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VII. TAGA – Eigenji (Shiga) | Notes sur les chemins d'automne

Eigenji, chemins d'automneEigenji, chemins d'automne
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 1 mai 2021, mis à jour le 4 mai 2021

Il pleut encore et tout me paraît gris et morne autour de moi. La route, le ciel, la brume des champs, tout m’incite à rester me reposer et croiser les doigts dans l’espoir que ça passe. Si le soleil et la brise ont le pouvoir de donner une force insoupçonnée aux marcheurs, la pluie agit inversement. Il y a quelque chose de fatigant à être mouillé sans pouvoir sécher. Vers 10 heures 30, je pars en direction du sud, sur la 307.

En chemin, je remarque rapidement que je remonte une partie du trajet effectué avant-hier. J’aurais dû écouter Isao. Mon entêtement m’aura coûté deux jours et beaucoup d’efforts, mais il m’aura apporté la découverte de cette petite ville inconnue du monde. Il est parfois préférable de se perdre si l’on veut vraiment découvrir un territoire, mais cette pensée ne me viendra que plus tard, le temps de prendre du recul, d’apprécier l’expérience. La pluie s’arrête, mais au loin, dans les montagnes, les nuages dansent toujours.

photo de paysage japonais

 

NON-LIEU DE PASSAGE

Le pas rythmé par la succession des outils et breloques abandonnés sur la route, je relève la grande différence entre la ville impeccablement tenue et la route qui n’est qu’un lieu de passage. Personne ne regarde la route, tout le monde va trop vite. Si l’on aperçoit le paysage en toile de fond, la route en elle-même n’est pas un espace de contemplation. Les règles que l’on retrouve en ville s’affaiblissent à chaque passage de camion, pour finalement ne laisser que les traces difficiles à remonter des voyageurs anonymes.

Bien que la plupart n’y voient qu’un non-lieu, la route présente pourtant une déclinaison de formes et de couleurs visibles nulle part ailleurs. Les tractopelles et autres engins de chantiers mordant la pierre, les terrains vagues utilisés comme parkings de fortune par les travailleurs, les tétraèdres bétonnés protégeant des poteaux électriques couverts de câbles, les usines de tôles bleues ou roses, les champs de panneaux photovoltaïques derrière de longs grillages blancs… Tant d’éléments invisibles, ou du moins peu valorisés, et pourtant tous essentiels à la création d’espaces de vie comme on les conçoit actuellement. Des régisseurs et des techniciens dans l’ombre, mais indispensables pour laisser le monde urbain déployer son jeu sans accroc.

Le mauvais temps se lève tandis que je replonge dans la périphérie d’Higashiômi. Je m’arrête quelques instants pour observer un champ de tournesols particulièrement choyé, autour duquel les visiteurs affluent en un rythme régulier pour conserver une image de cette tache joyeuse et chaude au milieu de l’étendue peu colorée des champs et des serres.

Je passe un pont orné des sculptures de Churyo Sato, le Rodin japonais ayant dédié sa vie à la beauté du corps, surtout féminin, immortalisé dans le bronze. Sur l’extrémité nord, deux enfants chevauchent des animaux dans un rodéo d’airain : la jeune fille sur l’encolure d’une biche en suspension sur ses pattes avant, le garçon cramponné au cou d’une grue prenant son envol. À l’autre extrémité, un homme et une femme pleins de grâce et vigueur jouent avec un drapé de vent, de fleurs et d’insectes printaniers.

bord de route japonaise

 

PORNOGRAPHIE ROUTIÈRE

C’est ainsi que je parviens au croisement de la 307 et de la 421, reprenant vers l’est. J’y trouve un autre magazine de charme, bien plus gros. Un catalogue entier de peut-être 200 pages d’érotisme détrempées par la pluie. Des corps de femmes nues déformées par les pliures molles du papier, tatouant leurs corps parfaits de texte par transparence. Quelques champs, un bois plein de déchets abandonnés, et à nouveau un porno. Cette fois, c’est la jaquette vide d’un DVD promettant des scènes toujours plus sensationnalistes de shibari, technique de ficelage érotique directement inspirée de l’hojôjutsu, art martial traditionnel de l’entrave par la corde aussi bien pratiqué comme torture – comme quoi rien ne se perd vraiment… Ces pratiques peuvent paraître étranges, voire malsaines dans un Occident aux racines judéo-chrétiennes encore très présentes, bien que parfois curieux et attiré par le lâcher prise et le défouloir que peut représenter ce genre de jeux. Philippe Pelletier explique cette différence de rapport au sexe des deux civilisations dans la Fascination du Japon : « Contrairement au Marquis de Sade, les Japonais n’ont pas de moralité chrétienne contre laquelle s’opposer. La violence et le sexe ne sont pas des péchés en tant que tels mais des vecteurs. La seule façon de se dégager de la pression sociale tout en restant dans le groupe, dans la société, dans la nation, c’est asobi, le jeu, sous toutes ses formes : sage, baroque, hystérique ou kitsch, mais avec des règles, toujours ses schémas stricts, à l’instar des conventions esthétiques de l’ikebana ou de la cérémonie du thé. »1

