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XXV. FUJI – Fujinomiya (Shizuoka)

25.0225.02
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 11 septembre 2021, mis à jour le 11 septembre 2021

Ce matin je me dépêche, impatient de commencer mon périple sur le plus grand pic de l’archipel. Je sors de l’hôtel après de brèves salutations avec le personnel, semblant plus détendu que la veille en cette matinée ensoleillée, leurs étranges interlocuteurs nocturnes ayant quitté les lieux.

maisons près du mont fuji

FUJI COURONNÉ

L’estomac encore vide, je m’éloigne de quelques rues et lève les yeux : une silhouette se découpe dans la masse des bâtiments du quartier résidentiel. Une petite tête rocailleuse enneigée pointe entre deux nappes de nuages épars et le bleu du ciel. Une montée d’adrénaline se fait sentir en une mêlée de sentiments que je peine à démêler les uns des autres :

« Enfin ! »

Cette fois, j’en suis sûr, derrière ces lotissements se cache le mont Fuji. Je prends le temps de profiter de cet instant bien trop précieux pour passer si facilement à autre chose, première victoire personnelle de mon aventure pédestre, et me promène sereinement dans les rues encore vides.

Mont fuji au loin

Je passe au pied des cheminées de béton que je voyais hier soir vapoter au loin dans la brume. Du moins deux d’entre elles : une grise à la tour droite comme un « I » en pleine activité, une autre plus grande et plus conique peinte de bandes régulières orange et blanches. Derrière elles, des structures répétitives et complexes de bâtiments industriels d’acier et de ciment, traversées par d’innombrables câbles rendant le tout peu lisible. Les incontournables photographies typologiques de bâtiments industriels et tortueux de Bernd et Hilla Becher s’imposent à moi 1. Au sommet d’un de ces édifices, une cabane de plaques de métal laminé fait face à l’immensité des montagnes magmatiques d’Ashitaka, culminant à près de 1 504 mètres au sommet de l’Echizen-dake. Mais ce n’est pas sur cet ancien dôme volcanique que mes pieds me porteront. Comme pour me rappeler à son attention, alors que je traverse un canal de la rivière Urui vers le milieu de la ville, le mont Fuji s’auréole d’un nuage lenticulaire projetant son ombre sur le sommet enneigé. Cette vision a quelque chose de miraculeux… Bashô la dépeint ainsi dans un de ses haïkus inspiré par ses nombreux vagabondages :

 

« Le Fuji brillant de neige,

Rôsei l’a bâti

en un rêve éphémère »2

panneaux publicitaires et mont fuji

 

DERNIÈRE HALTE EN VILLE

Je rejoins l’axe principal pour y prendre un dernier petit-déjeuner consistant et commence à marcher le long des rues passantes, remontant vers le versant sud du volcan en une pente encore douce mais qui déjà commence à se faire sentir. Beaucoup de parkings. Quelques panneaux publicitaires dont un d’inspiration française : « mariage et anniversaire / Maison de Anniversaire » au pied des pylônes métalliques supportant le réseau de câbles toujours aussi impressionnant. Chacun de mes pas se dirige maintenant droit vers la montagne. Tout est facile, tout me semble clair quant à la tournure des jours à venir. Je n’ai plus qu’à marcher droit devant jusqu’au sentier forestier de Fujinomiya. Tant que le chemin monte, je serai dans la bonne voie. Je prévois ainsi d’atteindre le sommet d’ici trois jours pour redescendre par les coulées cendrées de Gotenba à l’est. Beaucoup de passants ne se font plus aucune illusion quant à mes intentions, pourtant ceux à qui j’en parle à l’occasion d’un échange de quelques mots s’étonnent. La route étant fermée comment pourrais-je gravir la montagne ?

Je m’arrête dans le dernier 7-Eleven indiqué par le GPS afin de refaire quelques provisions. Dans la mesure du possible, je veux voyager léger. Alors je ne m’encombre que de peu de vivres, sachant que je transporte toujours cinq cents grammes de riz cru prêt à bouillir dans une casserole au fond de mon sac. Confiant, je me dirige vers un temple bouddhiste à quelques pas de là pour manger un morceau et me reposer avant de quitter la ville. Voici un moment que je ne m’étais pas assis dans la cour d’un temple pour profiter du calme relatif régnant à une dizaine de mètres de la route. Avec l’habitude, les plus conformes d’entre eux en deviendraient presque invisibles malgré les spécificités cultuelles propres à chacun.

Orée de la forêt

L'ORÉE DE LA FORÊT

Encore quelques kilomètres et me voici au début de la grande ascension, qui commence paradoxalement par une descente. Suivant un pont aux bordures roses, je traverse les dernières routes de moins en moins fréquentées pour atteindre l’orée de la forêt. Les arbres se multiplient rapidement, avec une forte dominance de cèdres sugi pointus et autres épineux résistant aux rigueurs de l’hiver montagneux. À la croisée d’une route peu fréquentée, ce sont les érables de feu qui, en une allée rougeoyante aux nuances carmin et cardinal, déposent un large tapis de feuilles à cinq branches devenues glissantes au contact du sol mouillé.

