Retour en terres méconnues avec le film documentaire A Distant Thud In The Jungle (140 Km à l'ouest du paradis) de la réalisatrice française Céline Rouzet actuellement disponible sur la plateforme du Doc Edge Film Festival 2021. Le Petit Journal Auckland a eu le plaisir de rencontrer Céline et de lui poser quelques questions.
Elle nous embarque au cœur de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Derrière les masques de folklores pour divertir les touristes, loin des regards, une famille Huli et son clan ont cédé leurs terres à ExxonMobil et rêvent de modernité. Mais l'argent ne vient pas... Pris entre des tribus rivales, des politiciens cupides et l'une des multinationales les plus puissantes de la planète, ils sentent la terre se dérober sous leurs pieds.
Pendant plus de dix ans, Céline Rouzet multiplie les séjours en Papouasie-Nouvelle-Guinée, où elle produit des documentaires pour Radio France et des enquêtes (The Pulitzer Center, Le Monde diplomatique, The Huffington Post) avant de passer derrière la caméra pour réaliser A Distant Thud in the Jungle (140 km à l’ouest du paradis), son premier long-métrage.
Comment se retrouve-t-on à faire un documentaire a 14 000 km de chez soi ?
C’est une longue histoire, une obsession qui a débuté quand j’étais enfant : sans pouvoir me l’expliquer, je rêvais de vivre dans la jungle au sein de tribus lointaines… que j’avais complètement fantasmées. Plus tard, alors que je faisais des études de journalisme, je me suis envolée en PNG grâce à des bourses comme Défi Jeunes. J’ai vécu chez l’habitant dans plusieurs régions reculées et j’ai commencé à entrevoir un pays infiniment plus complexe, plus riche mais aussi plus violent que ce que j’avais imaginé. A la tombée du jour, les rideaux de fer des échoppes se refermaient sur des marchés de fortune désertés – le pays est sous couvre-feu permanent. Partout, les barbelés. J’ai eu besoin d’aller plus loin, d’apprendre la langue, de comprendre ce qui se jouait là-bas, d’où venait la violence et ce qui rendait ce pays si différent de l’image que je m’en étais faite enfant.
Comment avez-vous noué cette relation avec votre ‘’famille d’accueil’’ au sein du clan ?
Parmi les territoires affectés par le projet gazier, j’ai choisi de me rendre au hameau de Hides 4 : c’est là que se trouve l’usine de production du gaz et le camp d’ExxonMobil.
Au premier abord, Hides 4 est un bout du monde rugueux et désolé, doté d’une très sale réputation : le personnel d’ExxonMobil s’y déplace en convoi, dans des véhicules aux fenêtres grillagées. Et il lui est interdit de mettre un pied dans le hameau pour des questions de sécurité. Quant aux touristes, ils contournent Hides 4 sans même s’en aperçevoir. Mais après les missionnaires, les administrateurs australiens et les employés d’ExxonMobil, la venue d’une jeune femme seule, débarquant à pied dans leur village infréquentable avec pour toute arme un appareil photo, les a intrigués. Ils se sont montrés chaleureux et ouverts, mais aussi préoccupés. Chaque jour, des dizaines d’hommes venaient me trouver pour énumérer leurs plaintes et leurs doléances, en pensant que je pourrais porter leur message au dehors. Ils souffraient de l’absence de développement, des promesses non tenues, de la corruption de leurs dirigeants, du mépris d’ExxonMobil, de la pollution.
Et puis un jour, Chief Homaï, un des fils de la famille Lambiawi, m’a proposé de dormir dans la maison de sa soeur. Il m’a ouvert la porte du domaine familial. J’ai alors pu partager leur quotidien pendant un premier mois. Des personnalités se sont révélées : Day à la fois lucide et habité, Homaï fier et combatif, Janet forte mais triste, Bala et son grand rire rouge, Tony autoritaire et doux… Ils sont devenus les protagonistes du film. Grâce à notre complicité naissante, j’ai pu mieux saisir de l’intérieur la tragédie des Hulis : un peuple qui rêve de modernité mais à qui on a fait des fausses promesses, qui perd son autonomie, sa langue, une partie de ses terres et de son identité, ses croyances, sa confiance en lui. La famille Lambiawi sent que son monde s’effondre et elle a voulu partager son histoire avec nous. Un an plus tard, ils avaient construit une maison à l’intérieur de leur propriété familiale pour accueillir mon équipe et commencer un premier tournage.
