Édition internationale

XXVII. FUJINOMIYA – MT. FUJI STATION 5 (Shizuoka 2)

27.0227.02
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 9 octobre 2021

Je suis actuellement à 1 400 mètres d’altitude, et j’atteindrai ce soir les 2 400.

 

SUR LA PISTE DES FANIONS ROUGES

M’engageant dans la forêt d’hiver, je commence un jeu de piste dans lequel je marche l’œil grand ouvert pour ne pas perdre de vue les fanions rouges indiquant le chemin, parfois attachés à des pierres, d’autres à des piquets, d’autres encore à des arbres. Je dois souvent scruter les alentours pour repérer un morceau de tissu rouge tombé au sol ou soufflé plus loin que prévu par les aléas climatiques : les repères se déplacent, s’envolent, s’effondrent, mais je parviens toujours à les retrouver, de fanion en fanion au milieu de la forêt la plus dense. J’enjambe les racines, saute de pierre en pierre, évitant les fossés pour ne pas me tordre une cheville par une mauvaise réception. Mes chaussures de randonnée me protègent mais je préfère rester prudent, surtout lorsqu’il s’agit des pieds.

 

MALAISE DANS LE LIT DU RUISSEAU

Finalement, à bout de forces, je m’arrête dans un cours d’eau asséché entre deux drapeaux. Déshydraté et en hypoglycémie déjà bien avancée, mon erreur fut de penser trouver des points d’eau ayant tenu malgré le gel des ruisseaux en amont. Je ne trouve que quelques flaques d’eau trouble, sûrement pauvre en bactéries au vu de la température ralentissant leur prolifération, mais mieux vaut rester prudent. Incapable de marcher, j’ai la tête qui tourne et les jambes en coton. Mon estomac se tord de quelques nausées d’épuisement. Je me rappelle les mots de Matsuo Bashô, alors qu’il traversait les montagnes hivernales, il y a déjà plusieurs siècles :

 

« Les pierres semblent fanées

et même l’eau s’est tarie –

L’hiver à son comble »1

 

À l’arrêt depuis cinq minutes, adossé contre une pierre du lit de la rivière, je suis maintenant en proie à une hypothermie me faisant trembler de tout mon être. Mes doigts perdent pratiquement toute dextérité alors que je tente d’allumer mon réchaud pour faire bouillir l’eau et cuire un peu de riz : de quoi me réchauffer et sortir de cette situation dangereuse. Mes mains pourtant gantées sont privées de toute sensation excepté la douleur du froid mordant la chair jusqu’aux os, le moindre contact du métal de la casserole sur la peau devenant insupportable. Étant moins productif que geignard, je commence à réchauffer mes mains sur le feu. Mon manque de sensibilité m’empêche de constater la trop grande proximité du foyer, qui fait fondre l’extérieur de mon gant en polyester, laissant ma main sans protection. Je cale comme possible le réchaud entre deux pierres, prenant soin de ne pas trop le brusquer pour éviter de le faire chuter malencontreusement et, après une vingtaine de minutes, je peux enfin profiter du gruau de riz blanc préparé avec cette eau de fortune. Je sens la chaleur couler dans mon estomac et manque de me brûler la langue, mais qu’importe, l’amidon me redonne rapidement la force de me redresser. Je me réhydrate et retrouve l’énergie et la chaleur suffisantes pour renouveler mes maigres ressources. L’esprit soudain plus éveillé, je prévois un autre litre d’eau, que je stérilise avant de le conserver soigneusement dans ma thermos. Soulagé, je reprends la route.

chemin du mont fuji

SECOND SOUFFLE

Le chemin paraît beaucoup plus facile et je saute de pierre en pierre avec l’énergie de celui qui n’a plus l’estomac tout à fait vide : un bonheur primaire et instinctif que l’on occulte trop souvent. Les fanions disparaissent pour laisser place à des panneaux bien définis pointant les sentiers à emprunter avec le nom des différents sites et le temps nécessaire pour y parvenir. La station 5 du sentier de Fujinomiya se trouve encore à 180 minutes de marche d’après la pancarte de sentier, soit environ deux bonnes heures à mon rythme actuel. J’estime y parvenir pour le crépuscule afin de trouver un abri. Quelques pointes de branches finissent par geler alors même que je continue mon ascension silencieusement, un pas mécaniquement après l’autre. Je m’imagine enfin arrêter de réfléchir pour admirer le monde qui m’entoure sans aucune pensée parasite, mais il me manque encore quelque chose pour y parvenir, un élément déclencheur pour atteindre la béatitude d’un moment parfait. Mon regard se plonge sur mes genoux montants et descendants parfois jusqu’à mon torse pour réaliser de grandes enjambées dans des contractions successives de différents groupes musculaires sollicités en chaîne les uns après les autres. Une mécanique bien huilée en déséquilibre constant, propre à l’humain, se rattrapant toujours dans sa chute pour progresser. Marcher en devient un acte fondateur presque émouvant, me renvoyant à mon animalité la plus profonde.