Le nuage lenticulaire s’estompe doucement, soufflé par un vent dont le sens est indiqué par une girouette en fonte rouillée, à l’axe remplacé par une vieille pelle verte, au sommet d’un toit couvert de panneaux solaires. Privé de son couvre-chef, le sommet du mont Fuji voit son albédo monter en flèche, reflétant suffisamment de la lumière du soleil pour se dévoiler comme phare du monde au contraste aveuglant. De là à en devenir le portail des divinités shinto elles-mêmes ou un esprit animiste à part entière, ce n’est qu’une question d’interprétation !

Une scierie et un atelier de bûcheron, bâti de planches et de tôle froissée, amasse des empilements de grumes de différentes essences. Certains troncs bien formés de couleur cuir ; d’autres sont plus gris et moins calibrés, des fins, des larges, tous patientent contre de larges structures en « A » de fer bleu. Dans un hangar à ciel ouvert, les restes de bois débités en morceaux exploitables sont récupérés sur d’énormes tas de sciure encore humide à l’odeur de résine. Partout des engins de chantier, de la pelleteuse au chariot élévateur, roulent de leurs pneus et de leurs lourdes chenilles sur les écorces et branchages abandonnés sur le sol. Plus loin encore, même ces installations disparaissent pour ne laisser que la route forestière s’étendant sous mes pas.

forêt japonaise

PROMENADE DANS LES BOIS

Commence une longue succession de conifères fins, droits et réguliers, et de quelques autres arbres plus rares dont la cime, se dénudant pour l’hiver, vient rejoindre l’humus forestier. Je marche sans un mot et sans une halte pendant une bonne heure et demie, profitant des odeurs, des bruits et de tout autre élément venant nourrir mes sens. Malgré la soirée et le froid qui s’installe, je garde les manches courtes, sentant mes poils se redresser à la contraction de ma peau soumise au vent. Mais l’effort me donnant bien plus chaud que froid, je préfère éviter la sueur. Tout monte à présent, marcher revient à puiser dans la force non plus seulement des mollets mais bien du fond des cuisses et dans les grands fessiers s’échauffant pour les jours à venir. Enfin je le sais, je le ressens physiquement : je m’attaque à la montagne.

Des bornes fractionnent ma progression pour l’instant relativement facile au vu de mes deux semaines et demie d’entraînement et je finis par m’engager dans un sentier signalé « Attention, ours ! ». Majoritairement présent dans la partie orientale d’Honshû et sur l’île de Shikoku, le tsukinowaguma, ours à cercle de lune, clairement reconnaissable à son collier de poils blancs sur une fourrure noir ébène, est un animal plutôt timide de moins d’un mètre trente. Mais en ce début d’hibernation, certains n’ont pas pu stocker les graisses nécessaires au passage de l’hiver et se retrouvent en situation de survie, prêts à prendre des risques. Je reste prudent dans ces bois très peu fréquentés par l’homme depuis septembre et laissés pour une saison à la vie sauvage. Outre la présence d’ours noirs, je remarque également les traces et excréments de beaucoup d’autres animaux, lapins et cervidés pour la plupart.

 

CAMPEMENT SOUS LES BRANCHAGES

Je m’arrête au crépuscule. Le soleil ne chauffant plus, le froid s’installe rapidement. J’enfile ma polaire et mon manteau coupe-vent. Si tout à l’heure il faisait facilement une quinzaine de degrés, j’ai du mal à concevoir que le mercure dépasse de beaucoup le zéro actuellement. D’ici une quarantaine de minutes, il fera nuit alors je dois me dépêcher d’installer le camp pour conserver ma chaleur. Je recherche un coin plat entre les arbres. Un endroit sans trop de racines ou de pierres sous le tapis de feuilles brunies par l’humidité. Je dégage quelques branches désagréables pour le dos et monte les arceaux. Pour protéger la tente de l’humidité, je prévois une bâche imperméable que je place en dessous de mon abri afin d’éviter toute exposition trop directe à la rosée menaçant forcément de geler.

Je vérifie rapidement les réserves de nourriture : grave erreur de ma part, seul mon sachet de riz, une boîte de bonite, un fond de sauce salé sans sucre, deux bananes et une bouteille d’eau pour… deux jours et demi de marche ! Je me rends compte qu’il va falloir me rationner sérieusement. Le plus dur reste à venir.

 

1 Bernd & Hilla Becher, Typologies, Cambridge, MIT Press, 2004

2 Matsuo Bashô, Seigneur ermite. L’intégrale des Haïkus, trad. Makoto Kemoku & Dominique Chipot, Paris,Points, 2014, haïku n°86

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