Journaliste depuis plus de 20 ans, Bénédicte Mezeix-Rytwiński a posé ses valises en Pologne après un véritable coup de foudre pour le pays. Aujourd’hui directrice et rédactrice en chef de l’édition Lepetitjournal.com Varsovie, elle raconte son parcours et son engagement dans un pays où les droits des femmes sont régulièrement remis en question, et où la guerre en Ukraine bouleverse les équilibres.


Qu’est-ce qui vous a poussée à exercer le journalisme à l’étranger ?
Exercer le journalisme en Pologne s’est imposé comme une évidence, dans la continuité de ma carrière débutée en France en 1999, d'abord comme rédactrice, puis journaliste ainsi que présentatrice à la radio et la télévision. J’avais besoin de donner un nouveau souffle à mon parcours professionnel, car en France, le métier de journaliste était en pleine mutation, pour ne pas dire en crise, et tant intellectuellement qu’éthiquement, je ne m’y retrouvais plus.
"J'ai toujours voulu exercer le métier de journaliste pour écrire et transmettre" -Bénédicte Mezeix-Rytwiński
Je suis arrivée pour la première fois en Pologne, le 8 mars 2010 - Journée internationale des droits des femmes, par le biais d’un voyage de presse, ce qui a naturellement créé un pont avec ma pratique professionnelle. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu exercer le métier de journaliste pour écrire et transmettre, c’est donc aussi ma manière de percevoir le monde.
En 2010, la Pologne, c’était encore le “Far East” vu de France ; c’est ainsi qu’elle m’a prise de court, car elle ne ressemblait pas à ce que j’avais lu, entendu, appris dans les manuels scolaires. Je ne m’attendais pas à ce que la combativité et la force des Polonais l’emportent sur toutes les douleurs de l’Histoire… C’est l’une des premières « leçons » que j’ai apprises ici. C’est tout ça que j’ai immédiatement eu envie de raconter, de partager. Mais les nombreux clichés qui plombaient la Pologne, il y a encore 15 ans, rendaient le journalisme sur place complexe. Les médias français étaient peu intéressés ou attendaient des sujets stéréotypés. J’ai donc choisi des angles différents, notamment en mettant en avant l’ambre, entre autres, trésor de la Baltique, des carnets de voyage, pour évoquer le pays autrement. Les Polonais osent, quels que soient les obstacles : c’est un grand pays d’entrepreneurs, de la coiffeuse dans son kiosque de la taille d’un confetti à la CEO à la tête d’une multinationale, mais un peuple qui doute parfois de sa force, parfois pétri de complexes aussi qui se mêlent à un sentiment d’injustice profond. Interviewée par un magazine polonais, j’ai déclaré que “la France m’anesthésiait, la Pologne m’a réveillée”… On m’en parle encore régulièrement, tant les Polonais sont surpris qu’une Française puisse avoir ce sentiment, dans leur pays !

