaitent vous aider ?
Urban Light a d'abord besoin d'aide financière pour financer la prévention, le programme de logement... Il est possible de nous envoyer des dons sur notre site internet. Nous acceptons aussi les dons en nature, tels que des vêtements, des produits d'hygiène, des médicaments, etc.

Vous pouvez aussi aider en sensibilisant les gens autour de vous. Il est important de parler de nous, et de ce qui se passe en Thaïlande. En particulier, il faut rappeler que les garçons aussi sont touchés par la prostitution, alors que le réflexe de chacun est de penser aux filles.

Pour suivre au quotidien l'action d'UL, visitez la page Facebook d'UL

Voir aussi la vidéo de présentation Meet "Oi". The Reason Behind UL

Le site Internet d'UL http://www.urban-light.org

Contact e-mail: thailanddirector@urban-light.org

Propos recueillis par Mathilde CASABONNE (http://www.lepetitjournal.com/bangkok) mardi 9 septembre 2014

Flash infos