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XIX. TENRYU – Kakegawa (Shizuoka)

champ japonaischamp japonais
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 31 juillet 2021, mis à jour le 31 juillet 2021

Je lève le camp assez tard. Je suis épuisé… Aujourd’hui je veux pousser le pas jusqu’à Kakegawa, à une vingtaine de kilomètres vers le nord-est. J’ai en tête d’arriver à Shimada demain soir pour me reposer quelque temps à l’hôtel avant de commencer la dernière portion de mon voyage vers le mont Fuji. Le climat se maintient clément pour les marcheurs en cette ouverture de décembre.

LE FLEUVE TENRYU

Je passe le pont du fleuve Tenryû vers 10 heures 30. Anciennement connu comme le fleuve Hirose, fleuve aux larges rapides, ses eaux furent par la suite chargées d’une aura sacrée provenant du dragon Ryûjin, le dieu des mers illustre ancêtre de Jinmu Tennô, fondateur mythique de l’empire du Japon. Autrefois source de nombreuses inondations, le fleuve qui coule avec difficulté sous mes yeux ne possède rien de menaçant. Je m’imagine son torrent puissant descendant de la Suwa avec un entrain rapidement cassé par les barrages, les déversements industriels et les canaux d’irrigation et de déviation, pour finalement s’échouer dans la mer d’Enshû, s’échappant de ses berges geôlières qu’il submergeait depuis des siècles.

de l'eau au Japon

Une importante campagne de protection écologique fut d’ailleurs entreprise depuis les années soixante-dix pour rendre au dragon ferré une partie de sa superbe et protéger sa riche biodiversité. Mais actuellement c’est un fleuve en décrue presque à sec que je pourrais traverser à pied en choisissant bien mon parcours. Un sentier de promenade arpente la lande d’herbes et de bosquets brunis le long de la digue de pierres, s’étendant par endroits sur d’étroites langues de sable et de galets amoncelés par les courants en de petites dunes sur lesquelles la végétation pousse timidement, profitant de ces coins isolés de soleil jusqu’à la prochaine montée des eaux. Masqué par un fin voile de nuages bleu-gris tombant sur l’horizon, l’amont de la rivière se cache parmi les montagnes, par-delà la zone industrielle de la cité d’Hamamatsu.

En ce début de mois de décembre, les voitures et les cyclistes filent sur le pont dont la perspective accentuée par la régularité des barrières de séparation et des lampadaires autoroutiers, sortant et entrant d’un horizon brûlé par la lumière.

HAPPY SCIENCE

En descendant une rue campagnarde aux travaux engagés par endroits, je remarque une affiche politique à fond rose bonbon promouvant la candidature de Shaku Ryôko, poing en l’air, veste blanche arborant un maquillage et une coiffure soignée. Une belle femme meneuse du Kôfuku Jitsugen-tô (Hapiness Realization party), aile politique de la secte Kôfuku-no-Kagaku (Happy Science) de Ryuho El Cantare Okawa, soi-disant réincarnation du Bouddha, déjà un non-sens en soi, et de toutes les manifestations plus ou moins divines transcendant les cultures et les époques – comme tout respectable gourou se doit de l’être et comme il en existe des centaines au Japon, des milliers peut-être. La secte prône derrière une image charmante le négationnisme du massacre de Nankin, le Nichirenisme prophétique de l’ère Showa et l’expansion militaire du Japon « de la belle époque ». Un mouvement ouvertement fasciste qui progresse doucement dans certaines circonscriptions au point de parvenir à faire élire quelques candidats à des fonctions locales, parallèlement à un gouvernement représentant plus un allié politique qu’un véritable ennemi.

un autre champ japonais

LES CORBEAUX

Traversant la rivière Ota, je me rends compte que je pénètre dans le territoire des karasu, les corbeaux à gros bec, éloigné de la grande route pour un chemin plus facile et moins fréquenté – du moins par les humains. La vieille route est surélevée de la rivière par un amas de terre gazonnée. La pelouse a été tondue il y a une semaine, vu les restes d’herbes sèches présents sur la pente en grande quantité. Le chemin menant au quartier résidentiel est fermé d’une barrière de chantier en plastique posée à même la route. Les karasu se posent par dizaines, flânant nonchalamment au bord de l’eau, communiquant en une nuée croissante dans un langage sommaire. En voici bientôt des centaines, voltigeant parmi les pylônes et les herbes marécageuses, pêchant et picorant gaiement sans vraiment chercher à se nourrir. Bon nombre d’entre eux se posent dans un champ à présent moucheté de noir tandis que différents groupes se promènent d’un pas dandinant et maladroit par paresse de s’envoler à mon approche.

