Français par sa maman, Pablo Noguera est né à Valence et y habite depuis toujours. S’il a vu évoluer Valencia et sa région sous de nombreux aspects, il reste fasciné par sa lumière inégalable, source d’inspiration à bien des égards. Rencontre de l’autre côté du miroir avec cet artiste humaniste.
Lepetitjournal Valence : Pablo, votre maman est française. Comment est-elle arrivée à Valence ?
Pablo Noguera Borel : Sa famille vient de Normandie et de Toulon mais elle est née à Paris. Tous les étés, mon père, valencien, était envoyé en Angleterre pour apprendre l’anglais et ma mère y allait également. Ils se sont connus à Cambridge. Tout a commencé là-bas. Ils se sont ensuite mariés à Paris et ils sont venus vivre à Valence. Je suis né en 1974 et j’ai toujours vécu à Valence sauf les noëls que nous passions toujours à Paris, à Asnières plus exactement. C’était dans la maison de mes grands-parents, qui n’existe plus malheureusement.
Que gardez-vous de vos Noëls en France ? A Valencia on célèbre plus les Rois Mages que le père Noël...
Et bien justement c’était le Noël que nous ne fêtions pas ici à Valencia. C’était un Noël plus … nordique ! Mais nous fêtions toujours les rois mages. Je me rappelle que nous n’attachions pas beaucoup d’importance au Papa Noël. C’était plus pour se retrouver avec la famille française dans une grande maison avec des tas d’enfants, des cousins qui courraient partout. C’était génial !
Vous êtes un ancien élève du Lycée français de Valence. Comment l’avez-vous vécu ? Avez-vous ressenti une différence ?
Quand on est petit, on le vit normalement parce que c’est son école, cela n’a rien de spécial. C’est plus tard, lorsque j’ai commencé à avoir des copains de l’extérieur que j’ai réalisé les différences qui existaient au niveau de la langue, du système éducatif, de la culture ou des professeurs.
J’étais dans une école laïque et cela me surprenait beaucoup de savoir que mes copains dans les autres écoles allaient tous à la messe une fois par semaine au sein de l’école même !
Mais c’est après, quand j’ai commencé la philosophie ou des matières qui ne sont pas dans le système espagnol que j’ai réalisé que le système français nous apprenait à penser plus qu’à mémoriser. C’est là que j’ai commencé à être fier de mon école, de mon éducation. Bien entendu, il y a des choses qui ne fonctionnent pas comme partout, des matières que l’on n’aime pas, mais au Lycée il y avait déjà un esprit familial.
A l’époque, mettre son enfant au Lycée français à Valence, c’était un peu un engagement politique dans un sens.
Comme l’établissement était laïc et en plus français, dans une Espagne qui venait du franquisme, c’était une décision importante et difficile pour beaucoup.
Que vous a apporté cette éducation à la française ?
Le fait de pouvoir comprendre les autres, de pouvoir écouter, assimiler et comprendre ce qu’ils dissent avec les nuances, cette différence des nuances entre le français et l’espagnol, et après pouvoir parler et dire vraiment ce que l’on pense. Comprendre des livres dans la langue d’origine. Lire Les Fleurs du mal dans la langue d’origine c’est incroyable ! Même une bonne traduction ne peut pas rendre aussi bien que l’original. L’une des premières choses qui m’avait marquées avec mes camarades espagnols, c’était le film Cyrano de Bergerac. En Espagne, tout le monde adorait ce film et moi je me disais : « Mais ce n’est pas possible, la traduction en espagnole est lamentable ! » Quand on le compare avec la version originale en français, on perd tout, absolument tout ! Et c’est pareil dans l’autre sens, lorsque l’œuvre est espagnole ou avec d’autres langue. Lire de la poésie classique arabe m’a donné envie d’apprendre la langue arabe par exemple.
Lire Les Fleurs du mal dans la langue d’origine c’est incroyable !
Et chez vous, vous parliez en français ou en espagnol ?