paysage routier au Japon

 

ARBRE FLAMBOYANT

Le soir tombe et les oiseaux se réunissent le long des câbles pour passer la nuit sereinement. Dans une station-service, je relève curieusement la présence d’un énorme drapeau sudiste états-unien derrière la vitre, plus pour se revendiquer d’un imaginaire routier déjà bien rodé que par réelle conviction politique. Les collines passent du vert au rouge tandis que j’approche d’un panneau : « 300 m, Momiji Festival, Eigenji ».

Une voiture dépasse à toute allure un érable automnal, attirant vers lui les dernières lueurs du jour, isolé sur le bord de la route. L’espace d’un instant, une correspondance s’engage entre les phares arrière du véhicule noir chromé et la chevelure roussie du petit frère des forêts montagneuses, le surveillant de loin. L’instant se délie sur toute la durée d’un effet Doppler, gagnant en intensité pour finalement doucement s’effacer au crépuscule. Cet arbre, de cinq mètres à peine, alors éclatant de couleur dans la soirée, s’en retrouve encore plus beau. Il dénote de tous les autres. Thoreau, encore une fois, car qui de meilleur pour parler de l’automne, tient sur un arbre du même acabit le discours suivant : « À la onzième heure de l’année, l’arbre qu’aucun examen minutieux n’avait pu détecter ici au plus fort de son travail est, par la couleur de sa maturité, par ses rougeurs mêmes, enfin révélé au voyageur indifférent et distant, dont il détourne les pensées de la route poussiéreuse pour les amener vers ces nobles solitudes qu’il habite. Il brille de mille feux, avec toutes les qualités, toute la beauté d’un érable – Acer ruburum. Désormais, son appellation, ou rubrique, est claire pour nous. Ses vertus sont écarlates, pas ses péchés. »2

 

DES LUEURS DE FÊTE

Très vite, je revois des lumières, de la musique, des gens partout et par bus entiers. Je demande à un vieux couple qui m’annonce que c’est la saison des érables rouges, et qu’Eigenji, le temple juste à côté, est très réputé pour cet événement annuel. Poursuivant mon enquête, je sympathise avec une grand-mère qui me fait goûter du kunyaku, une sorte de fécule japonaise sans réel goût et à la texture gélatineuse bien particulière… Naturellement blanc translucide, il en existe toutefois du rouge poussant dans les sols ferreux et du vert mélangé à de la purée d’algue.

Parcourant les nombreux étals débordants de centaines de kilos de konjac, je me laisse tenter par des tempura rouges et blanches que la patronne prépare sous mes yeux en jetant la fécule couverte d’une sorte de pâte à crêpe dans une grosse cuve d’huile bouillante. Pas très friand de cet étrange produit, je dois avouer qu’une fois frit, l’expérience est tout autre. Au vu de la variété impressionnante de tempura existant au Japon, je suis presque sûr qu’il existe un proverbe japonais invitant à faire frire ce qui ne nous plaît pas, ou simplement par curiosité culinaire.

Flânant dans l’allée à la recherche du temple si réputé, on me hèle alors : « Eh ! Eh ! Beau gosse ! Beau gosse ! Oui, toi ! Prends un marron, beau gosse. Tu sais ce que ça veut dire « beau gosse » ? T’as une copine ? Elle a quel âge ? Elle est trop jeune, tu veux pas des femmes d’expérience ? Allez, sois pas timide ! Bon, tant pis… Tu veux des marrons alors ? »