Le corbeau possède au Japon une double connotation, à la fois positive et négative. Il traîne derrière lui une aura lugubre tintée de respect par son rôle de psychopompe, annonçant la mort de son cri caractéristique. D’un autre côté, il est aussi considéré comme un signe de bon augure et un guide missionné par les dieux pour éclairer certains personnages historiques dans les batailles, ainsi qu’en témoigne le Kokiji (Chronique des faits anciens), l’un des livres fondateurs du shinto compilant les mythes et traditions du Japon antérieur au bouddhisme, relatant la légende du corbeau à trois pattes Yatagarasu qui indique la voie vers l’est à Jinmu Tennô lors de sa conquête du Japon.

Bien qu’apprécié par les uns, il est également détesté par les autres, faisant office de nuisible éventrant fréquemment les poubelles, mais les mesures pour limiter leur propagation restent timides en l’absence d’un nombre suffisant de faucons – pourtant relativement nombreux – pour calmer leurs ardeurs. C’est que l’animal, malin, serait capable de mesures de représailles et de sabotage en cas d’attaques perpétrées sur leurs nids. On pense que ce fut le cas en 1996 lors d’un incident sans grande conséquence sur une voie ferrée de Kanagawa, les corbeaux auraient alors forcé le personnel à désencombrer le chemin de fer d’un tas de gravats empilé par les volatiles pendant la nuit…

 

DENDRIFICATION URBAINE

En bordure de la route principale fermée aux piétons pour quelques kilomètres, je marche au pied du pont routier, immense nerf de métal et de béton transmettant d’un neurone-ville à l’autre les informations de toute une population de voyageurs toujours plus rapides. Je ne vois bientôt plus que des signaux se dépassant les uns les autres en un rythme effréné, au-delà du réel. Une expansion du corps dans son environnement : un macro-corps se nourrissant et grandissant, remplaçant continuellement ses cellules mortes en les alimentant en nouvelles ressources jusqu’à son usure. J’espère sortir de cet organisme de fer et de goudron et retrouver pour quelques heures les inévitables détritus du bord de route que je crois fréquenté par les chauffeurs de poids lourds – ce qui m’est rapidement confirmé.

pont routier au Japon

Depuis quelques décennies, la configuration des routes et le lien qu’elles entretiennent entre l’homme et le paysage s’est vu profondément modifié. Si auparavant, par nécessité, voyager représentait une aventure pour tous, un réel investissement physique et temporel entraînant une proximité sensible au monde parcouru, il n’en est plus grand-chose aujourd’hui. La ville est conçue pour l’automobile, et ses interminables extensions de bitumes également. Certaines routes sont interdites aux marcheurs, la plupart n’envisagent tout simplement pas l’utilisation piétonne de la chaussée rurale et peuvent s’avérer dangereuses. Pour l’aventurier Erling Kagge, cette modification du déplacement entraîne également une déconnexion à la réalité, un recroquevillement sédentaire réduisant le temps vécu lui-même, paradoxalement à une humanité qui n’a jamais autant voyagé et vécu aussi longtemps : « il n’y a pas que le temps qui s’amenuise au fur et à mesure que la vitesse augmente, mais aussi votre perception de l’espace. Soudain, vous voilà au pied de la montagne. Le sentiment de la distance disparaît. Arrivé au terme de ce voyage, vous pouvez être tenté de croire que vous avez vu pas mal de choses. Je doute que ce soit vraiment le cas. »1

Face à ce qu’il estime être un gâchis, Robert Walser fait une critique amère de ces automobilistes, voyageant toujours plus vite sans jamais rien voir vraiment : « Je jette un regard sombre sur les roues, sur l’ensemble, mais jamais sur les occupants, pour lesquels je n’ai, non pas personnellement mais par pur principe, que le plus grand mépris, car je ne saurais concevoir que l’on considère comme un plaisir de passer ainsi devant toutes les formes et tous les objets que présente notre belle terre en filant comme des fous comme si l’on avait perdu la tête et qu’on était contraint de courir pour échapper au désespoir. »2

 

LUMIÈRE DU SOIR

Rattrapant la voie sur une portion plus calme, je longe maintenant les carrés de rizière d’un vert-jaune presque fluorescent sous le soleil tombant. Une autre d’un jaune sec repose dans ses sillons boueux remontant jusqu’au pied des villas paysannes. Un panneau de signalisation, représentant la silhouette de deux écoliers m’indique la présence imminente d’un passage piéton. Une autre fois, c’est un panda secouant la tête de part et d’autre qui me prévient d’un danger pour traverser. Je traverse un cours d’eau enjambé par des ponts jumeaux, bordés de taule rouge décolorée, dans une symétrie visuellement très plaisante.