Quand j’étais tout petit, mon père parlait en espagnol et ma mère en français. Mes frères et ma sœur parlaient les deux langues. Le problème c’est que mes parents m’avaient mis dans une maternelle anglaise à trois ans et quand je suis allé à quatre ans au Lycée français, je mélangeais tout, je disais un mot dans chaque langue. Aujourd’hui les pédopsychologues diraient que ce n’est pas grave, qu’à un moment donné, les enfants finissent par distinguer les langues tout naturellement, mais à l’époque quelqu’un a dit à mes parents c’est le français à l’école et l’espagnol en dehors. Depuis ce moment-là, ma mère a complètement arrêté de parler le français et est passée à l’espagnol pour toujours. C’est dommage, c’est de ma faute mais cela s’est passé comme ça (rires).
Avez-vous toujours eu cet amour de l’Art ?
Ah oui ! Mais chez moi, nous avons toujours eu beaucoup de conversation d’art, de littérature, de politique. Donc pour moi, ma sœur ou mes frères, c’était toujours présent. Mon père, avant d’étudier le droit, avait commencé à peindre. Il a continué à peindre pendant 30 ans. Donc nous le voyions peindre tout le temps.
En étudiant le droit, vous avez donc suivi un peu le chemin de votre père. C’était en Espagne ?
Oui à Valence. Un peu contraint : je voulais faire les Beaux-Arts mais on m’a fait comprendre que c’était plus utile de commencer par le droit … alors que peindre, on a toujours le temps. Donc j’ai fait du droit. J’ai ensuite travaillé avec mon père un temps, à faire des analyses boursières, mais je continuais toujours à peindre. Je faisais mes tableaux dans la salle de bain de mes parents, le soir, et je finissais à 3h du matin. Mais à un moment je me suis dit « basta », vers 27 ou 28 ans. Je me suis donc inscrit aux Beaux-Arts à Valence. Dès la troisième année je faisais déjà des expositions. Mais j’ai arrêté les Beaux-Arts car je n’aimais pas la façon de faire. Sûrement le choc avec la pédagogie à l’espagnole !
Comment avez-vous vu évoluer le monde de l’Art à Valence depuis que vous avez commencé ?
L’Art a beaucoup souffert de la crise. Avant la crise, tout était très stable. La plupart des galeries avait 15 ou 20 ans minimum d’ancienneté avec une continuité, un sérieux et un travail très fort. Elles étaient cotées… Mais avec la crise, la plupart ont fermé. Il y a une génération de petites galeries qui s’est ouvert, mais avec la crise, le marché de l’Art à Valence est absolument mort… Ça, c’est du côté marchand, mais du côté artistique, il n’y a pas ce problème : Valence a une faculté des Beaux-Arts très importante et produit une quantité énorme d’artistes, plus que n’importe où en Espagne.
Avec la crise, le marché de l’Art à Valence est absolument mort
Et vous, comment vous en êtes-vous sorti de cette crise ?
J’y suis encore, nous y sommes encore (rires) ! Toutes mes galeries ont fermé la même année, donc en plus de me retrouver sans galeries j’ai aussi perdu le réseau international que j’avais. Valence est une ville que j’adore mais qui est très difficile, très Caïnite (NDLR : en référence à Caïn et Abel). On critique beaucoup et le premier qui lève la tête, on la lui coupe très facilement !
Donc à cette époque, je me suis renfermé dans mon atelier. Je dis toujours que les artistes font un travail schizophrène. Théoriquement, quand on est peintre ou sculpteur, on est chez soi, dans son atelier en silence, dans son microcosme, à créer tranquillement. Mais lorsque quelqu’un arrive pour discuter ou acheter une œuvre, on doit devenir un vendeur hyper social, hyper branché sur les réseaux sociaux… Donc je me suis renfermé dans mon atelier pour créer. J’ai décidé que c’était un bon moment pour lire, faire de la recherché ou redessiner.
Quelles sont vos inspirations comme peintres, comme artistes ?
D’abord mon père, parce que c’est ce que je vivais à la maison. Lui sa ligne, c’était Pollock, Michaud, tout ce qui représentait l’expressionisme abstrait américain.
