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Dora Sanchez : Mes parents étaient espagnols, moi j’étais française

Dora Sanchez est l'ancienne directrice du Master en Etudes du genre et politiques d’égalités à ValenciaDora Sanchez est l'ancienne directrice du Master en Etudes du genre et politiques d’égalités à Valencia
Écrit par Shirley SAVY-PUIG
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 17 novembre 2017

Dora Sanchez est née à Barcelone mais a vécu une partie de son enfance dans le sud de la France. Ancienne directrice du Master en Etudes du genre et politiques d’égalités à Valencia, elle a toujours gardé un lien privilégié avec la culture francophone. Rencontre avec une femme qui a fait de la lutte contre les inégalités son cheval de bataille.

Lepetitjournal Valence : Dora, pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

Dora Sanchez : Je suis née à Barcelone, mais mes parents étaient du sud de l’Espagne, à Almeria, vers Murcia. Ils ont d’abord émigré à Barcelone puis en France quand j’avais trois ans. Nous habitions un tout petit village qui s’appelait Loriol-du-Comtat, à cinq kilomètres de Carpentras. J’ai fait mon école primaire à Lauriol-du-Comtat et une partie du secondaire à Carpentras. A cette époque, j’étais donc absolument française. Je parlais espagnol mais la moitié était en français, c’est ce qui arrive toujours avec les fils d’immigrés. Dès que je ne savais pas un mot en espagnol, je le disais en français !

Pour moi, c’était mes parents qui étaient espagnols, mais moi j’étais française. Et puis quand nous sommes retournés en Espagne, j’ai compris à ce moment-là que je n’étais pas française.

En quelle année êtes-vous revenus en Espagne avec votre famille ?

En 1968. Nous sommes allés à Lorca, du côté de Murcia. J’ai fini mon baccalauréat là-bas, mais dans une école secondaire espagnole et ensuite je suis venue à Valencia pour faire ma licence de philosophie. Je suis restée à l’Université comme professeur assistant et j’ai fait ma thèse de doctorat. J’ai été professeur de l’Université de Valencia pendant plus de 30 ans.

Pourquoi le choix de Valencia ? Etait-ce pour l’enseignement spécifique de la philosophie ?

Oui tout à fait, parce que justement je voulais faire de la philosophie et Valencia était, à l’époque, l’Université où cette matière était réputée. A Madrid, il y avait tous les anciens professeurs qui occupaient des chaires et qui faisaient une philosophie … « médiévale » en quelque sorte, enfin je veux dire qu’ils n’étudiaient que les philosophes classiques. Mais surtout, il y avait un grand nombre de professeurs qui donnaient une orientation religieuse à leurs cours, qui étaient très conservateurs, pas du tout ouverts à ce qui était en train de se faire en philosophie à travers le monde. Les jeunes professeurs étaient essentiellement concentrés à Valencia. C’était une époque très intéressante pour l’Université de Valencia et pour la philosophie. Elle n’a plus connu une époque comme celle-là après car les professeurs se sont dispersés. La philosophie a continué à être pointue mais loin de ce qu’elle avait pu être à mon époque.

Je suis venue à Valencia l’année juste avant la mort de Franco et j’ai vécu toute la transition à Valencia. D’un point de vue politique et philosophique, c’était extrêmement intéressant.

J’aurais pu m’orienter vers la philosophie française, mais j’ai préféré me tourner vers la philosophie analytique qui était très forte à cette époque à Valencia. Du point de vue académique, Valencia était très enthousiasmante, comme ville aussi d’ailleurs. Bien sûr, il y avait Madrid avec la Movida, mais Valencia avait quelque chose de plus « osé » si l’on peut dire. Comme Valencia est une ville plus petite que Madrid, cela touchait tous les secteurs. Nous, les jeunes, nous commencions à travailler, à avoir notre argent, à sortir, à nous rencontrer dans les cafés. 

Qu’est-ce qui vous a attiré dans la philosophie ?

