La chauve-souris suscite des passions contradictoires selon les cultures et les époques. Tantôt honni, tantôt vénéré, l’animal ailé ne laisse personne indifférent. Il est même à l’origine de l’emblème de Valencia et de la légende selon laquelle il aurait permis au roi Jacques Ier d’Aragon de conquérir la ville. Retour sur cet animal mystérieux.
L’origine de la légende de l’emblème de Valence débute au XIIIè siècle, lorsque la ville est sous domination musulmane. Comme l’avait prophétisé un devin : “Aussi longtemps que les chauves-souris voleraient dans le ciel de Valence, la ville ne tomberait pas entre les mains chrétiennes.”
La légende de la chauve-souris à Valence
Et pourtant, c’est grâce à cette souris ailée que le roi chrétien Jacques Ier d’Aragon (Jaume I) conquiert Valence. C’est du moins ce que raconte la légende…
Alors qu’il bivouaquait avec ses troupes dans les faubourgs de Russafa, Jacques Ier d’Aragon vit comme un signe de bon augure, un clin d'œil en sa faveur, le fait qu’une chauve-souris nidifie sur sa tente. Il donna l’ordre à ses troupes qu’on la traite avec le plus d’égards possibles pour s’attirer la bonne fortune. La légende veut qu’une nuit, un roulement de tambour se fit entendre près de la tente du roi. Les gardes, surpris, se réveillèrent et s’aperçurent que les troupes musulmanes leur tendaient une embuscade.
Les deux camps s’affrontèrent dans un combat particulièrement sanglant qui signa la défaite des Maures. La bataille terminée, Jacques Ier d’Aragon voulut connaître l’origine de ce mystérieux bruit qui avait réveillé son armée et qui, par un heureux concours de circonstances, lui avait donné les clés de la ville. Il pensait couvrir d’honneurs et de privilèges l’un de ses gardes, en faire son général. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit qu’il s’agissait d’une chauve-souris ! Le chiroptère, saisi de panique, s’était mis à frapper répétitivement un tambour. En hommage à cet animal ailé à qui il devait tant, Jacques Ier d’Aragon le fit mettre sur la partie supérieure du blason de Valence. C’est ainsi que la chauve-souris est devenue l’emblème de Valence.
Un curieux animal qui suscite des passions paradoxales selon les cultures
La chauve-souris est un animal hybride, invisible en plein jour. C’est le seul mammifère capable de voler. Elle se repère par le son et se dirige par écholocation : en volant, elle émet un son aigu qui se renvoie en écho dans la zone où elle est, permettant de se faire une image de ce qui l’entoure.
En Chine, l’idéogramme “ fou”, qui sert à la désigner, est l'homophone du caractère” bonheur”. La chauve-souris est symbole de bonheur et de longévité, parce qu’elle apparaît au crépuscule, à l’heure des souvenirs, presque à l’heure des rêves ; pourtant, en Europe, elle a une réputation sulfureuse puisqu’elle vit la nuit et a une mauvaise vue. C’est un fait : la chauve-souris a une excellente vue dans la lumière, mais quand l’ombre tombe, elle utilise l’écholocation pour éviter le désastre. Elle est suspectée d’être un petit vampire, car elle se nourrit de sang. Voilà pourquoi elle est à l’origine des superstitions populaires les plus tenaces.
Pourtant, on dénombre mille espèces de chauves-souris à travers le monde, et contrairement à la croyance populaire, peu d’entre elles se nourrissent de sang. Il existe 3 espèces de chauves-souris hématophages, appelées aussi chauves-souris vampires, mais les autres espèces se nourrissent d’insectes, de fruits, ou encore de nectar. Ses représentations modernes au cinéma et à la télévision lui ont conféré une sinistre réputation, même si elle joue un rôle important dans la nature et comme symbole dans les traditions totémiques.
Sarah Bernhardt et son étrange chapeau
Malgré tout, la comédienne Sarah Bernhardt se coiffait d’un chapeau orné à l’avant d’une chauve-souris. C’était, pour elle, son animal fétiche. Très superstitieuse, l’actrice pensait être protégée par la présence de cet animal lorsqu’elle allait aborder la scène. Avant toute représentation, elle n’oubliait jamais de porter ce chapeau insolite, comme certains peuvent porter sur eux un talisman pour se sentir en sécurité. Selon Sarah Bernhardt, l’animal avait des propriétés surnaturelles et bénéfiques pour son art.
Batman s’empare de la chauve-souris
Le cinéma, avec le film de 1938 créant le personnage de Batman par Bob Kane et Bill Finger, va concentrer sur Batman à la fois toutes les phobies mais également tous les espoirs de rétablir la justice en ce monde. Le film met en scène l’entraînement de Bruce Wayne et sa métamorphose en super-héros. Lorsqu’il fut enfant, il tomba dans un puits et se fit attaquer par des chauves-souris. Sauvé par son père, il développe une phobie des chauves-souris. Mais lorsque les parents de Bruce sont assassinés par un voleur, le jeune homme choisit la chauve-souris pour son identité secrète afin de se faire justice lui-même.
Batman résilie ainsi sa phobie enfantine des chauves-souris à travers les épreuves qu’il traverse. La résilience, c’est cette capacité à pouvoir rebondir, à encaisser l’adversité, et revenir à notre niveau de fonctionnement antérieur. Bruce a eu peur des chauves-souris. En revêtant un costume gris, avec un masque aux oreilles pointues, des ailes impressionnantes, il s’est donné la force de combattre et de vaincre sa propre peur en tant que Batman.
L’opérette donne une existence artistique à la chauve-souris
De même, l’opérette de Johann Strauss, dont le titre est “Die Fledermaus” (La chauve-souris), relate l’histoire d’un homme déguisé en chauve-souris le soir d’un carnaval. C’est une vengeance minutieusement organisée du docteur Falke envers son ami Gabriel von Eisenstein, qui l’a contraint, au retour d’un bal costumé, à traverser Vienne déguisé en chauve-souris sous la risée (rire dans la nuit) de toute la ville.
Ici, la chauve-souris prend un sens très différent du super-héros Batman ; elle est la banalisation de l’adultère qui frappe par son intégration dans les affaires courantes. Le déguisement relève davantage d’un passe-temps que d’une transgression, d’un jeu avec l’interdit, à l’instar des enfants qui jouent à se faire peur. Ce n’est pas sans rappeler “La nouvelle rêvée” d’Arthur Schnitzler, dans laquelle le carnaval est le lieu de toutes les extravagances et de toutes les transgressions.
Animal de l’ombre, la chauve-souris suit un destin littéraire et artistique à son image. Elle fait partie des animaux insolites qui relèvent de ce que Roger Caillois appelle “le fantastique naturel”. Si les oiseaux détiennent la technique de vol la plus répandue chez les animaux vertébrés, les chauves-souris sont là pour rappeler qu’il est possible d’atteindre une très grande maîtrise du vol sans avoir de plumes, ce qui aurait d’ailleurs fasciné Léonard de Vinci.
Tous nous remerciements à l'artiste Bastien Loukia pour sa superbe illustration !