10 juillet 2023. Assise dans une chambre à peine meublée, encore entourée de mes valises et de fragments de ma désormais ex-vie polonaise, je peux enfin me poser la question, alors que la nuit chaude m’empêche de dormir, m’empêche de penser : pourquoi je suis partie ? Qu’est-ce qui m’a poussée à reprendre la route, un nouveau départ dans le sens inverse ? Je n’arrive pas à trouver une réponse satisfaisante.
Leïna a passé un peu plus d’un an à Cracovie et elle a accepté de revenir pour nous, sur sa relation avec la Pologne, certains jours, joyeuse, certaines nuits, plus maussade, et aujourd’hui, vécue, contre son gré, par intermittence. Leïna nous raconte sans langue de bois sa « success story » au-delà des clichés de la réussite à l’étranger, car chaque destin se construit avec son lot de fractures et de victoires.
J’ai quitté la Pologne en pensant y avoir vécu tout ce que j’avais à vivre, lassée par des boulots routiniers dans des multinationales et peu enthousiaste à l’idée que l’unique perspective d’évolution professionnelle qui s’offre à moi soit de diriger une équipe, moi qui n’arrive pas à me gérer moi-même. Je réatterris au même point qu’il y a 4 ans, quand j’habitais encore dans cette ville que j’ai quittée en espérant ne plus jamais avoir à y revenir. La même chambre aux planchers grinçants, à la vue plongeante sur le bar à hôtesses situé de l’autre côté de la rue, le même appartement où j’ai ri, dansé, fumé et pleuré, d’où j’ai failli glisser du toit sur lequel j’étais montée par une soirée d’été.
Tout est différent, et pourtant rien ne semble avoir changé. Comme si cette période à l’étranger n’avait été qu’une parenthèse, un séjour hors du cours du temps, rarement perturbé par le rappel d’un conflit qui fait rage à quelques heures de là.
Quel bilan tirer de tout ça, sans tomber dans le cliché niais ou un tableau trop sombre ? Qu’est-ce qu’on peut raconter en étant fidèle à la réalité d’une année passée dans un pays étranger, où ni une inflation galopante ni une actualité anxiogène ne m’ont empêchée de vivre dans une bulle d’intensité, à côté des locaux ? Deux lignes se croisant parfois, qui s'enchevêtrent pour immédiatement se scinder de nouveau.
Comment peut-on résumer, expliquer ces moments d’ivresse et de joie pure, cette vie vibrante et peu chère comparée à notre pays d’origine, à portée de main en bas de chez soi ?
Le confort et la paix ressentie devant un compte en banque à nouveau plein, l’insouciance enfin revenue après des années grises entachées par les confinements.
On ne peut pas, et on ne sait pas. Pas plus qu’on ne peut éclipser les moments d’angoisse quand un missile tombe à 3 h de chez vous à la frontière, quand la caissière ne parle pas anglais et se moque de votre polonais balbutiant, ou quand vous vous retrouvez aux urgences en vous tordant de douleur, face à des médecins débordés. C’est le moment parfait pour vous rendre compte que le téléphone est déchargé et que vous ne pourrez même pas utiliser Google translate. À ce moment-là, vous regrettez de ne pas avoir fait plus d’efforts pour apprendre la langue.
Pas davantage que les moments de pure tristesse et de solitude qui vous saisissent en pleine rue devant cette putain de neige. Il est 16 heures et il fait déjà nuit et tout, de la langue incompréhensible au ciel qui s’obscurcit vous rappelle à quel point vos repères sont fragiles, que tout à l’heure vous allez avoir du mal à trouver le sommeil quand vous sentirez le souvenir de votre pays au creux du ventre. Ce soir, vous le portez sur vos épaules et jamais il n’a été aussi lourd.
On n’a pas l’un sans l’autre. Des moments de joie, des expériences et des amis inestimables, l’intensité, la sensation d’une multitude de possibles à portée de main, sans les moments de saudade, quand des détails infimes vous rappellent votre pays et son absence.
C’est ma terre natale, fantasmée par le manque que j’en avais, que je retrouve et que je ne reconnais plus, ce pays où je croyais me sentir chez moi que j’ai retrouvé plombé par l’inflation, secoué par une colère souterraine qui peine à trouver une issue. Est-ce lui qui a changé, ou bien est-ce que c’est moi ? Un peu des deux certainement.
C’est ce qui me fait réaliser ce que j’ai finalement fini par trouver en Pologne. La sensation de retrouver un bien-être perdu depuis longtemps et une certaine forme d’équilibre, de sortir enfin de ma zone de confort.
Plus que je n’aurais jamais pu l’imaginer, une partie de moi s’est implantée là-bas, et n’en reviendra pas tout de suite. Cracovie, mon havre, mon refuge.
Je comprends enfin ce que j’ai laissé de l’autre côté de la frontière. La sensation d’un foyer, et tout un mode de vie, un état d’esprit où tout est impermanent, changeant, stimulant.
Je n’habite plus cette ville, mais désormais, c’est elle qui m’habite.
(à suivre)