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XX. KAKEGAWA – Shimada (Shizuoka)

champs en pente au Japonchamps en pente au Japon
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 7 août 2021, mis à jour le 7 août 2021

Je ne reprends la route qu'à midi. De ces dix-sept derniers kilomètres me séparant de l’hôtel repéré sur la carte, je sens chaque pas comme plus douloureux.

BLOOD ON SOCKS

Les entailles de mes pieds s’élargissent et ne guérissent pas. De nouvelles apparaissent. Heureusement, grâce à une désinfection régulière, j’ai la chance de passer à côté d’une infection qui me handicaperait grandement pour la fin du voyage. Avec l’effort, sous le zénith d’un entre-deux saisonnier, je sue à grosses gouttes, le sac chauffant mon dos et pesant toujours plus sur mes épaules. Je traîne du pied tandis que le dénivelé s’accentue toujours plus en pénétrant dans la partie nord du Shizuoka. Pendant deux bonnes heures, je boite avec acharnement dans les collines de la route 415, protégé par un trottoir souvent séparé de la chaussée. Plusieurs fois, je me trompe de route faute d’indications claires aux croisements, allongeant la distance parcourue de plusieurs kilomètres d’allers-retours en bordure des champs de blé et d’orge. Je parviens difficilement à me fixer sur le bon chemin et à y rester, m’affalant quelques minutes sans même enlever mon sac pour souffler. Les voitures filent à toute allure, chacun de mes pas se fait plus lourd et plus lent.

 

PORNOGRAPHIE ROUTIÈRE II

Il y a beaucoup de points d’arrêts sur la route, souvent investis de matériel de chantier ou de transport abandonné dans les fossés. Beaucoup de bouteilles en plastique vides, de canettes de café écrasées, de magazines… Je m’arrête pour feuilleter un ouvrage pornographique. Outre les femmes tantôt sensuelles en tenues érotiques, tantôt complètement nues et déclinant l’entièreté du kamasutra dans des expressions entre la complicité, l’abandon et la douleur, une partie du magazine présente un chapitre de manga hentai de netorare – l’adultère féminin dans lequel la femme trompe volontairement ou non son conjoint pour finir par s’en détourner, dans le but de provoquer une jalousie perverse chez le lecteur. Des publicités ponctuent les scènes annoncées par le sommaire, un peu comme on en retrouve aisément sur les sites internet du même genre. L’une d’entre elles présente d’ailleurs de formidables produits de grossissement pénien vanté par des témoignages soutenus de photographies de médecins et usagers au sourire clairement forcé.

tunnel au Japon

VILLAGE EN RUINE

Après avoir dépassé une colline de culture théière bordée d’une forêt d’orge sauvage, j’entre dans le court tunnel sayononakayama (petite nuit de l’intérieur de la montagne) et arrive dans un ancien village de la périphérie de Shimada qui me paraît bloqué dans le temps. Une dizaine de voitures gisent dans un état d’oxydation plus ou moins avancé, des plantes grimpantes envahissent peu à peu les roues, s’infiltrant dans les capots et les portières pour prendre possession de ces abris de métal. Un stock entier de matériel de garagiste, agrémenté au fil des ans de tout et de rien pour devenir un dépôt sauvage, s’étend à l’arrière du parking, à peine caché par la boutique à la façade blanche, anciennement rouge, de l’atelier « custom pro shop Yellow Shark ». Derrière ses vitres, le bazar s’entasse jusqu’au plafond. Une plante a visiblement trouvé une ouverture pour s’épanouir derrière la fenêtre en de larges feuilles vertes abritées du vent et du gel. D’autres carcasses automobiles, abandonnées plus loin, n’ont même plus de phares pour leur donner vie aux yeux des hommes, fossiles squelettiques rendus à la nature qui s’en sert de support pour donner naissance à de nouveaux arbres.