"Cela a été un long chemin avant d'en arriver là !" -Bénédicte Mezeix-Rytwiński
Comment cette expérience diffère-t-elle de celle en France ?
Cette expérience journalistique diffère en premier lieu, car je suis indépendante et libre, ce qui n’était pas le cas en France ! Aujourd’hui, je suis vraiment consciente de la chance que j'ai, de pouvoir diriger l'édition polonaise Lepetitjournal.com Varsovie : d'avoir la main sur la ligne éditoriale, les angles de nos articles, nos sujets, ce qui prime pour nous, sans avoir à subir aucune pression, ni devoir expliquer mes choix... Mais cela a été un long chemin avant d'en arriver là ! En tant que directrice et rédactrice en chef de l'édition polonaise, je suis le chef d’orchestre de la ligne éditoriale - j’écris aussi plusieurs articles par semaine, de la gestion technique du site ainsi que de la publication des contenus, et de la stratégie commerciale. Grâce au système de franchise, chaque édition locale, comme celle de Varsovie, est gérée de façon indépendante, tout en utilisant la marque, les outils et le savoir-faire du média. Cet engagement implique un investissement personnel considérable, souvent ignoré par le lecteur, au regard de l’ampleur de la production éditoriale quotidienne, qui contraste avec la taille réduite de l’équipe mobilisée.
Comment percevez-vous l'intérêt pour la Pologne depuis le début de la guerre en Ukraine ?
Lepetitjournal.com est présent en Pologne depuis presque 20 ans — nous fêterons son 20e anniversaire en 2026 ; nous avons donc déjà exploré des milliers de sujets, comme vous pouvez l’imaginer (toujours accessibles gratuitement), sous autant d’angles différents, mais jusqu’à 2022, la Pologne était une niche en journalisme (rires). Avec la guerre en Ukraine, les cartes ont été totalement rebattues et je suis vraiment satisfaite qu’enfin les médias à l’ouest ne considèrent plus le pays comme la cousine arriérée et grise des frontières orientales de l’Europe. Mais je sais aussi, pour le vivre intrinsèquement, que nous, Français, sommes nourris de passions et d’élans. Et s’il y a bien un pays avec lequel on ne peut pas faire de copier-coller ou de projections de nos schémas, c’est la Pologne, pays tout en nuances, dichotomies et paradoxes ! Je repense souvent à l’un de mes premiers rédacteurs en chef qui évoquait régulièrement la règle des 3 L : “Je lèche, je lâche, je lynche”... En ces temps incertains où le moindre éternuement russe ou américain peut déclencher des tempêtes, la seule chose dont je suis sûre, c’est que la Pologne aura également un rôle clé à jouer dans la reconstruction de l’Ukraine. Et mon édition et moi serons encore sur place pour la raconter.

"Inégalité des salaires, absence de modes de gardes pour les enfants de moins de deux ans, poids de l’Église [...], malgré tout cela, elles gardent le cap." -Bénédicte Mezeix-Rytwiński
Avez-vous rencontré des obstacles en raison de votre genre en Pologne ? Le journalisme y est-il un métier sûr pour les femmes ?
En Pologne, je n’ai jamais ressenti professionnellement, de la part des Polonais, le sexisme que j’avais connu en France, même si je sais qu’il existe. J’admire les Polonaises, car elles sont débrouillardes et résistantes : elles savent survivre en milieu hostile avec classe et détermination et ce n’est pas rien ! Inégalité des salaires, absence de modes de gardes pour les enfants de moins de deux ans, poids de l’Église – leur utérus est depuis plusieurs années propriété de l’État et du clergé… malgré tout cela, elles gardent le cap, grâce à un fort caractère hérité de lignées d’ancêtres contraints par l’Histoire.
J’admire leur courage et leur ambition : elles osent lancer leurs propres entreprises - une amie polonaise a coutume de dire que les Polonaises sont les Américaines de l’Europe. Elles occupent des postes de direction avec fermeté sans renier leur féminité, juchées sur des talons de 12 centimètres, ongles vernis et maquillage impeccable, elles s’imposent. Les Polonaises sont un véritable modèle d’inspiration, néanmoins, cela ne veut pas dire qu’elles ne subissent pas de violences ni de pressions. Il est important, par ailleurs, de préciser que, même si les femmes polonaises sont parmi les plus diplômées de l’Union européenne, elles sont également les plus grandes victimes de discriminations au travail, par rapport aux autres pays de l’UE.
En 2023, 268 journalistes ont participé à une enquête anonyme menée par l’Institut Zamenhof en coopération avec Kantar Public. Les résultats sont édifiants, mais, paradoxalement, peu de médias ont relayé l’information. 59 % des femmes journalistes interrogées ont admis avoir été harcelées sexuellement au moins une fois sur leur lieu de travail ou encore dans le cadre de leur travail journalistique.
Quels sont les risques spécifiques auxquels vous faites face en tant que journaliste ?
Le principal risque aujourd’hui est lié à la guerre en Ukraine. La Pologne subit de nombreuses cyberattaques et campagnes de désinformation, nous devons rester vigilants.