C’est l’influence française. En France la philosophie avait une image très académique et élitiste du point de vue intellectuel, d’ailleurs cela continue à l’être. Je pense que c’est un pays où la philosophie à une présence à part entière dans les médias et jouit d’un certain respect social. En Espagne ce n’est pas vraiment le cas, ou tout du moins, ce n’est pas aussi généralisé. La philosophie était assez respectée mais uniquement dans les milieux académiques. Au début, je voulais faire des sciences ou devenir journaliste mais au dernier moment, au printemps de ma terminale, j’ai décidé de faire de la philosophie. Je pense que ce sont les restes de mes influences françaises justement. Mais j’avais l’impression que j’allais être un milieu plus intéressant d’un point de vue intellectuel et politique. Cependant, il y avait une proportion importante de garçons qui venaient faire de la philosophie alors qu’ils venaient du séminaire, et cela m’a un peu contrarié. Moi je ne m’attendais pas du tout à ça ! Je m’attendais à des Bernard-Henri Levy, des hommes de ce style ! (Rires.)

Vous avez vécu en France de l’âge de 3 ans jusqu’à vos 16 ans, soit 13 ans. Pourtant, vous parlez un français impeccable !

Ah bon ? Merci ! (Rires.) Vous savez, je parlais très peu français parce que je ne rencontrais pas de francophones mais je souhaitais le pratiquer un peu plus. De temps en temps je fais des erreurs avec des prépositions et cela me dérange énormément, parce que je m’étais toujours dit que le « jour où je ferai des erreurs avec les prépositions, cela voudra dire que je ne parle plus assez bien le Français ! »
Je me suis chargée du programme Erasmus de philosophie à la faculté de Valence. Cela m’a permis de prendre contact avec plusieurs universités françaises. J’ai également fait ma thèse de doctorat sur un auteur polonais qui vivait à Paris. Je me suis donc rendue plusieurs fois dans des universités françaises pour donner des cours, une semaine, parfois un mois, à Aix-en-Provence ou Toulouse ou Montpellier.  C’était très surprenant parce que je devais donner des cours en français, sur une matière que je maîtrisais bien évidemment, mais sur des auteurs qui écrivaient en anglais ou en allemand.

Pendant combien d’années avez-vous dirigé le Master ?

J’ai été directrice du Master en Etudes du genre et politiques d’égalités. C’est le second volet de mon activité académique pour ainsi dire car ce n’est pas ma spécialité première. En Espagne, le féminisme académique a une place très importante. Il y a plusieurs facteurs qui ont aidé à son développement. Tout d’abord, le fait qu’il y avait beaucoup de femmes dans le parti socialiste, notamment pendant les mandats de Felipe Gonzalez dans les années 80 durant lesquels avait été instauré un Institut de la Femme.

Une des premières actions réalisées ce fût la féminisation des noms des professions puis la création d’une grande bibliothèque féministe.

Des tas de choses ont été faites mais c’est surtout la mise en place d’aides pour encourager et financer la recherche en étude de genre et la création des doctorats sur ce thème. Avec la valse des gouvernements et surtout avec la crise, cela a ensuite changé. Puis, avec la réforme universitaire, il y a eu beaucoup plus de matières optionnelles. Mais nous, les féministes académiques, nous avons réussi à mettre des sujets féministes comme l’histoire des femmes, la psychologie du genre, la sociologie des femmes, etc.

Valence était précurseur en Europe de cette thématique ?

C’était en Espagne, pas seulement à Valence ! Les lois du gouvernement Zapatero sur l’égalité et contre les violences faites aux femmes ont été les premières en Europe à être mises en place, en tout cas dans cet forme très spécifique et très développée. Elles avaient été faites par des spécialistes qui savaient quels étaient les problèmes et comment les aborder. 

L’imaginaire collectif a tendance à penser que la question du féminisme est beaucoup plus développée dans les pays nordiques que dans les pays latins comme l’Espagne. Comment développe-t-on cette thématique du féminisme dans un pays qui n’est pas forcément réputé pour ce sujet ? 

Il existe un stéréotype de ce que sont les relations hommes-femmes en Espagne. D’un point de vue social, l’Espagne est en retard par rapport à d’autres pays comme la France mais en ce qui concerne les statistiques sur les violences faites aux femmes, c’est autre chose. Par exemple, dans les pays du nord, les statistiques sont terribles, elles sont pires qu’en France. Si l’on prend le nombre de femmes tuées en termes de violences conjugales, il y a plus de mortes en France qu’en Espagne. En Espagne nous sommes victimes de l’image du macho, mais elle n’est plus aussi réelle dans l’actualité désormais. Il y a certaines blagues machistes, comportements et gestes que les hommes ne se permettent plus de faire devant les femmes au sein d’une réunion par exemple alors que je les ai vues en France. Dans certains milieux, cela ne se fait plus. Par exemple, en Espagne, un jury qui va juger un concours ou une thèse doit absolument être paritaire alors qu’en France ce n’est pas encore débattu.

