A l'heure où la prise de conscience sur le changement climatique et la détérioration de notre environnement doit laisser place aux actions, Lepetitjournal est allé à la rencontre de la fondatrice de la société « Sair da Casca », Nathalie Ballan, française, qui accompagne les entreprises dans leur stratégie de croissance plus verte tant au niveau purement économique comme dans leur dimension sociale.
Nathalie Ballan, était une des intervenantes, en mai dernier, lors de la conférence organisée par les Conseillers du Commerce Extérieur de la France au Portugal sur le thème « Portugal et France : Ensemble dans la transition écologique – La responsabilité des entreprises en temps de Covid ». Rendre les entreprises plus conscientes de leur responsabilité, les aider à se renouveler et les accompagner vers un nouveau modèle, voici les « missions » auxquelles Sair Da Casca consacre son expertise et son militantisme. Pour Nathalie Ballan, la voie vers un modèle économiquement durable doit passer par la coopération de tous les acteurs sociaux, du producteur au consommateur, des institutions étatiques aux diverses associations, entreprises et organisations non gouvernementales. De même, explique-t-elle, le modèle du développement durable ne peut se concrétiser aux dépens de certains, en occultant les potentielles conséquences économiques et sociales notamment.
Un parcours professionnel avec l´idée de « mission » comme fil conducteur
Au Portugal depuis 30 ans, Nathalie Ballan a eu un parcours diversifié en France : création d´entreprises, bénévolat dans des organisations non gouvernementales et journaliste. Au Portugal elle a voulu créer un projet professionnel qui rassemblerait tout ce qu´elle avait aimé durant ses années d'expérience professionnelle. Et le fil conducteur des projets auxquels elle avait participé était la formation et surtout l'idée de « mission », elle confie que cette idée, en quelque sorte, de changer un peu le monde était très importante pour elle : « J'avais envie de faire un projet entrepreneurial, qui ait de l'impact, surtout au niveau des changements de comportements, d'une meilleure information des citoyens, d'une certaine prise de conscience sur le fait que nos décisions individuelles ont des impacts et qu'elles doivent être prises de manières plus conscientes et informées. Tout cela basé sur une conviction : c´est qu'après avoir connu le milieu des ONG et un petit peu celui des artères politiques, les entreprises seraient le moteur de ce qu'on n'appelait pas encore, à l'époque, le développement durable, puisque le premier sommet de la Terre a eu lieu à Rio de Janeiro en 1992, sommet auquel les entreprises étaient assez peu présentes et cela m'avait énormément choqué. Je suis donc partie de l'idée suivante : comment est-ce que les entreprises peuvent contribuer davantage à la protection de l'environnement, à la protection sociale. Quelles sont leurs influences aux niveaux environnemental, social et économique et comment cette contribution pourrait avoir un impact plus positif ? Je décris ici cette idée assez facilement (rires) mais elle a quand même bien mis une année et demi avant de germer. Elle s'est ensuite concrétisée très vite en 1992 avec de premiers contacts auprès d'entreprises portugaises qui étaient prêtes à financer des projets de mécénat éducatifs. Car le problème social auquel je voulais apporter ma contribution a d'abord été l'éducation. A l´époque les écoles primaires portugaises avaient très peu de moyens, elles avaient très peu d'activités extra-scolaires, très peu de visites d'études et peu de sensibilisations à l'environnement ou même à la participation citoyenne. Je suis donc allée voir des grands groupes portugais notamment « Continente » en disant : vous êtes en train de vous développer énormément au Portugal, ne pensez-vous pas qu'il serait bien d'éduquer les jeunes générations à une consommation plus consciente, et donc « Continente » a lancé avec nous le premier programme d'éducation à la consommation responsable en 1994, année où j´ai créé l´entreprise « Sair da Casca ». »
Lepetitjournal : Quelle est la mission principale de Sair Da Casca ? Comment contribue-t-elle au développement durable ?
Nathalie Ballan : L'idée est de changer l'entreprise pour changer le monde ou du moins offrir notre expertise aux entreprises pour les transformer au niveau interne pour les faire réfléchir sur leurs impacts. Comment peuvent-elles avoir un impact moins négatif et surtout comment créer des impacts positifs. C'est donc vraiment une mission militante, de conseil, mais avec quand même une énorme vocation à transformer quelque chose dans l'entreprise. Dans le meilleur des cas cette transformation peut se faire au niveau de sa stratégie ou bien d'un produit mais cela peut également concerner sa communication avec les consommateurs, ses relations avec les partis prenantes, ses mesures internes de responsabilité sociale avec les collaborateurs, donc nos actions sont très vastes. On travaille dans tous les domaines du développement durable, on est généraliste avec si besoin des partenaires spécialistes.
