VIII. EIGENJI – Inabe (Shiga) | Notes sur les chemins d'automne

Après la violente averse de la nuit dernière, la route brille encore d’humidité sous les rayons du soleil matinal. Je me lave succinctement grâce au lavabo des toilettes publiques et, une fois ma tente dans mon sac, échange quelques mots d’adieux avec Nizagawa.
L’est de la préfecture de Shiga est un paysage très montagneux et sauvage. À part quelques grands axes récents facilitant les communications entre l’ouest et l’est, grandement bâtis sur les restes des soixante-neuf stations de la Nakasendô (voie de l’intérieur des montagnes), principalement développée sous le shogunat des Tokugawa, rigoureusement estampés dans le style ukiyo-e le plus traditionnel par Keisai Eisen, puis par Utagawa Hiroshige jusqu’en 1842 ; les lieux restent assez sauvages et perdus, et seules quelques portions de villes excentrées permettent un retour ponctuel dans des espaces habités. C’est donc sur ces routes au dénivelé important que je commence ma journée, reposé mais pas non plus au mieux de ma forme. Au moins la météo est avec moi et un doux soleil caresse mes affaires encore humides et renforce mon moral.
DES SINGES
Je croise beaucoup de singes de la taille d’un chien sur mon chemin, des macaques japonais comme on en voit si souvent dans la culture populaire. Fourrure épaisse d’un gris chaud, visages rouges, ils sont les primates les plus septentrionaux exception faite de l’Homme. L’arrivée de l’hiver et le climat capricieux des montagnes leur vont comme un gant et déjà ils semblent prendre leurs aises parmi les rues et les jardins. Ils sont les singes joueurs et vifs que peignit Mori Sosen tout au long de sa vie, tentant sans relâche de saisir les expressions de leurs visages rouges et de leurs mains aux doigts solides et rustiques, mystérieusement maintenus ensemble par une fourrure toujours plus duveteuse et éthérée, aux contours se perdant dans le vide1. Parfois fantomatiques, peut-être trop anthropomorphes, ils en prendraient parfois l’apparence des sarugami, singes mangeurs d’hommes fantasmés des montagnes du pays d’Ômi, l’ancienne Shiga, que Shigeru Mizuki spectralise et bestialise encore un peu plus pour éviter les rapprochement évidents entre le monstre croque-mitaine et les macaques déjà suffisamment ciblés.2 Philippe Pelletier tient les propos suivant sur les rapports entre l’homme et le singe au Japon, sans surprise similaire à bien d’autres sociétés : « Loin de révéler un quelconque sentiment japonais ou même asiatique de tolérance envers les primates, la "guerre des singes" confirme dans le Japon contemporain l’effet-miroir que les populations ont pour cet animal. Révélateur par son anthropomorphie des transgressions que l’espèce humaine peut commettre, celui-ci suscite attraction ou réaction. Il devient facilement un bouc émissaire. »3
Certains m’observent de loin en famille, depuis des toits de tuile noire. Par précaution, les mères gardent contact avec leurs enfants parfois trop curieux, prêtes à les embarquer contre leur ventre en cas de souci. Quelques jeunes sortent çà et là leur tête de sous un pont pour me suivre du regard avant de crier entre eux. D’autres femelles un peu méfiantes préfèrent garder une dizaine de mètres de distance entre elles et moi en se déplaçant avec une grande agilité sur le réseau de câbles en bordure de la chaussée. Un gros mâle se contente de me défier du regard, grattant sans conviction ses énormes testicules pourpres au pied d’un agrumier entre deux cueillettes.
PANORAMA
Un panneau m’indique mon prochain objectif : « 15 km, Momiji ». J’en conclus qu’en plus du temple d’Eigenji, c’est tout un parcours touristique automnal qui s’organise en différents points de vue le long de la route 421, rythmée par le dessin des montagnes, pas très hautes mais toujours aussi raides et proches les unes des autres en une procession verte et orangée de formes plus ou moins triangulaires perçant de frêles nuages. Contrastant nettement avec la sérénité des montagnes, trop massives et intemporelles pour se sentir menacées, les grandes étendues boueuses du lit toujours plus creusé et torturé de la rivière Echi dégage quelque chose de sinistre. Les derniers arbres survivants bourgeonnent à sa surface terreuse d’un noir humide sans aucune couleur ni aucune feuille, comme les derniers poils résistants d’une épilation intégrale particulièrement douloureuse. Autour des quelques mares subsistantes, les engins de chantier jaunes et orange terrassent et nivellent des tonnes de gravats, de terre et de sable, reliant le site des travaux à la route par un chemin tassé et bordé de cônes de signalisation.
Au point de vue, je ne vois rien de nouveau si ce n’est un parking sommaire sur le bord de la route permettant aux visiteurs de s’arrêter pique-niquer en profitant du panorama que je côtoie depuis deux heures maintenant. Chaque pont finement enrichi de gravures, sculptures, mosaïques ou encore vitraux de chaque côté, représentant des érables, des rivières ou des faisans, vient sublimer cet environnement en un écho de la main de l’homme. Je remarque qu’aux extrémités des ponts, il y a un jeu de quelques centimètres comblé par de la terre qui leur confère une plus grande résistance aux déformations. Là, la rivière Echi reprend son cours, longeant un camping s’étalant à la base d’une colline percée de nombreux pylônes la reliant à la dernière périphérie d’Higashiômi.