Il y a quelque chose d’universel aussi : toutes les générations pensent que le problème de l’inégalité homme-femme est un problème de la génération précédente. Pourtant, quand je vois des femmes qui pourraient être mes filles, qui sont battues, tuées, maltraitées, cela me brise le cœur. C’est pour ça que les études de genre sont absolument nécessaires. Tout le monde pense qu’avec son expérience et ce qu’il voit, il en sait assez sur les relations entre les sexes sur les inégalités, mais il faut étudier, voir les statistiques pour connaitre la réalité. Ce sont des choses tellement obscures que même les gens qui sont impliqués ne se rendent pas compte de certaines choses.

Dans ce que l’Espagne ou la région de Valence ont réalisé en matière de lutte contre les inégalités, est-ce qu’il y a des actions ou des campagnes qui vous paraissent importantes ?

Du point de vue régional et municipal, il y a des réseaux qui se sont mis en place. Nous avons formé par exemple des Agentes de Igualdad, des agents de l’égalité qui travaillaient dans les mairies, même dans des petits villages. Ils devaient aider à mettre en place des politiques spécifiques pour les femmes dites « à risque », trouver des solutions pour ne pas exclure les femmes des emplois proposés. A la mairie de Valencia par exemple, il y a des femmes qui ont fait le master avec nous. Il y a eu des guides également pour développer le langage inclusif, notamment pour que les formulaires de la mairie ne soient pas écrits qu’au masculin.

Revenons un peu sur votre double culture. Aujourd’hui, que gardez-vous de la France ? Avez-vous toujours un lien particulier avec ce pays ?

Je suis revenue en Espagne à un âge où il est très difficile de garder des amitiés parce qu’elles se brisent au bout d’un certain temps. Oui je suis retournée souvent en France. J’ai revu des gens et j’étais contente de les voir mais ce n’était pas une véritable amitié.

Je garde de la France la langue, qui est un patrimoine très intéressant, la culture française et la littérature. 

J'aime beaucoup la culture française, le patrimoine français. En fait je continue de regarder des émissions françaises via TV5 Monde. Le paysage français et sa verdure, c’est quelque chose qui me manque aussi. Nous sommes rentrés en Espagne le 1er août 1968 et il faisait une chaleur qui me donnait l’impression d’être en Afrique ! Tout était tellement désert …

J’aime beaucoup la cuisine française également et je cuisine souvent des plats français quand j’ai des invités. Je fais même mon propre pâté, des conserves, des confitures, du gratin dauphinois, du bœuf bourguignon.

Il y a aussi autre chose qui me manque de la France quand je suis en Espagne, c’est la politesse. Bien sûr ce sont des coutumes, mais j’apprécie qu’on dise « merci, s’il vous plait, pardon, excusez-moi », alors qu’en Espagne, cela va de soi, on ne dit même pas « merci » et jamais « s’il vous plait ».

Je suis également très reconnaissante envers la France pour la laïcité à l’école.

Lorsque je suis arrivée en Espagne, un peu avant la mort de Franco, il y avait un crucifix dans la salle de classe. Pour moi ce n’était pas possible et je suis énormément reconnaissante à l’école Républicaine française et au système français pour la laïcité.

Plus généralement, comment a évolué Valencia selon vous ?

Elle a énormément changé ! Avant c’était un grand village. Même si c’est une grande ville, elle n’était pas cosmopolite du tout. La ville s’est épanouie au moment de la transition. On peut critiquer la Cité des Arts et des Sciences, parce qu’elle a couté très cher, mais il faut reconnaitre qu’elle a projeté une image de la ville qui a été très appréciée et qui a permis que beaucoup de gens s’intéressent à Valencia d’un point de vue touristique. Il y a aussi le côté artistique avec l’IVAM qui est un des musées les plus importants d’Europe ou par exemple Bombas Gens qui est magnifique. Pour les spectacles, le Palau de la Musica et l’Opera. Mais surtout, la ville est devenue beaucoup plus cosmopolite. 

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