Finalement notre contribution c'est aider à la réflexion, montrer aux entreprises qu´elles peuvent avoir un regard sur le monde économique dont elles n'ont parfois pas idée. Leur montrer aussi qu'elles peuvent changer la perception que les consommateurs ont d'elles en communiquant mieux leurs bonnes pratiques ou en changeant des modèles opérationnels. On accompagne donc nos clients sur des projets de stratégie et de mise en place de projets de développement durable.
On accompagne également des projets éducatifs dans les écoles avec l'accord du ministère de l'éducation et en partenariat avec des clients qui financent des projets sur l'éducation environnementale, sur la nutrition et la consommation durable.
On développe également des projets sur le terrain de la philanthropie, beaucoup d'entreprises au Portugal donnent de grosses sommes pour la philanthropie, au total c'est 200 millions d'euros chaque année, c'est énorme. On aide donc ces entreprises à concevoir leurs stratégies d'investissement social. C'est-à-dire à qui vont-elles donner ? Pourquoi vont-elles donner ? Comment peut-on transformer ce don en un investissement qui va avoir de l'impact de manière prolongée. On accompagne aussi beaucoup les organisations sociales portugaises, sur des sujets par exemple d'évaluation de l'impact de leurs actions, ou bien quand elles cherchent des partenariats. Nos clients, dans ce cas, sont des donateurs qui aident les organisations sociales que nous pouvons accompagner sur le terrain.
Sur quels types de projets accompagnez-vous les entreprises ?
Beaucoup de projets sont consacrés à évaluer la situation de l'entreprise, un genre de bilan de ses impacts, de ses indicateurs de développement durable. Lui donner les clés pour comprendre les conséquences de son mode de production. On a également beaucoup de projets de responsabilité sociale interne où on travaille dans l'entreprise pour voir comment on peut améliorer l'avis des collaborateurs. On travaille aussi sur des projets de diversité et inclusion, c'est-à-dire comment peut-on aider les entreprises à intégrer des personnes handicapées. On travaille également avec les chaînes de valeur des clients pour voir quelles sont les pratiques qui peuvent être changées.
Depuis les débuts de Sair da casca en 1994 vous avez accompagné de nombreux projets, quelle évolution avez-vous remarquée en ce qui concerne ce type de projets et l'engagement des entreprises au fil des années?
Disons que nous sommes partis d'un petit groupe d'entreprises pionnières et très engagées, souvent des entreprises portugaises familiales avec une vision sur le long terme. Ce petit groupe s'est largement élargi aujourd'hui et on travaille avec presque tout le monde. Tout a changé, on est en quelque sorte passé au « mainstream », la norme a changé en 30 ans. Elle a évolué avec le changement de génération, aussi parce qu'on avait des preuves évidentes sur les dérèglements environnementaux et sociaux, car les conseils d'administration des entreprises ont changé eux-mêmes en 30 ans, ils se sont rajeunis. Il y avait quand même de grands pionniers comme Belmiro de Azevedo, de grands leaders du développement durable qui ont énormément influencé les autres entreprises. On est donc vraiment partis d'un thème réservé à des militants à un thème aujourd'hui partagé par tous.
Vous observez donc un engagement beaucoup plus important des entreprises aujourd'hui ?
Dans la profondeur de l'engagement je ne sais pas mais dans l'univers des entreprises oui. Aujourd'hui la plupart des PME ou grande entreprise, au Portugal ou en France, ont des engagements dans le développement durable, celles qui n´en ont pas sont de plus en plus mal vu ou vont être rejetées par la suite, laissées de côté. Les clients sont demandeurs de ce genre de projets, les consommateurs également et les régulateurs ont des exigences.
Comment qualifiez-vous l'engagement dans la transition écologique des entreprises au Portugal et quels sont les grands défis qui se présentent aux entreprises ?
