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XXVI. FUJINOMIYA – MT. FUJI STATION 5 (Shizuoka) (1)

mont Fuji sous la brumemont Fuji sous la brume
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 2 octobre 2021, mis à jour le 2 octobre 2021

L'estomac peu rempli, j’ai plutôt bien dormi sans pour autant déborder d’énergie. Une grosse journée m’attend et c’est avec une banane dans le ventre que je lève le camp. Une légère brume flotte dans la forêt traversée par un sentier herbeux. À mon approche, les biches sika, à la robe fauve tachetée de blanc, s’écartent en bondissant. Surprises de ma présence en la froide saison, elles s’enfuient pour ne laisser voir que le pompon caractéristique de leur queue se balancer frénétiquement de haut en bas.

champ doré

VOILE D'ARGENT

Tandis que je progresse, la forêt laisse place à une clairière, bordant le chemin de gravier couleur d’ardoise et d’herbes folles sur la gauche. À droite, le flanc de la montagne plonge dans une vallée cotonneuse de graminées sauvages, s’étendant jusqu’aux premiers cryptomérias et arbres dépouillés arborant des reflets mauves au bout de leurs branches encore irriguées de sève. Le mince brouillard matinal dévoile les volutes cotonneuses encore humides des miscanthus et de toutes les autres plantes perlant de rosée. Seule présence de la ville dans le paysage, perdu au milieu de ce fascinant duvet doré sous le gris glacé du ciel, un pilier de fer colossal, portant sur ses ailettes latérales de lourdes lignes électriques, tient bon face au vent soufflant quelques dizaines de mètres au-dessus du sol.

Dans les dernières pages de sa Promenade, Walser tient les propos suivants sur la beauté de ce brouillard si particulier, entourant sans couvrir les délicates silhouettes de l’aurore et du crépuscule : « Tout ce qui était humain et matériel paraissait s’être métamorphosé en une âme emplie de tendresse. Un voile d’argent et une brume d’âme inondaient tout, enveloppaient toute chose. L’Âme du Monde s’était ouverte, et toute méchanceté, toute douleur et toute souffrance étaient en train de disparaître : voilà ce que je rêvais. Des promenades antérieures me revenaient devant les yeux. Mais le tableau merveilleux du présent était bientôt la sensation qui dominait les autres. Tout avenir pâlissait et le passé fondait. En cet instant de braise, j’étais braise moi-même. »1 Jean-Christophe Bailly s’en émerveille également dans son dépaysement : « je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisée où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement. ».2

CONTRE LA CÔTE

Le brouillard se lève en même temps que la route disparaît du plan satellite qui me guide sur Google Maps. Le chemin, qui normalement devrait monter vers le nord, n’existe tout simplement pas… Me voilà perdu une fois encore. Bien décidé à ne pas perdre plus de temps et d’énergie à faire demi-tour sur un bon kilomètre, je décide de suivre tout de même la voie indiquée à travers les fourrés. Tout droit parmi les arbres épars, je grimpe une côte de trente degrés, tirant sur les jeunes troncs encore maigres pour me hisser plus haut, puisant dans les réserves de glycogène de mes quadriceps et de mes grands fessiers, forçant sur ma sangle abdominale pour garder mon corps suffisamment gainé. Je m’appuie sur un vieil arbre mousseux à l’écorce incrustée de lichens aux couleurs de soufre et de cuivre oxydé. J’y récupère mon souffle, avant de reprendre ma montée d’une impulsion de la jambe gauche, le pied calé contre une racine dépassant du sol pour plus de stabilité. Je fatigue très vite, incapable de fournir les efforts que je voudrais. Je cherche les prises, enfonçant régulièrement mes appuis dans quelques centimètres de terre pour m’en créer de nouveaux, me permettant de progresser à petits pas en diagonale de la côte, avant de me projeter un demi-mètre plus loin en plaçant mon poids sur une pierre bien ancrée.