Pouvez-vous en dire plus sur le processus d’apprentissage qui vous a menée à parler le Huli ?
Malgré mes efforts, je n’ai pas pu apprendre le Huli, qui est la langue de la famille Lambiawi et de leur groupe : c’est un langage très complexe qui ne se trouve dans aucun dictionnaire ou livre, excepté peut-être une Bible – les missionnaires ont travaillé dur pour propager leurs croyances dans les coins les plus reculés du globe. Pour les séquences parlées spontanément en Huli, j’avais appris à repérer quelques mots de Huli et certains mots-clé récemment intégrés au langage comme « money » ou « company » pour suivre les conversations et décider de filmer ou non.
La langue qui me permet de dialoguer facilement avec les habitants s’appelle le Tok Pidgin : c’est un créole imagé parlé à travers toute la Papouasie-Nouvelle-Guinée – un autre produit du colonialisme du XIXème siècle. Lors de mes cinq voyages en PNG, j’ai appris le Pidgin en écoutant et en parlant avec les gens avec lesquels je vivais durant un à deux mois chaque fois – ils se sont montrés incroyablement patients avec moi !
Plusieurs fois dans le film, on peut saisir la complicité qui vous unit aux personnages. Était-ce votre intention de rendre ce lien visible à l’écran ? Votre relation se traduit-elle à travers d’autres aspects formels de votre film ?
Tandis que la caméra demeure du côté du clan, à l’extérieur du site gazier, j’ai tenté de faire ressentir le sentiment d’invasion des habitants et l’impossible rencontre : entre les employés d’ExxonMobil - qui se réfugient derrière des grilles - et les Huli « enfermés dehors » sur leurs propres terres, entre les touristes occidentaux prenant en photo des tribus payées pour danser et ces mêmes tribus qui rêvent d’argent et de modernité. C’est l’étrange histoire de deux mondes qui se regardent l’un l’autre sans pouvoir se parler.
De mon côté, je me sens extrêmement reconnaissante du lien que la famille Lambiawi et son clan m’ont permis d’établir avec eux. C’est une relation très forte faite de confiance mutuelle. Hides 4 a la réputation d’être une zone de non-droit peuplée de guerriers sanguinaires, et pourtant les habitants m’ont adoptée presque instantanément, ils nous ont accueillis mon équipe et moi dans leur propre maison et ont pris soin de nous… Il était essentiel pour moi de montrer cette complicité et de la préserver. A tel point que les Lambiawi et moi-même avons insisté pour que ce soit la même équipe, Zoltan Hauville (chef opérateur) et Greg Le Maître (ingénieur du son), qui reviennent avec moi à Hides 4 après cinq ans d’attente.
Je crois qu’on peut percevoir cette relation singulière dans les plaisanteries et les sourires des personnages, dans les confidences qu’ils nous livrent et dans leur acceptation de la caméra. Nous avons fait notre possible pour traduire cela dans la manière de les filmer et de monter les images. Je tenais à saisir l’élégance et la dignité que je vois en eux. Et avec le compositeur, nous nous sommes très vite mis d’accord sur le fait que la musique devait être intime et tendre, mais aussi lyrique et intense.
La production de ce film s’est étalée sur 10 ans, s’il fallait retenir trois choses marquantes dans cette aventure lesquelles retenez-vous ?
Ce film a une histoire particulièrement longue et accidentée. Le premier défi aura été le financement : difficile d’obtenir la confiance des financeurs quand on se lance dans un premier film à l’autre bout du monde, qui ne fait pas l’actualité immédiate, dans un pays réputé pour sa violence, en ayant moins de trente ans.
Puis, il y a eu le pays lui-même. Des guerres tribales ont éclaté et rendu le tournage impossible. Puis l’un des personnages principaux du film - et ami - est décédé. On a dû ré-imaginer plusieurs fois le film. Au point où l’on se demandait s’il fallait arrêter ou continuer. Mais je me suis obstinée : il y avait toujours cette histoire à raconter. Pour eux, ça continue.