Les quelques barres d’immeubles et locaux d’entreprises désertés semblent doucement succomber à la déchéance des années, s’élevant en de sinistres et froids quadrilatères au béton fissuré, destinés dès leur création à une disparition dans l’oubli et l’indifférence générale. Pour Sebald, ces bâtiments de l’urbanisme effréné des grandes villes sont des fantômes qui dès leur naissance se tournaient déjà vers le passé de leur mort. Dans l’extrait suivant d’Austerlitz, il observe avec effroi : « On la regardait tout au plus avec étonnement, et cet étonnement serait une forme première de l’épouvante, car quelque part nous savons bien sûr, ajouta Austerlitz, que ces constructions surdimensionnées projettent déjà l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruine. »1

Seule la route, à la peinture et au goudron encore uniformes, semble avoir été entretenue récemment. D’aires de vie, les lieux semblent avoir pâti de l’exode rural et ne sont maintenant plus qu’un paysage de passage que peu de monde prendra le temps d’explorer. L’activité humaine a migré à quelques kilomètres de là, une distance suffisante pour se perdre du regard et être oubliée. Jetée vide sur le bord du chemin il y a quelques semaines, la jaquette d’un film pornographique représentant des écolières joueuses en pleine action gît sur le bas-côté, à l’orée d’une forêt de sombres zelkovas et d’arbres caramel aux feuilles encore vertes. Les bâtiments fantômes ponctuent ma route, la végétation se refermant inexorablement sur eux.

ancienne cabine téléphonique japonaise

CHÂTEAU ÉPHÉMÈRE

Je m’arrête pour reprendre mon souffle et reposer mes jambes sur le site en ruines de l’ancien château Suwahara, repéré du coin de l’œil par la présence inhabituelle d’écriteaux de bois présentant les informations du site en japonais. Peu familier des idéogrammes, les descriptions demeurent opaques. Seule sous mes yeux, une plaine vallonnée couverte d’herbe et de vieilles souches desséchées longe une multitude de haies théières et monte dans les hauteurs de la ville. En périphérie, presque invisible au passant peu attentif, une tombe couverte de statuettes de pierres patiente, témoin silencieux de l’histoire des lieux. Je traverse de quelques enjambées ce qui me semble être des douves, à moins que ces dénivelés ne se situent sur d’anciennes fondations. Çà et là, quelques pierres visiblement positionnées par la main de l’homme se portent garantes de la vraisemblance de l’ensemble tandis que je suis le parcours à l’orée de la forêt indiqué sur les plans en libre-service. La végétation reprend ses droits. Sans le souvenir de l’homme, ce lieu ne serait guère plus qu’un terrain vague prêt à accueillir de nouveaux édifices.

Car c’est là toute la différence entre le Japon et la France, l’Europe, et même la Chine pourtant culturellement plus proche. Ces restes irradient de la mentalité d’un peuple qui prospère dans une région sismique insulaire, en proie aux catastrophes depuis des millénaires, mais qui relève toujours la tête et intériorise ce que nous associerions, inconsciemment ou non, au châtiment divin exceptionnel, comme les simples aléas cycliques d’un environnement aussi sévère que généreux pour ses occupants. Ne pouvant les éviter, il est plus efficace de s’adapter et se préparer au prochain pour que vie se fasse. Ainsi, si les continentaux s’évertuent dans la construction d’édifices de pierres et de ciment, immortels à l’échelle humaine, les Japonais favorisent depuis longtemps le bois, plus souple et résistant aux secousses, mais aussi bien plus simple à remplacer. Le château tombera un jour comme toute chose sous la force de la nature, alors autant l’anticiper dès sa conception.

tokaido

LA VIEILLE TÔKAIDÔ

Rejetant mon sac sur les épaules, je monte sur les hauteurs dans un labyrinthe routier. C’est exactement la formule que j’utiliserai pour décrire la situation que moi et mon sens de l’orientation approximatif vivons à présent. La route a tout simplement disparu quelque part sous mes pieds. Les sommets des rares voitures passant dans les allées me confirment qu’il y a une multitude de croisements camouflés par les champs de thé. Assemblés les uns aux autres, ils forment l’illusion d’une nappe verte quadrillée, sans espacement et sans rupture visible. Des éoliennes, des pylônes et une grosse citerne industrielle sortent de cette vue étrange comme des fleurs électriques de fer et de béton perçant ce sol surélevé. Je manque plusieurs fois de perdre mon calme. Enfin, je parviens à m’en extraire pour tomber sur l’entrée de la vieille Tôkaidô.

Construite entre le XVIe et le XVIIe siècle, la vieille Tôkaidô est la route qu’empruntaient les samouraïs errants, commerçants, voyageurs ou autres moines zen. Ce chemin voyait son lot de morts, indépendamment des pillages et des meurtres, monnaie courante en ces temps troublés. La route était dangereuse dans sa conception, les grosses pierres la composant n'étant que peu praticables et compliquant grandement les assauts à l'encontre de la capitale. Il paraît que c’est une habitude à prendre, mais je manque plusieurs fois de tomber et de me tordre la cheville. Je profite à peine de l’atmosphère solennelle de cette voie de pèlerinage s’enfonçant dans les sous-bois de la ville, séparée du reste du monde par des frontières mystiques assurées par la multitude des temples aux mille fanions rouges qui ponctuent le chemin.