C’est au crépuscule que je passe la rivière Kurumi. Le coton sauvage poussant sur ses berges se nimbe alors d’un éclat surnaturel, donnant à la plante une dimension quasi-fantastique. Les tiges de miscanthus cotonneux serpentent en un fleuve solaire doré remontant à contre-jour vers le ciel éclatant de ses derniers instants de lumière avant que la nuit ne vienne. Devant ce glorieux spectacle qu’Emerson qualifierait volontiers de manifestation du divin immanent, la vie suit son cours et les travailleurs rentrant de leur effort quotidien composent eux aussi cette vision formidable qui m’est alors donnée. Perchés sur les câbles, les passereaux se réunissent en de longues rangées, tous tournés vers ce spectacle lequel, j’en suis sûr, transgresse les frontières de l’humain pour dévoiler sa beauté au monde. Emerson considère la lumière solaire comme un vecteur de joie et de beauté universel capable de ravir toute chose : « Il n’existe pas d’objet si répugnant qu’une lumière intense ne puisse rendre beau. L’excitation qu’elle provoque sur le sens de la vue et une sorte d’infinité qui est en elle, comme l’espace et le temps, rend gaie toute matière. »3

coucher de soleil au Japon

Thoreau, alors accompagné d’un ami pour ses marches crépusculaires, s’extasie en ces mots : « C’était une lumière que nous n’aurions pu imaginer l’instant d’avant, et l’air était également si chaud et si serein qu’il ne manquait rien pour faire de cette prairie un paradis. Quand nous prîmes conscience que ce n’était pas un phénomène isolé, qui ne devait jamais se reproduire, mais qu’il pouvait survenir sans cesse un nombre infini de soirs, réconforter et rassurer le tout dernier enfant qui marcherait ici, ce spectacle nous parut encore plus glorieux. »4 J’entre dans la ville. Je suis certain que beaucoup d’enfants de tout âge sauront trouver un réconfort dans cette lumière, sous peu qu’ils prennent le temps de contempler quelques instants cette radieuse soirée.

 

DERNIÈRE NUIT DERRIÈRE LE KOMBINI

Je fais halte dans un supermarché pour me reposer et patiente en attendant la recharge de mon téléphone. J’en profite pour manger un peu, et j’achète une demi-douzaine de croquettes de pomme de terre. À vingt yens la pièce, il eut été impensable de passer à côté…

Il fait nuit. Le magasin ferme. Je me mets en quête d’un endroit sûr, moi aussi. Un salon d’esthéticien « Belle Lumière » domine le quartier de sa campagne publicitaire lumineuse du sommet d’un centre commercial endormi. L’égérie de l’enseigne, une Japonaise aux cheveux roux, aux yeux noircis de khôl et de mascara, au sourire parfait et clair et à la peau juste dorée me paraît particulièrement attrayante au milieu de l’obscurité.

Les lumières sont rares et la route se fait inquiétante. Avec décembre, le froid s’installe doucement dans la soirée. Heureusement, je trouve rapidement un kombini qui m’accepte derrière ses locaux, dans l’espace de maintenance. Je sais que je ne serai pas dérangé et je n’ai de toute façon plus la force de chercher mieux. Le ciel est dégagé. Qui plus est, un ventilateur à air chaud souffle sur ma tente.

Demain, je dors à l’hôtel.

 

1 Erling Kagge, Pas à pas. Faites de la marche un art !, trad. Hélène Hervieu, Paris, Flammarion, 2018, p. 26

2 Robert Walser, La promenade, trad. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2007, p. 29

3 Ralph Waldo Emerson, La Nature, trad. Patrice Oliete Loscos, Paris, Allia, 2004, p. 19

4 Henry David Thoreau, De la marche, trad. Thierry Gillybœuf, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 66-67

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