Et côté Valencien ?
Je dirais Sorolla mais je n’aime pas tout de ce peintre. Certains de ses tableaux sont très impressionnistes, à la manière de Cézanne, et c’est cette partie que je préfère.
J’admire également des Valenciens de ma génération qui ont fait les Beaux-Arts comme Juan Olivares, Chema López, Juan Ortí, Nelo Vinuesa, Inma Fermenía ou Nico Monuera qui est à l’IVAM.
Aujourd’hui, de quel style vous définiriez-vous ?
Je fais de l’abstraction mais j’ai un peu changé avec mes investigations et mes recherches. Mais j’ai toujours aimé l’abstraction car c’est l’expression maximale de la liberté. Pas seulement la mienne, mais aussi celle du spectateur : je ne suis pas en train de lui imposer une vision et je lui laisse le champ de l’interprétation. Même si ce courant a plus de 100 ans, ce n’est pas évident d’avoir des spectateurs qui trouvent un sens figuratif dans des taches de peinture, mais c’est pédagogique dans ce sens-là. Cela permet d’ouvrir les idées, de voir des choses et de sentir. Cela va plus loin qu’une représentation de la nature telle quelle. Cependant, il y a quelque chose dans la figuration qui m’a toujours tenté, c’est de pouvoir raconter des histoires. J’ai donc cherché une façon de pouvoir en raconter, qu’il y ait quelque chose de figuratif dans mes œuvres sans quitter l’abstraction. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à utiliser mon histoire personnelle, mon histoire de famille et donc les soldats de plombs que mon père collectionnait. J’ai commencé à les insérer dans ce monde abstrait afin de créer des histoires il y a trois ans.
Dans ma dernière exposition A travers le miroir, j’explore toutes les possibilités autour du monde du miroir avec des figurines.
Est-ce qu’il y a des peintres français ou des musées en France qui vous ont inspiré ?
Je peux citer Michaud ou Soulage pour donner des références mais je crois que l’abstraction ne demande pas d’inspiration dans d’autres peintres : on puise en soi-même. Si on s’inspire trop des autres, on peut reproduire sans vraiment le vouloir et c’est dangereux. Donc je m’en inspire plutôt pour la technique. C’est surtout la technique que je regarde, comment les effets ont été produits. Je regarde de très près les œuvres et parfois je déclenche les alarmes (rires).
L’abstraction ne demande pas d’inspiration dans d’autres peintres : on puise en soi-même.
Pour les musées, c’est surtout à l’époque où j’allais plus à Paris et où j’y restais parfois trois mois de suite, que j’en ai découvert, comme l’atelier de Delacroix, le musée Rodin … Paris est plein de petits musées et ils m’ont beaucoup inspiré. C’est surtout très intéressant de voir des travaux qui ne sont pas les principaux des artistes mais des travaux secondaires, des tableaux de jeunesse ou de vieillesse.
Vous retournez en France de temps en temps ?
Oui, même si j’y vais moins que ce que j’aimerais. Mais au minimum deux fois par an.
Et cette culture artistique, vous la transmettez à votre fils également ?
Oui, nous sommes habitués à aller dans les musées et c’est très marrant car nous avons adopté un rituel : je le prends dans mes bras et je lui explique les tableaux en faisant les gestes de peintre. Maintenant, dès que nous entrons dans un musée, il court vers moi et commence à faire les gestes !
Revenons sur Valence. Comment avez-vous vu évoluer la ville ?
Pour moi le plus important n’a pas changé : le soleil ! Valence possède une lumière vraiment très spéciale. Valence a énormément changé : nous avons resserré l’écart avec Barcelone et Madrid, Valence s’est mise au niveau. Certes, il y a beaucoup de choses à critiquer par rapport à ce qu’ont fait les politiciens ces quinze dernières années, mais il y a d’autres choses qu’ils ont réussi. Bien que cela soit une politique que je n’aime pas dans le fond, on peut dorénavant mettre Valence sur une carte. Le tourisme a augmenté, la ville s’est beaucoup améliorée, les rues sont propres. Quand j’étais petit, j’habitais dans le Carmen et cela faisait vieille ville un peu crasseuse. Mais aujourd’hui, cela n’a rien à voir, c’est beaucoup mieux.