LA RIVIÈRE ÔI

Je redescends vers la voie ferrée et j’entreprends la traversée du pont de la rivière Ôi. C’est un grand pont de fer bicolore : le bleu pour les véhicules motorisés, et les barrières jaunes pour les piétons et les cyclistes. À l’entrée, une plaque de goudron peint représente au sol un marcheur sur la route de l’est paré d’un kimono, d’un paquetage de tissu et d’un chapeau sandogasa, témoignage d’une époque où la traversée du fleuve représentait la crainte de la plupart des pèlerins de l’ère Edo. Hiroshige dévoile ainsi, sur un diptyque de gravure polychrome nishiki-e, les vingt-troisième et vingt-quatrième station du Tôkaidô, reliant Kanaya à Shimada. La traversée se fait sur une durée de plusieurs heures, en passant par plusieurs avant-postes de ravitaillement des palanquins de bois. Les pieds des porteurs s’enfoncent dans le limon, les accidents sont nombreux 2. En période de crue, la traversée est impossible, et il faut parfois attendre plusieurs semaines pour reprendre la route, les voyageurs contribuant un temps à la prospérité et à l’animation des villages locaux. C’est dans cette trame que se déroule Après la pluie, long-métrage de Takashi Koizumi, d’après un scénario d’Akira Kurosawa, dans lequel le samouraï errant Isei Misawa et son épouse Tayo se retrouvent coincés dans une petite auberge, au contact des travailleurs sans le sous, privé de travail pour une période incertaine 3.Le lit et les berges de la rivière Ôi en cet endroit ressemblent pour beaucoup à celui du fleuve Tenryû en Hamamatsu, si bien que je me demande si je n’ai finalement pas fait demi-tour. Mais mon corps sait que je ne suis plus très loin de mon objectif.

pont japonais

BOITEUX NOCTURNE

J’arrive au centre-ville à la tombée de la nuit, encore une fois. Marcher de nuit devient une habitude déplaisante mais difficilement évitable au début de l’hiver. J’achète des pansements orthopédiques dans un kusuri et à manger pour ce soir avant de parcourir les derniers kilomètres me séparant de l’hôtel Select INN Shimada Ekimae. Avec la fatigue, la douleur devient insupportable. Je mange un chewing-gum à la menthe pour m’occuper l’esprit et commence à en ajouter d’autres frénétiquement dans ma bouche pour forcer le goût sucré et faire travailler mes maxillaires. Mâcher à au moins pour effet de détourner mes pensées de mes pieds.

Les panneaux de signalisation se font étranges. Avec les contrastes des zones d’ombre et de lumière, l’attache des panneaux me semble s’effacer pour ne laisser paraître que des silhouettes sémiologiques flottant dans un faible halo lumineux. Deux hommes à chapeau traversent de part et d’autre de la rue dans des triangles bleus symétriques, les séparant à jamais par leur limite. Un panneau publicitaire m’accueille au détour d’une ruelle sombre : une femme, auréolée d’une couronne de roses, tient une boule de cristal qu’elle regarde d’un air mélancolique.

CONFORT SACRÉ

Enfin, j’entre dans l’hôtel et récupère mes clés. J’emprunte l’ascenseur jusqu’au cinquième étage et commence par me laver à plusieurs reprises jusqu’à ce que l’eau reste claire. Shampoing, après-shampoing, gel douche, tout y passe. Je m’endors peut-être une demi-heure dans la baignoire, laissant porter mon corps par l’eau du bain.

Je me couche dans le lit moelleux. Comme il y a longtemps que je n’en avais pas profité, j’allume le chauffage aussi fort que raisonnable. À l’abri, au chaud et propre, je m’endors d’un sommeil de mort.

 

 

1 Winfried Georg Sebald, Austerlitz, trad. Patrick Charbonneau Arles, Actes Sud, 2002, p.25

2 Jocelyn Bouquillard, Le Tôkaidô de Hiroshige, Paris, Bibliothèque de l’Image, 2007, La rive du fleuve Oi du côté de Suruga, Rive lointaine du fleuve Oi, p.46-47

3 Takashi Koizumi (réal), Akira Kurosawa (scena), Après la pluie, 1999

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