Comment les médias polonais traitent-ils les droits des femmes et les violences de genre ?
La liberté de la presse est vraiment mise à mal depuis l’arrivée au pouvoir, en 2015, du parti PiS (Droit et Justice) qui a fait main basse sur les médias publics. Des campagnes de dénigrement et des poursuites judiciaires visant des journalistes et des médias progressistes ont été férocement menées, créant un climat délétère rappelant les heures noires du communisme. Dans le classement de la liberté de la presse dans le monde, selon Reporters sans frontières (RSF), la Pologne est passée de la 18e place en 2015 à la 47e en 2016 - juste après la Hongrie, dégringolant année après année, jusqu’à la 66e place, en 2022. Malgré les tentatives de restructurations des médias publics depuis 2023, un narratif s’est imposé, basé sur la désinformation.
"Les défenseurs des droits des femmes et des personnes LGBTQ+ font encore face à des attaques et à du harcèlement." -Bénédicte Mezeix-Rytwiński
Aujourd’hui, bien que le pays ait progressé à la 47e place dans le classement RSF 2024, les défenseurs des droits des femmes et des personnes LGBTQ+ font encore face à des attaques et à du harcèlement. Les témoignages sont difficiles à collecter, même lorsqu’on propose l’utilisation de pseudonymes. L'année dernière, nous avons néanmoins réussi à publier un article choral, donnant la parole à plusieurs femmes de 80 à 23 ans, qui ont accepté de s’exprimer sur l'avortement, reflétant bien les questionnements des Polonaises, quelles que soient leurs sensibilités politiques.
Depuis plusieurs années, je forme des étudiants à la pratique du journalisme : c’est une occasion précieuse de prendre le pouls des jeunes générations sur les grands enjeux de société et de les aider à développer leur esprit critique. Pour eux, j’ai créé une rubrique : “Les oreilles qui traînent”, résultat de leurs enquêtes, comme cet épisode sur les violences intrafamiliales, qui a débuté au détour d'une conversation saisie dans une petite épicerie.
Les crimes sexuels et les violences domestiques demeurent l'un des défis sociaux majeurs auxquels la Pologne doit faire face depuis des décennies, quant aux solutions actuelles, elles ne sont pas suffisantes pour lutter efficacement et globalement contre les violences intrafamiliales, les violences basées sur le genre, et pour améliorer le sort des personnes qui en sont victimes. Il faut savoir qu’en Pologne, la protection de la vie privée est profondément ancrée dans la culture et les valeurs sociales. Cette volonté de défendre l'espace privé face aux intrusions soulève de nombreuses difficultés en matière de signalement et de traitement des cas.
"Il faut être prête à s’adapter aux réalités locales tout en conservant une exigence professionnelle forte." - Bénédicte Mezeix-Rytwiński

Quels conseils donneriez-vous à une femme journaliste souhaitant s’expatrier ?
Avant tout, je lui conseillerai de bien se renseigner sur les droits des journalistes et sur la liberté de la presse dans le pays où elle souhaite se rendre, puis d’obtenir rapidement une carte de presse locale. Il est crucial de comprendre la réglementation, le fonctionnement des médias et les obligations légales et, surtout, de ne jamais se mettre en danger. Même si l’on ne parle pas la langue, avec les applications de traduction automatique, on peut prendre le pouls en lisant en ligne les médias du pays. Ensuite, prendre contact et échanger avec des journalistes, par exemple les correspondants francophones qui sont déjà sur place.
Pour résumer, je dirais, être prête à s’adapter aux réalités locales tout en conservant une exigence professionnelle forte. Et surtout, ne jamais cesser d'observer et d'apprendre : c'est la clé pour faire un journalisme pertinent et respecté à l'étranger. Mon dernier conseil, mais non des moindres : prendre contact avec l’édition Lepetitjournal.com sur place, s’il y en a une.
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