J’achète un petit paquet de marrons et m’éloigne rapidement… Si je n’ai jamais vraiment eu de mal à communiquer avec les inconnus, je dois avouer que lorsqu’il s’agit de ce genre d’affaires, je me suis toujours retrouvé relativement désemparé. Appréciant grandement le dialogue, je me vois pourtant dans ce type de situation comme un enfant cherchant sa mère du regard, ne sachant quoi répondre d’autre que « non, merci, merci, non » d’un sourire gêné à ces femmes enjouées, devenues assez intimidantes lorsque je me vois désigné comme centre de leur attention toute particulière.

encore un bord de route japonais

champ japonais

 

LES ÉRABLES D'EIGENJI

Le temple est un très bel endroit, en bois massif bien entretenu et verni, attendant en haut de larges marches de pierre brute. Sur la paroi rocheuse, des statues bouddhistes aux traits caricaturaux et usés nous toisent du regard. Une fois les cinq cents yens d’entrée payés, je prends le temps de contempler les arbres rouges, éclairés par endroits par des projecteurs fixés au sol. Trop fatigué pour les affres de la foule, je décide de partir à la recherche d’un abri pour la nuit.

Une douceur fantastique flotte dans les rues du village habituellement désert. De tout le Japon, hommes, femmes, vieillards et enfants se réunissent pour une rêverie annuelle emprunte de nostalgie. C’est le mono no aware, memento mori d’une contemplation résignée sur la temporalité de la matière et du souvenir même. Il flotte ainsi en automne un sentiment de mélancolie peut-être universel, certainement japonais, que Nagai Kafû, par le biais du jeune personnage de Chôkichi, alors en proie aux désillusions de son amour d’enfance, décrit ainsi dans La Sumida : « l’automne, oui effectivement, quelle chose détestable, vraiment c’est d’une tristesse insupportable ! »3

Pourtant, partout les gens sont heureux de partager ces instants ensemble. J’entends des rires, des chants, je vois les danses désordonnées de joyeux fêtards parfaitement désinhibés par l’alcool, et je me dis que tout de même l’automne ressemble bien plus en cet instant aux propos d’un Thoreau s’extasiant devant la forêt en pleines célébrations de fin d’année : « La Nature elle-même organise sa fête annuelle en octobre, non seulement dans les rues, mais dans chaque vallon et sur chaque flanc de colline. Quand nous avons contemplé récemment ce marécage d’érable rouge embrasé, où les arbres avaient revêtu leurs habits aux couleurs les plus éblouissantes, est-ce que cela ne nous évoquait pas une assemblée de gitans – peuple capable de réjouissances effrénées – ou même le retour sur terre des faunes, des satyres et des hamadryades de la mythologie ? »4

Il en ressort pour moi que l’automne est loin de la tristesse qu’on lui attribue, elle me rappelle que même les plus petites choses sont précieuses par leur rareté dans le temps. Et sous réserve de vivre une période heureuse, elle est une parade somptueuse à qui voudra y prendre part, toutefois douloureuse à qui la regardera de loin, l’esprit en proie à d’autres préoccupations. L’automne sublime les sentiments, tout simplement.

 

Brasier des feuilles dansantes,

l’automne enflamme les coeurs en fête,

tire son épaisse couverture sur les idées noires

avant la douce nuit de l’hiver.

paysages japonais de campagne

 

NUIT D'AVERSE

La pluie me sort de mes pensées lyriques, et je me réfugie sous le préau d’un magasin de souvenirs alimentaires. Un homme sort des toilettes derrière moi et commence à me questionner sur mon trajet. Intéressé comme beaucoup par mon histoire, il m’invite à rentrer me réchauffer. Les présentoirs croulent comme tous les stands du festival sous une montagne de produits régionaux à des prix abordables. Une femme me dirige vers le poêle à gaz : elle s’appelle Junko, lui Nizagawa. Habitant Ômihachiman, encore très proche en voiture, ils m’accordent le droit de planter ma tente sous le préau et me donnent un paquet de Sunday, des bonbons et un gâteau de châtaigne avant de fermer boutique.

Les derniers cars sont partis, seuls quelques camions perturbent le silence et l’obscurité de la campagne. Épuisé, je trouve le sommeil rapidement.

 

 

1 Philippe Pelletier, La Fascination du Japon, idées reçues sur l’archipel japonais, Paris, Le Cavalier Bleu, 2012, p. 225

2 Henry David Thoreau, Balade d’hiver, couleurs d’automne, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 56

3 Nagai Kafû, La Sumida, trad. Pierre Faure, Paris, Gallimard, 1988, p. 58

4 Henry David Thoreau, Balade d’hiver, couleurs d’automne, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 77

 

feuilles rouges du japon

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