Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--

POLSKI LEKTOR - L'homme qui murmurait à l'oreille des Polonais

Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 14 novembre 2012

(article publié le 10 mars 2011)

Naïf, vous pensez que la Pologne post-communiste s'est entièrement occidentalisée. Un jour pourtant vous allumez la télévision vers 20h30. Le générique vous rassure, c'est un film américain. Mais très vite - froncement de sourcils et rictus incrédule - une voix polonaise monocorde se met à couvrir les dialogues. Elle ne s'arrêtera plus. Jamais. Bienvenue dans le monde parallèle de la sténographie orale. Pas de doublage, pas de sous-titrage pour les films étrangers : quelqu'un vous lit les dialogues.

(photos télévision hongroise et polonaise, wikicommons%2=

Depuis 50 ans, une petite voix murmure à l'oreille des Polonais. Une voix d'homme, douce, agréable. Elle leur raconte des histoires. Traduit les paroles de la tour de Babel cathodique trônant au milieu du salon. Musique, dialogues, la bande son originale est toujours là, mais assourdie par le monologue incessant du lecteur.

A l'écran, l'acteur a beau pousser des cris d'extase ou agoniser, le ton ne varie pas. Hommes, femmes, enfants, robots : une unique voix poqr tous.

Un héritage soviétique
Le développement de la sténographie orale en Pologne remonte au début des années 1960. Les écrans de télévision d'alors, les Belweder et les Wis?a, sont trop petits pour espérer y faire lire des sous-titres.

Faute de moyens pour le doublage, les autorités choisissent une solution qu'elles croient provisoire : la surimposition de la voix d'un lecteur sur le film original.

Les Russes, dans une débauche de moyens, engagent souvent pour chaque film un lecteur et une lectrice. Le couple se partage les voix masculines et féminines. Jusqu'au-boutistes, les Polonais poussent le vice jusqu'à se contenter d'un unique lecteur.

50 ans ont passé. En Pologne, à part dans les dessins animés et quelques grosses productions américaines, les lecteurs sont quasiment partout. Cette sténographie orale est également encore vaillante en Russie, en Ukraine ou en Bulgarie.

Un exemple de sténographie orale polonaise sur un film danois :

L'intérêt bien compris des diffuseurs
La traduction en surimposition est très simple à mettre en ?uvre. Le lecteur arrive au studio et, souvent sans prendre le temps de répéter, commence à enregistrer ses textes. Les meilleurs ?lisent? un film en une matinée et peuvent enchaîner jusqu'à 10 épisodes d'une série en une journée.

La production accélérée des films et séries étrangers, la demande grandissante du public polonais pour ce type de produits et l'explosion du nombre de chaînes de télé pour les diffuser ne risquent pas de rendre obsolète la profession de lecteur.

Doubler un film est par contre coûteux et la qualité du résultat n'est pas garantie. Il faut beaucoup de voix différentes et leur synchronisation sur le mouvement des lèvres est délicate. Le doublage est un vrai métier. Même pour des acteurs de théâtre ou de cinéma, la maîtrise de l'exercice demande de l'expérience. D'ailleurs, mal rémunéré et peu reconnu, le doublage ne les intéresse guère. Faute de marché solvable, l'offre ne s'est finalement jamais développée.

Le cauchemar des cinéphiles


Pour ses détracteurs, le bourdonnement monocorde du lecteur parasite l'ambiance et cache la voix des acteurs. Les dialogues sont aussi simplifiés pour permettre au lecteur de suivre le fil de l'action, ce qui finit de tuer les subtilités de l'?uvre diffusée.

D'ailleurs les films étrangers projetés au cinéma sont depuis longtemps exemptés de lecteur. A part les dessins animés, ils sont tous sous-titrés. Le jeune public qui fréquente les cinémas s'est facilement adapté.

Pour les défenseurs (généralement âgés) du lecteur, lire les sous-titres à la télévision est par contre un exercice intellectuel exigeant qui demande trop d'attention. Impossible d'exécuter les tâches ménagères en même temps, sauf à maîtriser la langue de la version originale. Les enfants apprécient également d'être bercés par un lecteur (la chose n'étant pas vraiment différente de l'histoire racontée par papa avant de s'endormir).

Un sondage réalisé en 2008 montrait que seulement 19% des Polonais souhaitaient voir des programmes en version originale sous-titrée sur leurs petits écrans. Pour ne pas fâcher leur audimat, les chaînes jouent donc la carte du statu quo.