foret du mont fuji

BRUME HIVERNALE

Une centaine de mètres… Et j’atteins une route gravillonnée rendue marron-orangé par la chute des molles épines des cèdres cryptomérias et des feuilles d’érables fanées, délestées de leur éclat par la pluie et le froid. Les arbres font une vingtaine de toises. Les nombreux conifères plongent la route des bois dans une pénombre crépusculaire, bien que mon corps devine aisément l’avancée du jour au travers des nombreux trous de la canopée clairsemée. Les arbres semblent couler en une suite de lavis, et l’air chargé de fines gouttelettes en suspension estompe les branches les plus hautes et les troncs les plus lointains en de spongieuses coulures diaphanes se confondant dans la brume. Tout ensemble forme une mise en espace du paravent des Bois de pins, du peintre Hasegawa Tôhaku 3. La mousse prospère partout où l’humidité se propage, par la brume, la pluie et les nuages. Le pied des arbres, en particulier, se voit enveloppé d’une épaisse chaussette bryophyte, du vert de hooker au vert tilleul selon la longueur des fibres, dotant la forêt de larges et immobiles sabots végétaux gorgés de pluie et de rosée malgré l’assèchement des cours d’eau privés de leurs affluents, prisonniers des glaciers plus en amont. C’était quelque chose que je n’avais pas prévu et je me retrouve bien stupidement sans point d’approvisionnement pour remplir ma bouteille.

VAPEURS GOUDRONNÉES

Enfin je rejoins la route 180, remontant jusqu’à la Mt. Fuji Skyline, portion de la route 152 empruntée d’avril à septembre jusqu’à la station 5 par les voitures, les motos, les camions, les bus et tout autre véhicule motorisé. Je dois encore marcher plusieurs kilomètres. À chaque borne, la sensation de froid augmente. Pourtant, il m’est impossible pour l’instant d’enfiler mon manteau si je veux éviter la surchauffe. Le brouillard s’intensifie lorsque je passe une portion de la route en travaux. Les ouvriers équipés de casques et de gilets orange fluo me mettent en garde sur la fermeture des infrastructures dès le début de la Skyline. Au-delà de la barrière, me préviennent-ils, il n’y aura personne. Conscient de ce qui m’attend, je traverse la voie décaissée enduite de goudron frais figé par le froid mais fumant encore de vapeurs étourdissantes. Je dépasse l’engin finisseur dont la trémie pleine à ras bord déverse continuellement son contenu dans la table de réglage, appliquant méthodiquement un très net lit de matière sombre et pâteuse, encore vierge de peinture de signalisation. Une nouvelle route en devenir sur les restes de l’ancienne, toujours en construction et en rénovation.

 

CROISEMENT VERS LE CIEL

Il est presque midi. Je dépasse le panneau des mille mètres d’altitude. Un thermomètre électronique affiche de ses LED vertes qu’à présent, la température ne remontera pas au-dessus de zéro degré. À partir de cet instant, je pénètre dans le domaine du froid. J’aperçois par la même occasion le carrefour descendant vers la ville de Gotenba. Petite halte contre le mur d’un relais fermé pour vérifier s’il n’est pas possible d’établir un camp derrière la grille au cas où – après tout j’aurai peu d’autres occasions de m’arrêter – mais il est encore tôt et le temps m’est compté à cause du manque de vivres. Juste derrière, la route est fermée par un point de contrôle déserté, bloqué par de lourds plots de ciment symbolisant le début de la Skyline. Deux chemins s’offrent alors à moi : remonter la route 152 jusqu’à la station Fujinomiya 5 ou emprunter le chemin forestier aux lacets beaucoup plus courts que ceux nécessaires à la création d’une pente praticable par les automobiles. Lisant le panneau d’information, indiquant sur une carte ma position et les différents chemins de mon objectif ainsi que leur altitude, je choisis la forêt.

 

1 Robert Walser, La promenade, trad. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2007, p. 85

2 Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Paris, Points, 2011, p. 12

3 Terukazu Akiyama, La Peinture Japonaise, Genève, Skira, 1961, Bois de pins, Hasegawa Tôhaku, p. 128

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