Et au moment où l’argent du tournage était suffisant pour repartir, un tremblement de terre de magnitude 7.5 sur l’échelle de Richter a frappé Hides 4 et sa région, meurtrissant et terrorisant les habitants, détruisant les infrastructures déjà rares, déplaçant des populations entières, engendrant plus de conflits et de violence. Tournage repoussé. Un cauchemar récurrent que j’avais de voir le village disparaître devenait réalité : Hides 4 s’est vidé de ses habitants. Il a fallu attendre encore, espérer que tout allait s’arranger.
Un an plus tard, en 2019, la situation s’est améliorée, les habitants sont revenus après que l’armée a été envoyée sur le terrain pour pacifier la région. Un coup de fil à Chief Homaï m’a alors confirmé que c’était bon, qu’on pouvait venir. Avec mon chef opérateur, nous testions des caméras chez un loueur quand ma productrice de l’époque m’appelle pour m’annoncer que la boîte ne suit plus, que le voyage est annulé. Ce sont les producteurs qui m’accompagnent sur la fiction qui ont miraculeusement pu sauver le film et nous envoyer avec mon équipe en tournage, au moment où je l’avais prévu. C’était héroïque de leur part.
Au final, ce sont trois sociétés de production différentes qui se sont succédées sur le projet. Je suis à la fois admirative et reconnaissante du courage et de l’audace de chacun de ces producteurs qui ont cru en ce projet fou et m’ont fait confiance. Chaque fois, il a fallu réécrire, démarcher, repartir en financement, trouver la force d’y croire malgré des circonstances aussi incertaines…
Alors, après cinq ans d’attente, retrouver la PNG, les Highlands, la famille Lambiawi, le clan… C’était unique. Les serrer dans nos bras et rire de se retrouver après tant d’évènements aura été l’autre grand fait marquant de ces dix ans. Ces retrouvailles ont rendu le tournage magique, joyeux et d’une facilité déconcertante tant la confiance était là. Ce tournage a tout à coup donné du sens à toutes ces années d’efforts et de combat. En quelques secondes, toute la frustration accumulée était comme oubliée.
Après ça, j’ai cru que la post-production serait du gâteau. C’était sans compter avec une certaine pandémie mondiale… Mais aujourd’hui nous voilà et le film existe. Je ne pourrais être plus fière. Heureuse, surtout.
Qu’est-ce que ce film dit sur notre monde ? quel espoir pour le futur de ces clans en Papouasie Nouvelle Guinée ?
J’ai voulu raconter cette histoire car elle symbolise la violence et l’absurdité de notre époque. C’est une histoire d’invasion et d’exploitation qui se répète dans cet endroit du monde que nous n’avons de toute évidence jamais fini de coloniser. Sauf que nous détournons le regard. Je crois que l’espoir sera permis quand nous commencerons réellement à prendre ces hommes et ces femmes au sérieux.
Une bonne illustration de cet aveuglement général me semble être le Hagen Show qui ouvre le film. Il s’agit de la principale attraction touristique du pays - une invention coloniale - où des touristes étrangers viennent - avec beaucoup de bienveillance, je tiens à le souligner - admirer des groupes de locaux payés pour danser.
Avec leurs appareils photos, les visiteurs occidentaux essaient de garder des traces d’un monde “vierge”, de retenir le temps qui se sauve. En braquant leurs smart-phones sur les costumes traditionnels, ils figent dans des images ce que notre société détruit. Ils ne s’imaginent pas que les tribus qu’ils admirent sont en fait déjà dans la même errance qu’eux, à s’inquiéter de la chute du cours du pétrole !
Lors d’un meeting dans les environs de Hides 4, un politicien a exorté les habitants à arrêter la violence pour attirer les touristes et faire venir le développement. Mais dans leur hameau défiguré par le barbelé, comment attirer les riches touristes en quête de paradis sauvage et d’authenticité ? Et quel étrange paradoxe que de jouer les Bons Sauvages pour devenir des hommes modernes…
A Distant Thud In The Jungle (140 Km à l'ouest du paradis) et bien d’autres films documentaires tous disponibles jusqu’au 11 juillet ici.