REGROUPEMENT COMMUNAL
Un petit cimetière marque l’entrée d’un quartier de campagne. Ne faisant que quelques dizaines de mètres de côté, il n’est délimité que par quelques haies et un grillage sommaire. En revanche, les allées de graviers gris entre les tombes sont parfaitement entretenues et aucune sépulture ne semble laissée à l’abandon. La mémoire des morts prenant une place très importante au Japon, le retour des esprits est prévu chaque année pour les trois jours de l’O-Bon, le plus fréquemment célébré du 13 au 15 août. Ainsi, il convient d’entretenir régulièrement les cimetières et de présenter des offrandes afin de s’attirer leur soutien, ou simplement faire vivre leur mémoire. Comme il n’est pas toujours évident de se rendre à l’endroit de la sépulture pour les familles éparpillées sur le territoire et que l’incinération est une pratique extrêmement fréquente, il est alors possible de séparer les cendres pour ériger plusieurs tombes en hommage à une seule personne. En France, toutes ces bourgades aux cimetières fleuris et aux maisons de terre et de paille seraient reconnues comme des villages à part entière, et c’était probablement le cas jusque très récemment dans ce pays, mais la politique actuelle favorise le regroupement communal donnant lieu à des villes tentaculaires dont on ne sort jamais vraiment.
DANS LE VENTRE DE LA MONTAGNE
Je fais une halte à l’entrée du tunnel Ishigure (le sarcophage), frontière au nom funèbre s’engouffrant sous la montagne des préfectures de Shiga et de Mie, pendant laquelle je mange les Sunday offerts part Nizagawa pour reprendre quelques forces et me préparer psychologiquement à la traversée éprouvante qui s’annonce : je me prépare à m’engouffrer dans 4 157 mètres d’obscurité. Un peu moins d’une heure de marche dans les entrailles de la terre. Si les premières minutes se font encore à la lumière du jour, celle-ci faiblit rapidement, me laissant sous la lueur orange des ampoules de veille qui finissent elles aussi par me laisser momentanément dans un noir presque complet, violemment chassé par les phares des véhicules à l’incessant passage. Réfugié derrière la rampe de sécurité, je me sens fragile et oppressé par les immenses camions passant parfois à trente centimètres de moi, me faisant chanceler au passage comme un tas de feuilles. Tous les cent mètres, une borne avec une porte de secours m’indique la distance restante, tandis que des ventilateurs aux allures d’engins spatiaux brassent l’air difficilement respirable dans un bourdonnement sourd et lointain. Je mets mon écharpe pour filtrer ne serait-ce qu’un peu la pollution en prenant bien soin de ne rien toucher pour ne pas me couvrir de suie. Tous les cinq cents mètres, un renfoncement censé garantir plus de sécurité en cas d’accident, forcément plein de déchets et de tags insignifiants avec une réapparition fréquente de la sombre croix gammée telle qu’on la connaît – et non pas le svastika utilisé par le bouddhisme, omniprésent sur les cartes comme dans les temples. Parfois loin des idées néonazies parfaitement claires en Occident, les Japonais n’ont en réalité que peu d’intérêt pour l’histoire contemporaine européenne, et considèrent le symbole plus comme une farce récurrente que comme un réel emblème haineux lorsqu’ils en connaissent le sens. Il arrive même que certains jeunes s’amusent à lancer de grands saluts nazis dans le plus grand des calmes pour en rire de bon coeur, sans jamais être inquiétés d’une quelconque façon. Autre Histoire, autres symboles…
Enfin, je vois la sortie. J’accélère le pas, boitant légèrement en évitant de me retourner par superstition, que ce soit à cause du mythe d’Orphée et Eurydice ou celui d’Izanagi et Izanami, plus local. Très proche de la légende grecque, elle prend toutefois un rôle bien plus important puisqu’elle est l’explication shinto de l’apparition du cycle de la vie et de la mort. Dans la tradition bouddhiste japonaise, traverser un tunnel possède également une symbolique bien spécifique voulant que la vie soit un long tunnel sombre que l’on traverse sans savoir où l’on va, mais atteignant immanquablement une de ses extrémités pour y mourir, renaître, et y replonger.
1 Monkeys on rocks, Mori Sosen, XVIII-XIXe siècle, Mitsui Memorial Museum
2 Shigeru Mizuki, Yôkai, Dictionnaire des monstres japonais, Volume 2, M-Z, trad. Satoko Fujimoto & Patrick Honoré, Vanves, Pika, 2008, p. 117
3 Philippe Pelletier, La Fascination du Japon, idées reçues sur l’archipel japonais, Paris, Le Cavalier Bleu, 2012, p. 127