Vos lieux incontournables à Valence, quels sont-ils ?
Pour moi, avec le soleil, c’est se balader dans l’ancienne ville, dans le Barrio del Carmen, vers les mois d’avril ou mai et surtout le matin dans les ruelles qui donnent vers l’Est, parce que la lumière rentre et les jeux d’ombres et de lumières avec la couleur des murs sont semblables à celles des rues de petites villes de Toscane ou d’Italie. J’aime beaucoup le cloître de l’église del Patriarca : il faut aller dans l’ancienne église du côté gauche et lorsqu’ils chantent la messe en latin, c’est quelque chose d’incroyable, bien que je ne sois pas très messe. Sinon j’aime m’assoir et regarder de la calle del Palau vers la Cathédrale où il y a el Cimborrio (la coupole) qui monte. J’aime aussi me balader dans la huerta de Valencia parce que ce ne sont pas les champs et les maraichers qui existent ailleurs. C’est une couleur de terre différente, le travail des gens encore très simple qui survivent difficilement, des odeurs. Tout cela est très spécifique à Valence. Tous les samedis, je vais faire mes courses au Marché Central car pour moi c’est un endroit merveilleux, aussi bien pour l’architecture que pour l’ambiance, cette ambiance de vente, avec des mots qui n’existent pas ailleurs dans les autres langues…
Un autre endroit que j’adore depuis que je suis tout petit, c’est la Lonja. Dès que j’y mets un pied, je revois toute mon enfance, toute mon histoire. De nombreuses fois j’y suis allé et je suis resté bouche bée devant les colonnes ou dans le patio.
J’aime aussi me balader dans la huerta de Valencia parce que ce ne sont pas les champs et les maraichers qui existent ailleurs.
Mais ce que je trouve le plus spécial à Valence, ce sont les détails. Regarder les petites choses, regarder en haut et en bas, pas seulement devant soi. Il y a tellement de fois où on ne regarde que les bâtiments à notre hauteur. Récemment, j’ai remarqué un bâtiment néo-classique que je n’avais jamais remarqué avec mes 43 ans passés ici !
Vous vous voyez donc rester à Valence ?
Oui, absolument ! Beaucoup d’artistes comme moi avons une relation d’amour-haine absolue avec Valence parce que d’un côté c’est une ville que l’on adore avec une qualité de vie incroyable, un temps merveilleux, une lumière géniale. Valence c’est une ville commode, ni trop grande, ni trop petite. Il y a suffisamment, même si j’aimerais plus, de culture pour ne pas être un petit village. Mais d’un autre côté, il y a encore tellement de choses à améliorer, à construire, à changer …
Comment décririez-vous les Valenciens ?
Les Valenciens sont des gens extrêmement créatifs et entrepreneurs, mais en même temps très destructeurs. Nous critiquons tout, trop, surtout nos propres confrères et concitoyens. Nous ne mettons jamais en valeur ce que nous avons. Beaucoup de gens ne savent pas mettre en valeur ce qu’ils ont. Il y a un mot valencien pour définir les Valenciens qui est « mesinfot » (je m’en fous). Nous sommes des « jemenfoutistes » absolus ! (rires). Bon, il ne faut pas généraliser même s’il est vrai que d’un côté, nous avons une force créatrice incroyable et de l’autre côté, nous nous en foutons ou détruisons tout.
Valence, c’est une terre privilégiée et nous les Valenciens, sommes des privilégiés, donc nous n’avons pas besoin d’aller chercher ailleurs.
Vous êtes francophone ou vous connaissez un francophone remarquable, qui a vécu des expériences exceptionnelles, qui s'implique dans la vie locale valencienne, qui est un artiste, un sportif ou un entrepreneur admirable ? Envoyez-nous vos propositions d'interviews à l'adresse suivante : valence@lepetitjournal.com