Le défi n'est pas spécialement Portugais. Je pense que la transition écologique est un thème très vague et il faut à mon avis le spécifier, le cadrer. Pour réussir la transition écologique il faut forcément passer par la décarbonisation de l'économie, par des changements des modes de consommation. Le défi est donc de comprendre et de visualiser comment chaque entreprise balise sa transition écologique, quels sont les engagements qu'elle est prête à prendre et en combien de temps ? Quelles sont les limites de la technologie et les limites aux investissements ? Il faut également identifier les impacts sociaux que cette transition écologique et énergétique peut avoir. En France, les « Gilets Jaunes » se sont mobilisés à la suite de l'augmentation du prix du gasoil. On voulait décourager les gens d'utiliser ce carburant. Evidemment que personnellement je soutiens la transition la plus rapide et la plus radicale mais c'est parfois un peu facile de dire ça car il y a dans la balance les conséquences écologique, économiques et sociales qui ne sont pas négligeables. Et cela c'est un défi non pas portugais mais pour l'Europe, pour le monde. Il faut faire certains arbitrages, un calcul coûts/ avantages : que sommes-nous prêts à perdre pour gagner quoi ? Il faut aussi savoir comment les pouvoirs publics peuvent développer cette transition écologique de la part d'entreprises qui n'ont pas toutes éventuellement les moyens pour rapidement changer leurs comportements de consommateurs d'énergies ou de producteurs de biens.
Au Portugal, y'a-t-il certaines particularités, des défis propres aux entreprises nationales ?
Je ne sais pas si on peut dire qu'il y a une spécificité au Portugal. Il y a en tout cas, un fort engagement dans les énergies renouvelables et c'est extrêmement positif par rapport à d'autres pays qui dépendent du charbon. Je vois donc des aspects très positifs au Portugal. A cela s´ajoute l´engagement du tissu entrepreneurial et presque tous les fleurons de l'économie portugaise ont comme drapeau le développement durable et cela de manière assez exigeante et très bien communiqué. Cette ligne directrice existe depuis longtemps, de plus elle est consistante avec un mix énergétique très intéressant pour la partie renouvelable. Le Portugal est plutôt bien préparé, bien armé à une réflexion intéressante sur la transition écologique.
Le plan de relance et de résilience, prévu pour les prochaines années, prévoit des aides aux entreprises dans le domaine du changement climatique, peut-il être un moyen de confirmer cette tendance ?
Tout à fait, c'est très important notamment pour que les PME puissent en bénéficier ou bien pour la recherche. Il y a quand même quelques alertes, notamment le fait que depuis le covid, environ 400 000 familles sont passées en dessous du seuil de pauvreté. On a une pauvreté structurelle au Portugal, 17 à 18% de la population est en risque de pauvreté également. Il faut en tenir compte mais je pense qu'on peut faire la transition écologique avec de l'équité sociale, c'est une question d'arbitrage entre les aides européennes, les financements publics ainsi que l'effort des entreprises, et je sens une réelle préoccupation, concernant l'emploi des jeunes notamment. De plus en plus d'entreprises financent des formations pour des gens qui auraient besoin de changer de spécialité, qui auraient besoin de gagner des compétences pour pouvoir accéder à des métiers qui leurs sont fermés aujourd'hui.
Pensez vous que le contexte sanitaire actuel va accélérer cette transition écologique ? Une certaine prise de conscience sur l'enjeu ?
La prise de conscience oui. Cela étant, il y a certes la prise de conscience mais il faut également une action suffisante, et l'interrogation elle est là. Mais sur la prise de conscience je n'ai aucun doute. C'est une prise de conscience multiple. Il y a eu une prise de conscience sur les gens « invisibles » dans nos vies, les infirmiers, les éboueurs, les employés de supermarchés. Il y a eu une certaine prise de conscience des gens les plus privilégiés aux dépend de cette population qui travaille, qui a pris tous les risques. La deuxième chose dont on s'est rendu compte est le fait qu'au Portugal, on arrivait très vite dans une situation de pauvreté importante. Il y a ceux qui sont en dessous de ce seuil de pauvreté mais il y aussi tous ceux qui sont à la limite, et ces personnes-là sont fragilisées par des salaires très bas et des emplois précaires et peuvent très vite passer en dessous de ce seuil. On comprend bien, aujourd'hui, que tous les pays sont interdépendants, que tous les problèmes des uns rejaillissent chez les autres, et je pense que les gens ont fait le lien avec les problématiques environnementales, le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité.
(Avec la collaboration de Jonas Weil)