Les amateurs de sténographie orale se sont également habitués à entendre (vaguement) les voix de leurs héros. Les écouter soudain parler Polonais serait un choc. Enfin, le Polonais moyen passe plus de 4 heures par jour devant sa télé. Les retraités beaucoup plus. Les lecteurs célèbres comme Andrzezy Matul, Janusz Szyd?owski, Maciej Gudowski, Tomasz Knapik, Stanis?aw Olejniczak ou Piotr Borowiec font depuis longtemps partie de la famille.

Comment ça marche ?
La sténographie orale fait instantanément fuir les non-initiés. Mais pour les habitués, le monologue du lecteur s'efface dès les premières secondes du film alors même qu'ils sont emportés dans l'histoire par son flot régulier.

Pour que la magie opère, il y a certaines conditions à respecter. Une parfaite maîtrise du polonais est essentielle. L'auditeur ne prête plus alors ettention au lecteur et assimile inconsciemment l'information.

Mais bien lire est tout un art : la discipline a ses spécialistes, ses héros. Leur ton est patiné par les milliers d'heures de lecture. Cette poignée de vétérans voient d'un mauvais ?il les centaines de nouveaux arrivants des années 2000. Ces derniers ne connaissent pas les "dangers" de la profession.

Adopter un ton trop monocorde, et la meilleure comédie rappellera les obsèques d'un membre du Politburo. Trop de subjectivité, et le lecteur réapparaît : le charme est alors rompu. La voix doit être également grave et onctueuse. Trop haute ou saccadée, elle distrairait l'auditeur. Trop effacée, elle le laissarait perdu. A l'exception notable de la célèbre Krystyna Czubowna, les lectrices sont d'ailleurs très rares en Pologne. Et elles doivent souvent se contenter de faire les voix-off dans les documentaires animaliers.

Il faut enfin exprimer un savant détachement sans pour autant prendre un ton ennuyé ou moqueur. Interviewé en 98 par le Washington Post, Bohdan Maliborski, un des grands traducteurs du genre, résumait : ?Un lecteur ne peut pas être un acteur. Mais il ne peut pas non plus être indifférent (...) Il faut qu'il soit sensible aux émotions et qu'il sache les retranscrire avec humilité ou discrétion.?


AR et CQ (www.lepetitjournal.com/varsovie.html) jeudi 10 mars 2011

Pour en savoir plus sur le doublage polonais :

Les lecteurs n'ont pas toujours dominé le marché de l'adaptation des films étrangers. Le premier film doublé en polonais, en 1938, est Blanche Neige et les Sept Nains. Jadwiga Smosarska, la grande star de l'époque, prête sa voix à la jeune princesse. Les débuts sont prometteurs.

Les heures de gloire de l'école polonaise de doublage.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale on crée à
?ód?, la Mecque de la cinématographie polonaise, une section de doublage, transférée par la suite à Varsovie. Jusqu'au début des années 80, le doublage est encore largement utilisé. Dans les années 70, on parle même d'une école polonaise de doublage, portée à son apogée notamment par Zofia Dybowska-Aleksandrowicz. Parmi ses créations mémorables : le doublage de la mini-série Le riche et le pauvre (1977), Elisabeth, reine d'Angleterre , A l'est d'Eden , etc. Les grands noms de la scène culturelle polonaise participent alors à la traduction, l'adaptation et l'interprétation des dialogues. Mais avec la crise économique du début des années 80, le doublage polonais commence sa longue traversée du désert. Le recours aux lecteurs se multiplie tandis que la qualité des doublages régresse.

Un premier tournant a lieu au moment de l'arrivée de Canal + en Pologne (1995). La chaîne s'engage à doubler au moins 30% des séries télévisées qu'elle diffuse. Depuis, ce sont essentiellement des stations comme Disney Channel, Cartoon Network, etc. qui préparent le doublage pour le marché polonais. La télévision nationale en rachète parfois les droits.

Le bout du tunnel.
Après la crise des années 80 et l'oubli des années 90, le doublage polonais a encore ses heures de gloire devant lui. Depuis la sortie et le succès des grosses productions animées comme Shrek , ou Monstres et Compagnie , les acteurs polonais les plus populaires commencent à nouveau à apprécier les doublages, le considérant comme un interlude sympathique dans leur carrière.

Malheureusement, en dehors des grandes productions, la qualité laisse encore souvent à désirer. Pour les téléfilms, séries ou DVDs, le traducteur s'improvise dialoguiste. Or, c'est un métier à part entière et les défauts de formation crèvent les yeux (et les oreilles). En plus de transposer le sens des dialogues dans une autre langue, le dialoguiste doit adapter le nombre de syllabes, marquer les intonations et les pauses, en un mot rendre le texte « jouable » pour l'acteur qui prêtera sa voix.

lepetitjournal.com varsovie
Publié le 24 août 2012, mis à jour le 14 novembre 2012
Pensez aussi à découvrir nos autres éditions