 

LA CORDE SOUS LE PIC

Soudain, je sors de la forêt. Aussi haut que je puisse voir, les arbres et la végétation s’arrêtent derrière moi. Plus de flore, plus de faune : seuls la roche et les cratères du volcan endormi, des gravats de magma durci, du simple grain de sable au bloc enfoncé plusieurs mètres dans le sol, un désert chaotique d’aspect lunaire au milieu des nuages. Seule une corde fixée çà et là soutient ma progression sur cette côte immense et glissante, cadencée au rythme de mes râles au milieu du brouillard crépusculaire. Une bourrasque manquant de m’emporter souffle les masses de vapeur d’eau en suspension, me laissant voir le cratère rougeoyant du mont Hôei, jeune pic de 2 693 mètres sorti de terre en 1707, après l’une des éruptions les plus violentes de mémoire de Japonais. Un dôme d’une majesté aux teintes rouillées observant fièrement la mer de son regard ocre, entrouvert au sommet d’un corps noir grenat. Les efforts de Musashi dans sa quête de sens du livre du feu, me reviennent en mémoire : « Il avançait contre l’opposition des mauvaises herbes, des arbres, de la glace – tous ennemis qui tentaient désespérément de le retenir. Chaque pas, chaque souffle était un défi. Son sang, glacé un peu plus tôt, bouillait ; son corps fumait tandis que la sueur de ses pores rencontrait l’air gelé. Musashi étreignait la surface rouge du pic en cherchant à tâtons des prises. Chaque fois qu’il cherchait du pied un appui, il lui fallait lutter ; de petites pierres tombaient en avalanche jusqu’au bosquet d’en bas. »

 

LE MONT SOLITAIRE

« Trente mètres, soixante mètres, cent mètres… il était dans les nuages. Lorsqu’ils se dissipèrent, il semblait d’en bas suspendu sans poids dans le ciel. D’en haut, le pic le regardait froidement. »2

 

Aiguille des chaînons tremblants,

il émergeait dans une couronne de vide.

Le Solitaire culminait,

imperturbable.

 

Il était « là ».

Perdu dans un lointain silence

au-delà des cris du ciel.

 

Le ciel, d’un bleu pur et serein, nimbe dans le crépuscule la forêt embrumée d’un voile d’or, séparant l’aval du domaine céleste. Alors que je lève la tête pour tirer une nouvelle fois sur la corde et me hisser toujours plus haut, les derniers nuages s’écartent… Le sommet enneigé se dévoile à moi : si proche, immense.

Là-haut, le ciel dégagé de toute impureté se sépare avec force de la masse crépusculaire du mont Fuji. L’horizon est une ligne tortueuse marquée de soubresauts rocheux. Fulton récupère cette rupture entre le ciel et la terre dans plusieurs de ses Mountain Skylines, perdant la ligne prélevée au milieu d’un large mur de vide 3.

vue du mont fuji

STATION 5

Encore quelques pas et je peux lire les informations d’un panneau : me voici déjà plus haut que la station 5, à mi-chemin de la station 6. Je préfère suivre la bifurcation pour replonger dans la forêt un peu plus bas. Je dois me dépêcher car la nuit tombe et je sens la température descendre à chaque minute. Bientôt, je trotte dangereusement entre chien et loup sur d’étroits sentiers parsemés d’embûches. Très attentif où mes pieds se posent, je parviens à conserver un équilibre suffisant pour continuer ma course en foulées de plus en plus grandes, se terminant en sauts de cabri. Enfin, d’un bond, je sors des sous-bois, déboulant sur les larges infrastructures désertes de la station 5.

Je fais le tour de la station à la recherche d’une porte pour m’abriter de la tempête qui s’annonce. Mes efforts restent infructueux. J’étais conscient de l’absence de personnel mais je m’attendais tout de même à trouver ne serait-ce que des toilettes ouvertes pour les voyageurs téméraires, comme c’est souvent le cas dans les pays nordiques. Il n’en est rien. C’est donc dans un léger renfoncement sous un préau, à l’angle d’un mur, que j’installe ma tente. Je la fixe solidement aux gouttières par plusieurs nœuds de cabestan pour éviter de voir mes affaires emportées par une furie venteuse et me réfugie dans ma tanière pour manger une compote de banane cuite dans une soupe de riz avant d’essayer de dormir.

 

TEMPÊTE SUR LE MONT FUJI

Dehors, la tempête hurle à pleins poumons. Le froid souffle sur la tente en de violents coups de langues s’infiltrant par les fermetures, dans le sac de couchage et jusque dans les os de mes genoux. Je sors une fois pour attacher la tente plus solidement et empêcher la toile de se coller à mon visage. Dehors, malgré les cris du ciel, les étoiles de la nuit sans lune sont magnifiques. Je tente de les admirer ne serait-ce deux minutes… Le vent givré me lacère et je dois replonger dans mon repaire pour échapper aux doigts glacés de l’hiver.

Après une longue lutte pour trouver le sommeil, je m’endors enfin.

 

 

1 Matsuo Bashô, Seigneur ermite. L’intégrale des Haïkus, trad. Makoto Kemoku & Dominique Chipot, Paris Points, 2014, haïku n°126

2 Eiji Yoshikawa, La pierre et le sabre, trad. Léo Dilet, Paris, J’ai lu, 2004, « Le feu », p.466

3Hamish Fulton, A record of past walks in existing landscapes, Bignan, Centre d’Art du Domaine de Kergehennec / Galerie Laage du 16 avril au 15 mai 1988, Mountain Skyline, Couverture

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